jeudi 27 mai 2010

Les bouteilles se couchent

L’écrivain Patrick Straram (1934-1988) est peu connu en France. Il fut, dans les années 70/80, l’une des figures marquantes de la contre-culture québécoise. Non seulement comme poète (auteur d’une douzaine de titres dont Irish coffees au No Name Bar et Vin rouge Valley of the Moon, éd. L’hexagone) mais aussi comme créateur du Centre d’art de l’Elysée (premier cinéma d’art et essai là-bas) et animateur à Radio-Canada, d’abord d’une série d’émissions (Une demi-heure avec... Boris Vian, Samuel Beckett, les trains, le blues, etc) puis d’une centaine d’heures de Blues clair. Ce titre, emprunté à Django Reinhard figurera d’ailleurs en tête de tous ses livres à partir de 1983. Il fut également l’un des éléments clés de l’aventure de la revue Parti-pris et correspondant à Montréal des Cahiers du cinéma.
Ce que l’on sait moins (ou plus du tout), c’est qu’avant son départ pour le Canada, Patrick Straram, né à Paris, fut très actif de ce côté-ci de l’Atlantique. Deux livres, publiés il y quelques années, grâce au minutieux travail de recherche de Jean-Marie Apostolidès et de Boris Donné, le rappellent fort opportunément.
Le collage autobiographique qui clôt La veuve blanche et noire un peu détournée (récit d’une histoire d’amour, sur fonds d’érotisme, entre lui - 18 ans - et Marthe de Téhéran - 36 ans, ancienne résistante communiste dans le Vercors) permet de suivre son parcours en quelques pages. De ses errances "sur les quais, dans les rues, les bars, les caves de Saint-Germain-des-prés" jusqu’à son internement à l’hôpital psychiatrique de Ville-Évrard en passant par les rencontres décisives qui allaient, pour un temps, guider une partie de sa vie. Rencontres au café Chez Moineau, rue du four, de Guy Debord et d’Ivan Chtcheglov, membres de l’Internationale Lettriste qu’il rejoindra, lui aussi, en 1953.
« À Ville-Évrard, j’avais choisi l’atelier de peinture. C’est là qu’un après-midi je barbouillai violemment un papier d’emballage, couvert d’étiquettes “Go”, sur lequel je collai ensuite un paquet de Celtiques, la photo d’un crâne trépané et des phrases d’Henri Michaux.
Quelques jours plus tard, lors d’une visite, Ivan Chtcheglov et Guy-Ernest Debord, avec lesquels nous avions fondé l’Internationale Lettriste dissidente d’Isidore Isou et allions préparer l’Internationale Situationniste, m’apprirent qu’ils avaient simultanément entrepris de semblables collages. »
Sitôt sorti de l'hôpital, (Beckett est, entre temps, intervenu auprès de Jérôme Lindon pour que celui-ci lui fournisse des travaux de dactylographie) Straram se remet à fréquenter les bars. Il boit beaucoup. Lit, écrit et parfois détourne - partant du principe cher à Lautréamont qu’"une phrase appartient moins à son auteur qu’à celui qui l’utilise le mieux" - des extraits d’autres ouvrages en les insérant à son propre texte et en donnant une autre architecture au livre en chantier. La veuve blanche et noire un peu détournée (éd. Sens & Tonka) est né ainsi. Du détournement d’un titre et de fragments de Ramon Gomez de la Serna.
« Avant de quitter Paris pour la Colombie Britannique, en 1954, je cherchai dans la ville quelques livres à emporter.
Un matin, après la signature de papiers aux bureaux de la Greek Line, place du Palais-Royal, je découvris ce livre, à la couverture bleu, ordinaire et insolite, de par ses “titres”, assez pour m’intriguer :
La veuve blanche et noire par Ramon Gomez de la Serna, 1924, aux éditions du Sagittaire, Chez Simon Kra, 6 rue Blanche - Paris.
Je le volai donc. »
Ce n’est qu’en 1967, revoyant pour la dernière fois ce récit vif et autobiographique, qu’il explique le processus de sa composition, revenant sur les fameuses métagraphies (le détournement prôné par Lautréamont) que les trois compères de l’ I.S. (lui, Chtcheglov et Debord) expérimentaient à l’époque.
Les bouteilles se couchent (éd. Allia), autre inédit de celui qui, au Québec, signait Patrick Straram le Bison Ravi (anagramme de Boris Vian) est une plongée dans les dérives nocturnes d’un groupe où l’on retrouve, outre ceux déjà cités, Jean-Michel Mension (auteur de La Tribu, également chez Allia), Jacques Blot, Jean-Claude Guilbert, Michèle Bernstein (c’est avec elle qu’il fera une virée au Havre sur les traces de Sartre et de la petite ville de La Nausée)...
L’arpentage du quartier latin s’effectue en zigzag. Les circuits se terminent toujours dans des salles enfumées et houleuses où les idées fusent.
À la fois témoignage, cocktail d’alcools divergents et concerto déconcertant, ce texte - l’alerte et chaloupée déambulation d’un écrivain d’à peine vingt ans dans les dédales du 6ième arrondissement - apparaît (Apostolidès et Donné l’ont déniché dans le fonds Straram déposé à la B.N. du Québec) comme un condensé des nombreuses expériences déjà vécues par l’auteur et comme un coup de chapeau chaleureux aux oeuvres littéraires (en particulier celles de Lowry et de Joyce) qui, proches de sa sensibilité, l’ont aidé à se trouver.

