vendredi 24 septembre 2010

Totems d'ailleurs

Brume sur le port de Doëlan. Grisaille tout autour. Blues rincé des fins de nuit. On distingue à peine les chalutiers qui goûtent, à quai, quelques instants de répit avant le grand départ. Parmi eux, l'Ikaria, le bateau d'Alain Jégou, ne passe pas inaperçu. Couleurs vives et nom d'île Grecque. Comme un espoir limpide, une traînée de soleil dans les eaux troubles, une signature vive, parée pour un ailleurs lointain, au milieu des autres appellations contrôlées et dictées par les seules affinités locales des hommes.

Jégou ne sacrifie pas aux réflexes en vigueur. Il trace sa route à l'écart. Seul et libre de dire (faire) ce qu'il veut comme il l'entend. Ses Totems d'ailleurs, publiés il y a près de vingt ans, en constituent une (é)preuve de plus. L'une des pièces essentielles de l'oeuvre éclatée d'un poète qui fixe chaque jour une ligne d'horizon qui se brouille au fur et à mesure qu'il s'en approche. Chez lui, les mots ont du cambouis sur les hanches. Le verbe griffe, pince, caresse, cogne et s'adapte aux éléments...

« Je regarde
jusqu'ailleurs
la débâcle
des fioritures de ciel mal peint
m'empâtent les yeux
cette autre façon d'y croire
comme un écho barbare
dans l'outre bleue du possible
à moins qu'il ne faille
s'y accomoder »

Il conduit son poème à vue. Sa syntaxe ferait grincer les dents des puristes si, par extrême hasard, ils le lisaient. Il alpague l'écume pour qu'elle l'aide à blanchir les ténèbres. Il ébrèche sa bière en allumant un feu de lande sur le zinc du café d'en face. Personne ne s'en offusque. Il demande parfois à la sensualité d'intervenir pour tempérer, un temps, les soubresauts qui agitent en lui le baromètre de l'angoisse. « Le coeur en écharpe autour du vide », Jégou reste ce très lucide « funambule de l'extase » en haut de la vague. C'est là que Tristan Corbière lui rend visite. Un chien phtisique l'accompagne. Mimy Flaherty suit à dix pas. Tous trouveront peut-être, un jour ou l'autre, refuge sous les ailes des mouettes, dans cette tièdeur ouatée où – dit-on – revit l'âme supposée des marins disparus en mer...

Sans attendre cet épilogue qui (par bonheur) ne viendra pas, place aux dérives silencieuses. Place aux cantiques caustiques barattés d'eau. Place au tempo lancinant qui sait toujours se briser au bon moment. Place au bois rude de l'Ikaria qui s'immisce et fait route entre les pierres rétives qui marquent la sortie des ports de Lorient ou de Doëlan. Juste avant de gagner la haute mer. En laissant, loin derrière, la nuit qui musarde du côté du phare de Pen Men.

Alain Jégou : Totems d'ailleurs, éditions Le Dé Bleu.

lundi 20 septembre 2010

La Femme du métro

À Athènes, dans les années 70, une femme de quarante ans, mariée, mère de deux filles, rencontre chaque soir dans le métro un étudiant d’une vingtaine d’années. Peu à peu, leur relation s’étoffe. Elle finit par se donner à lui, tombe amoureuse puis retrouve ses marques (celles d’une femme installée dans son métier, son couple, sa maison) avant de s’éloigner définitivement. 

Résumée ainsi, l’histoire paraît simple. Décrite, décryptée par Mènis Koumandarèas, l’un des grands prosateurs grecs, elle l’est beaucoup moins. En soixante pages, écrites entre mai et novembre 1975, il ausculte, par petites touches, la réalité de deux parcours qui, s’ils peuvent, lors de brefs échanges, entrer en harmonie, n’ont cependant pas les clefs pour réussir à prolonger leur aventure.

Après avoir montré ce qui rapproche, il s’attarde sur ce qui sépare. Il le fait en gardant à distance l’effusion des sentiments et en ajoutant toujours un peu plus de détails au huis clos singulier qui a parfois lieu au milieu des autres, dans le brouhaha du métro ou dans celui d’un café. Ce faisant, il développe ses thèmes de prédilection, notamment ceux cités par Michel Volkovitch, traducteur (et par ailleurs animateur de la collection Grèce pour publie.net), en postface. Il aborde ainsi le caractère éphémère qui entoure toute sensation de bien-être, d’espoir, de bonheur. Il y accole, décelant çà et là des tensions aux effets parfois cruels, la lente mélancolie et le sentiment de ne pas avoir donné beaucoup d’éclat à sa vie qui habitent en permanence Koùla, La Femme du métro dont il dresse ici un portrait sensible et émouvant.