Patrick Straram : Les bouteilles se couchent, éditions Allia & La Veuve blanche et noire un peu détournée, éditions Sens & Tonka.

lundi 24 mai 2010

L'Horizon partagé


Durant près de deux ans, entre juillet 2007 et mars 2009, Lionel Bourg a adressé un certain nombre de lettres à ses proches. Onze d’entre elles sont ici rassemblées. Elles invitent à se remémorer des faits marquants, des épisodes souvent fondateurs, des moments où le mal être débordait (entre l’enfance et l’âge adulte) et à se repérer dans un présent qui, s’il ne répond pas, loin s’en faut, à ce que tous espéraient, oblige néanmoins à regarder droit devant soi pour détecter un horizon capable de receler de vraies zones de partage. Le parcours proposé court sur un bon demi siècle. Il a ses points d’ancrage dans le Forez, là où se trouve l’origine de la famille, là où vit, où résiste encore Claudius Gay, le vieil oncle devenu unique témoin d’une époque certes révolue mais bien gravée dans la mémoire collective.
« Tiens, je t’entends déjà, l’usine à en vomir tous les matins quand tu partais avant le jour, et le Parti, les cris, les insultes, les humiliations à n’en plus finir. »
Lui, comme les autres, parle par bribes, chante, chantonne, transmet des bouts de son maigre paquetage de vie rude aux plus jeunes. Lionel Bourg y est particulièrement sensible. Il en capte de brefs éclats en espérant ajouter de nouvelles pièces à cette grande et tortueuse autobiographie qu’il a toujours en chantier et à laquelle il ne cesse d’adjoindre des indices susceptibles de répondre aux questions restées sans réponse.
C’est pour cela qu’il écrit à Claudius et aux autres. Pour revisiter des pans d’existence fracassée entre un petit frère mort et une mère ivre de douleur.
« Maman ! non maman ! J’les ai pas pris, les sous, dans ton porte-monnaie, j’l’ai pas tué, mon frère…
Rien ne valait rien. Tout avait la même importance.
La charrette du laitier dans la rue. Le cadavre d’un écureuil sur la route de Chavanol. Les feulements de douleur de celle qui, pique-feu ou couteau à la main, se labourait la poitrine sous le néon de la cuisine. Le cimetière. Le garde-fou du pont enjambant la voie ferrée, qui tremblait au passage d’interminables trains de marchandise. »
Les remèdes pour s’en sortir, il les trouve en se plongeant dans l’itinéraire et l’œuvre fragmentée d’êtres se donnant sans compter à ce qui les fait vibrer. Ce peut être la poésie, la lutte sociale, le sport, la musique ou le cinéma. Peu importe. Charly Gaul, André Breton, Rosa Luxembourg, Garry Cooper, Black Eagle, Eric Burdon et Bob Dylan réunis aident à combler un sacré vide et à découvrir d’autres territoires.
A ces voyages immobiles se greffent des périples bien réels. Restitués par morceaux dans des lettres qui disent combien Lionel Bourg est avant tout un écrivain du dehors. Son aventure intérieure, il la porte en plein vent. Il la cisèle, la construit et l’enrichit en convoquant Pétrarque en déséquilibre sur les pentes du Ventoux, Saint Pol Roux penché côté mer sur son bout de lande à Camaret ou Roger Vitrac, l’auteur du Faune noir, enfoui et presque oublié sous l’écorce et « la rudesse du causse ».
Les lettres vagabondes de Lionel Bourg ne visitent pas seulement la mémoire lointaine. Le passé immédiat s’y inscrit en filigrane dès qu’il s’adresse à sa fille ou à ses petits-enfants. Il le fait (« Grand père. Une espèce de vieux gamin. Ou cet enfant rêvé dont je ne fus qu’à peine ») pour toucher aux origines et pour donner, mine de rien, en plus de sa mythologie personnelle, beaucoup de tendresse, de hargne, de rage, d’espoir à partager à ceux qui, un jour, poursuivront la route sans lui.
« Si demain, après demain, cela viendra, quelqu’un – quelqu’une – vous incite à mêler mes cendres au terreau du Crêt de la Perdrix ou à la steppe autour de Pierre-sur-Haute, que cela s’accomplisse avec les mêmes rires, les mêmes larmes qui m’agitaient, adolescent, quand je courais comme un nigaud sur la lande. »

Lionel Bourg : L'Horizon partagé, Quidam éditeur.

vendredi 21 mai 2010

La Persistance du froid


À Chicago, rue Michigan, un homme joue de la batterie. Il brasse l’air à coups de gestes vifs et répétitifs. À proximité, un autre, un « prédicateur enroué », s’adresse au bitume et à ceux qui le foulent en leur conseillant de laisser, sur la route de leur vie, « Jésus conduire la voiture » à leur place. Un peu plus loin, derrière les arbres, on entend, par intermittences, les mélopées un rien disloquées d’un orchestre de jazz. Plus loin encore, mais il faut bouger, emprunter de nouvelles rues et s’ancrer au cœur du quartier résidentiel de Lincoln Park pour saisir sa présence, un autre personnage, officiant lui aussi en plein air, « déploie les mouvements d’une gymnastique étrange. »
« Pour les automobilistes et les passants lointains, il figure la persévérance extasié du pêcheur pauvre ramenant de grands filets vides, l’imprécation du chaman indien s’opposant au flux de voitures ou la séquence d’arrêts sur image des dernières terreurs du soldat qui meurt en pleine course. »
En réalité, cet homme – qui se nomme Gery Snider – exécute ces gestes, ces rites taoïstes parce qu’il a décidé de « redistribuer les énergies » à Résa Weiner, une ancienne actrice de télévision qui vit dans ce quartier huppé. Il se trouve, mais cela on le découvrira beaucoup plus tard, que durant son service en tant que cameraman dans l’armée américaine au Viêt-nam, il fit, un temps, équipe avec le jeune Jerzy Weiner, (fils de l’actrice en question) qui repose désormais dans un cimetière du sud-ouest de la France sous une feuille de marbre où deux dates sèches (18.7.1952 - 21.9.1974) disent la brièveté de son parcours terrestre.
Ce qui rattache cet homme et cette femme (qui ne se rencontrent jamais) exprime assez bien la façon de procéder de Denis Decourchelle. Des fils plus ou moins visibles relient ainsi les nombreux personnages qui traversent son livre. Certains restent très fugaces. D’autres réapparaissent à intervalles réguliers. Presque tous entrent, à un moment donné, en contact (direct ou indirect) avec Résa Weiner, l’actrice, d’origine polonaise, qui devient peu à peu la figure centrale du roman. Chaque itinéraire retracé prend l’apparence d’une biographie imaginaire et néanmoins documentée. Des faits réels peuvent également s’y emboîter.
La Persistance du froid est un récit subtil. Il est construit de façon circulaire et non linéaire. Parvenu à la fin du livre, le lecteur a en sa possession pratiquement tous les éléments du puzzle. Chacun peut ensuite le reconstituer à sa façon. On songe un instant à la malice du Godard des années 60, 70… Denis Decourchelle enroule ses phrases longues. Il les déplace – sur fond de jazz et de blues – en leur octroyant un peu de la langueur de ces voitures américaines (ici une Lincoln Continental, là un vieux cabriolet Mustang Shelby, ailleurs une Dodge noire ou une Cadillac blanche) qui roulent dans ses pages pour aller de Chicago à Chicago où, boucle bouclée, le périple se termine.