« C’est vrai, dit Koulà, je ne suis pas entreprenante pour mon âge. Sauf au bureau et chez moi. Tant que je suis dans mes registres ou dans ma cuisine, j’ai l’impression de commander au monde entier. Moi, je suis le même partout, dit-il, chez moi et hors de chez moi. Tu es de la nouvelle génération, voilà tout, dit Koulà en baissant la voix ; si tu me voyais à mon âge aborder les hommes dans la rue, que dirais-tu de moi ? Je dirais que si tu l’avais fait au bon moment, aujourd’hui tu n’en aurais plus besoin. »

Koumandarèas installe son texte dans une ville qu’il connaît bien et où il est assez facile de le suivre, station après station, tant ses indications de parcours s’avèrent précises. Dire l’essentiel en jouant sur la fluidité des phrases et sur la brièveté des dialogues ne lui permet pas seulement de retracer quelques semaines de la vie de cette femme mais également d’effleurer la réalité sociale et politique du pays, de sinuer dans les méandres de la petite bourgeoisie, d’inventer une voie étroite mais sûre, entre l’indifférence des uns et la soif de liberté des autres, au moment même où son livre s’écrit, un an après la fin de la dictature.

Mènis Koumandarèas : La Femme du métro, traduit du grec par Michel Volkovitch,

vendredi 10 septembre 2010

Os

D'emblée, le titre s'impose, s'ajuste. S'intègre on ne peut mieux à la démarche d'Antoine Emaz, à "cette façon de peu" (mots simples et courts, textes vifs, à la fois nerveux et emarquablement construits) qu'il adopte pour tenter de creuser toujours un peu plus. Aller au centre, dans le dur, à l'essentiel. "Tenir le non / ne pas finir tête basse".


"Non

poser cela au départ

comme un grain de sable
ou un petit bloc sûr"

Os débute ainsi, par du concret. Livre mis sous tension. Bâti au milieu des tremblements, des peurs, des constats, des nerfs en vrille qui battent fort en dedans et face auxquels il faut assembler assez d'énergie pour résister, se maintenir debout. Rester - il n'y a pas d'autre issue - présent à soi et aux autres, en équilibre sur un fil, du début du jour jusqu'au soir. Cette évidence, Antoine Emaz s'en accommode comme il peut. Au quotidien. Entre travail et usure. Sans illusion et avec humilité. Poursuivant, amplifiant ici ce qu'il notait déjà dans Lichen, lichen (éd. Rehauts) :

"Faire figure est fatigant. Mieux vaut tenir tête, ou simplement se tenir, être à la hauteur, pas davantage. Bref ne pas séparer le poète du commun des mortels : une peau, des os, des mots."

L'arsenal est précaire mais il faut faire avec. L'utiliser pleinement. S'en servir pour tresser cet écheveau qui, sous nos yeux, au fil des mois, très précisément du 13.05.00 au 02.10.03, deviendra Os, ensemble où s'emboîtent (formant charpente, ossature) plusieurs séquences données dans la chronologie de leur venue à la page. Ces fragments s'entremêlent pourtant. On passe d'une émotion à l'autre, on avance du "calme" à la "peur" en suivant un journal minimal de grande retenue. Ecrit au présent ("laisser le passé / s'en / laver") voire arraché à la confusion des jours.

"on peut rêver d'une poésie
au couteau face
à cette bêtise massive

ou tenir un non
crispé jusqu'à l'os
et boyaux déglingués"

Emaz, s'il dit (bien) la douleur de se mouvoir, la difficulté de porter un corps travaillé, oppressé, en sueur, proche parfois de la panique (avec cette "peur de bête" qui murmure en dedans), n'entend pas, pour autant, s'y complaire. Pour "tenir", il faut trouver un point d'équilibre. Celui-ci passe par l'écrit, la connaissance et le contrôle de soi, de ses nerfs, de ses pulsions. Le soir est à ce titre, chez soi, presque toujours le bienvenu. "En fin de jour", "fin de course", "une fin de lumière", "laisser aller / assez battu / pour aujourd'hui, "laisser venir la nuit dedans"... Autrement dit, se mettre en veille et se refaire avant d'affronter un lendemain qu'il préfère ne pas évoquer.

Os -Antoine Emaz y avance avec ce "on" qu'on lui connaît, qui semble tout à la fois l'englober lui, son corps et son être - s'offre à nous

"avant que tout ne soit perdu
parce que tout sera perdu".

Pas d'illusion donc mais pas non plus le moindre soupçon d'échec. L'énergie qui est ici à l’œuvre s'avère au contraire très stimulante. Quittant ce livre d'extrême tension (publié en 2004), on sait qu'il nous faudra, tôt ou tard, y revenir. Il y a là des épreuves vécues, surmontées, ciselées et transcrites au plus juste capables de nous aider à résister.