Denis Decourchelle : La Persistance du froid, Quidam éditeur

lundi 17 mai 2010

C'est tous les jours comme ça


En temps normal, Anthelme Bonnard porte bien son nom. Seulement, dans le pays, dans la ville, dans le quartier où il vit, la normalité a récemment reçu de sérieuses rafales de plomb dans l’aile. Les interdictions se multiplient. On quadrille, on contrôle. L’hymne au travail est diffusé à longueur de journée dans tous les grands magasins. Les nombreuses polices du pouvoir patrouillent jour et nuit. Il y a peu, le Candidat, s’est invité dans l’immeuble. Il a déversé ses « arguments » en assénant de forts coups de gueule. Peu après, un nain ayant fait fortune dans le négoce de l’étoffe a été assassiné dans l’escalier. Puis un môme, pris en chasse dans les étages, a été « ramassé entre vie et trépas sur le pavé après qu’il ait chuté du quatorzième étage ».
Partout, alentour, dans les moindres recoins, le monde est devenu brutal. Tandis qu’en haut le président parade et préside, en bas, l’eau et l’électricité se raréfient en même temps que la liberté d’être, de penser et de circuler à sa guise. La mise en cause du régime n’est plus tolérée. De même, avoir des livres chez soi est vivement déconseillé.
D’autres constats s’imposent et font peur. Ainsi, la population des Martin s’amenuise. Plus de 70 % de ceux qui portaient ce patronyme ont déjà disparu. Il en va de même de la gent féminine, en voie d’extinction très peu naturelle. Les infarctus augmentent. Trois en moins d’une semaine dont celui d’un sportif qui a perdu pied en plein footing, laissant son Labrador attendre, seul et penaud, l’arrivée du SAMU.
« S’évader en rêve, la nuit, entre les rayures de son pyjama va-t-il bientôt devenir la seule échappatoire possible à ce cauchemar ou allons-nous enfin nous réveiller et passer à l’action ? »
Cette situation, cette mise à plat ventre permanente, le nez au ras du sol et les yeux à hauteur des chaussures des décideurs, Bonnard, qui parcourt « la ville avec seulement son âme en bandoulière » le vit mal. Il s’inquiète. Et résiste à sa façon en tenant au jour le jour le registre des incidents. L’implacable chronique qu’il tient, conçue à coups de courts récits oscillant entre tristesse, boutade, nonchalance et feinte résignation, est un témoignage direct et précieux. Apte à préparer l’indispensable riposte. Celle-ci pointe doucement. Des couteaux s’aiguisent en cadence dans les arrières boutiques. Les trancheflics soixante-huitard ressortent des placards et se mettent à briller sous la lune. Des rendez-vous clandestins ont lieu dans l’arrière-salle de l’ancienne Friterie-bar Brunetti. Plus la situation se dégrade et plus la révolte s’organise.
Ces méfaits méchamment orchestrés, ceux d’un quotidien qui part en vrille et dont il faut à tout prix capter les pépites, y compris les plus noires, Pierre Autin-Grenier n’a pas son pareil pour nous les transmettre. Partant de vérités et d’évènements réels légèrement extravagués, riant jaune, déversant quelques burettes d’absurdité sur les pavés (afin que certains s’y rétament), il réussit, en un tournemain, en emboîtant anecdotes et faits divers, à en amplifier la portée pour y planter de redoutables banderilles.

Pierre Autin-Grenier : C’est tous les jours comme ça, éditions Finitude

samedi 15 mai 2010

Elle ne suffit pas l'éloquence




Imprimant sa marque dans des proses poétiques (et dans des romans qui s’en approchent) où déambulent, souvent de nuit, des êtres désabusés qui tâtonnent, se cherchent, se trouvent dans des lieux de passage (bar, restaurant, hall de gare, chambre d’hôtel), l’écriture de René Crevel, bien particulière, oscille entre douceur et froideur. Elle est saccadée, régulière, pénétrante, dotée d’une violence sourde.
Crevel (1900-1935), figure marquante du groupe surréaliste, souhaitait une poésie précise, habitée par ce qui, pouvant dépasser le réel, se trouvait, disait-il, en chacun pour peu qu’il veuille écouter son corps, ses rêves, qu’il aille découvrir ce que cache l’envers du décor et qu’il prenne du temps pour s’initier au voyage (même immobile) sans pour autant oublier la réalité d’une société brutale, injuste et, par conséquent, à changer.
Tous ces désirs, ces nécessités, ces essais de voix destinés à ouvrir des espaces de liberté et de révolte, on les retrouve dans Elle ne suffit pas l’éloquence, livre où sont réunis, de façon chronologique, des textes de création (poèmes en vers et surtout proses narratives) publiés en revues entre 1921 et 1934.
L’assemblage est judicieux. Le titre, idéal, exprime on ne peut plus clairement la méfiance que Crevel éprouvait à l’égard des mots et de leurs différents usages. Trop polis, trop goulûment mis en bouche, trop prompts à séduire le plus grand nombre, ceux-ci peuvent facilement se transformer en « agents d’une police intellectuelle ». Pour lui, la parole (ou l’écriture) ne peut pas se concevoir sans l’action qu’elle se doit de déclancher dans la vie même de celui qui s’en empare.
Michel Carassou (auteur chez Fayard d’une biographie consacrée à l’auteur de La Mort difficile) explique cela avec pertinence dans la postface qu’il donne à ce livre qui nous permet de retrouver Crevel et d’entrer dans son œuvre, non pas par la grande porte mais de biais, en profitant des nombreuses (et très éclairées) fenêtres que celle-ci possède.

René Crevel : Elle ne suffit pas l’éloquence, Gravures de Jean-Pierre Paraggio, postface de Michel Carassou, éditions Les Hauts-Fonds.

vendredi 14 mai 2010

Les Périls de Londres



Marchant dans Londres, ville qu’elle connaît bien et qu’elle sillonne depuis de nombreuses années, Sylvie Doizelet a pris, pendant ses récents séjours, des séries de photos qui disent les dangers, interdictions, dérapages, risques de chute, de contamination et de mort qui guettent l’imprudent qui oublierait de prendre au sérieux tous ces rappels.
Ils fleurissent sur de multiples panneaux. On les trouve partout : des terrains vagues au cœur de la ville en passant par les trottoirs, les grilles, les cages d’escalier, les façades de verre, les quais, les esplanades, les souterrains… Façon pour les uns de se prémunir et pour les autres de trembloter en se méfiant de ces incessants périls susceptibles de transformer les éventuelles (et de plus en plus problématiques) flâneries en guet-apens.
Ces dangers inhérents à la capitale londonienne, Jean-Claude Pirotte a choisi de les contourner sans s’en laisser conter. Ces pancartes vont, au contraire, l’inciter à se promener en convoquant, dans les courtes fables, légendes, vignettes qu’elles lui inspirent, des êtres (anonymes ou célèbres) dont les livres ou parcours l’accompagnent et qui, eux aussi, ont arpenté (ou arpentent encore) les rues de Londres. Il y puise sagesse et ironie. Pense aux enfants qui ne savent pas lire. Aux aveugles qui seront piégés. Aux brumes de l’ivresse. Aux ombres qui se bousculent sur les pontons. Et à tous ceux, la plupart, qui, malgré tout, s’en sortent.
« Il reste, accroché à la pointe d’une hallebarde, un fond de pantalon qui flotte au vent, dans le courant d’air éternel de l’agitation urbaine. Quant au propriétaire du pantalon, c’est un garçonnet qui a disparu la veille dans un roman de Dickens. »
Pirotte enchaîne poèmes, récits brefs, réflexions et anecdotes. Il glisse son ombre entre brouillard et lampadaires, s’en remet au hasard – qui le lui rend bien –, évite les parquets cirés des banques de la City et donne à lire des fragments d’existence capables de survivre à bien des interdictions.
Parfois, Henri Thomas, l’auteur de La nuit de Londres, apparaît à la faveur d’un porche éclairé. Armand Robin, qu’il rencontra là-bas, marche à proximité. Mac Orlan vaque également dans les parages. Et Ted Hughes (que traduit Sylvie Doizelet). Et Samuel Pepys. Et Sylvia Plath. Pirotte les salue tous, à tour de rôle, sans s’attarder mais en leur rappelant combien leur invisible présence en bord de Tamise, lui apporte, certains soirs, douceur et réconfort.
Les périls de Londres est le deuxième livre que Sylvie Doizelet et Jean-Claude Pirotte réalisent ensemble. Dans le premier, Chemin de croix (La Table ronde, 2004), c’est elle qui écrivait tandis que lui s’attelait déjà à la légende, mais d’une autre manière, en dessinant des encres aquarellées en regard des quatorze stations évoquées. Ici, les rôles s’inversent à peine. Et le duo, discret, mobile et accordé, est tout aussi épatant.

Sylvie Doizelet et Jean-Claude Pirotte : Les Périls de Londres, éd. Le Temps qu'il fait.