Antoine Emaz : Os, éditions Tarabuste.

lundi 6 septembre 2010

Requiem pour un paysan espagnol

La force du Requiem de Sender (1901-1982) – l’un des livres essentiels parmi tous ceux qui ont pour trame la guerre d’Espagne – réside dans sa capacité à tout dire (et transmettre) en usant simplement de l’ellipse et de la suggestion. Le décor, l’époque (1936), les personnages et l’argument du roman sont rapidement posés.
Un curé s’apprête à célébrer une messe de requiem pour un jeune homme exécuté un an plus tôt par les phalangistes. Assis dans sa sacristie, en compagnie d’un enfant de chœur et d’un sacristain presque invisible, il attend l’arrivée de la famille et des amis de Paco du moulin, le jeune paysan assassiné.
Or, personne ne vient, hormis le poulain du mort (qui cavale dans l’allée centrale et qu’il faut chasser) et trois hommes redoutables (représentant l’ordre, le pouvoir et la noblesse), plus ou moins impliqués dans le meurtre. Tous veulent d’ailleurs payer la messe, espérant solder à leur manière un passé qui ne cesse de hanter le curé dont la responsabilité dans l’exécution est indéniable. C’est en effet lui qui, après avoir reçu des centurions la promesse qu’un jugement équitable serait rendu, a indiqué l’endroit où Paco avait dû se cacher pour ne pas subir le sort réservé à tous ceux qui se plaçaient du côté des républicains. Sitôt débusqué, le fugitif sera fusillé.
Le prêtre, les yeux fermés d’un bout à l’autre du récit (ce qui est loin d’être anodin), se remémore un à un, et chronologiquement, les épisodes qui ont marqué les vingt-cinq ans de la vie de Paco. Il le fait en sachant (sans se l’avouer) que si l’église reste vide, c’est parce que pas un des villageois ne souhaite assister à une messe célébrée par celui qui a trahi.
Ramon Sender, sans accabler le prêtre, montre, par touches successives, sa naïveté et sa soumission à l’ordre établi. Il le fait en s’attachant à ce que le personnage central du roman ne soit pas celui qui dévide sa mémoire mais l’autre, le mort, toujours présent, qui a su passer le témoin à ceux qui affirment leurs convictions en ne se rendant justement pas à l’église ce jour-là.

Un autre texte de Sender, intitulé Le Gué, toujours écrit sur fond de guerre civile, touchant là encore à la dénonciation et à la mort certaine qui s’en suit, est publié à la suite du Requiem. Récit aussi bref et percutant que le précédent.
L’écrivain, né en Aragon, où se déroulent les faits racontés dans ces deux textes, a vu sa femme être assassinée durant la guerre. Son frère Manuel fut également exécuté en 1936. « Ceux que l’on appelle les fascistes le tuèrent pour le simple et noble fait d’avoir été démocratiquement élu maire de Huesca ».
Paco, le héros du Requiem (livre interdit en Espagne jusqu’en 1974 et publié une première fois en France en 1976 chez Fédérop) a connu un destin identique. Et pour les mêmes raisons.

Ramon Sender : Requiem pour un paysan espagnol (traduit par Jean-Paul Cortada) et Le Gué (traduit par Jean-Pierre Ressot), éditions Attila.

mercredi 1 septembre 2010

Les chiens errants de Bucarest

Invité à se rendre en Roumanie pour participer à une série de rencontres littéraires, Lionel Bourg revint de ce périple lointain, de ce voyage dans d’ « inquiètes Transylvanies intérieures » avec, collé sur la fibrine gaufrée de ses valises, l’haleine rugueuse des chiens errants de Bucarest.
Le livre, à peine entamé, fascine. Bourg nous y embarque avec frénésie. On part au quart de tour, pris, dès la très sinueuse première phrase, dans le tourbillon d’un texte qui, se lisant langue pendante, n’autorise nulle pause en cours de route, serait-ce pour boire, laper ou même se mirer dans l’une des nombreuses flaques de pluie qui trouent les pavés de l’étrange capitale…
C’est à une longue déambulation, presque toujours nocturne, dans une « ville froide, brumeuse », qu’il nous convie. Ses guides, ce sont les bandes de chiens qui traînent aux abords de la gare, stationnent aux carrefours, se retrouvent près des murs et des gravats, courent « sur » les automobiles et finalement s’esquivent, fiers ou infirmes, tirant la patte ou babines retroussées, frôlant de leur « démarche oblique » de hautes palissades.
Entre les discussions tenues en intérieur feutré le jour et les escapades nocturnes au dehors, dans la proximité fiévreuse des chiens, son choix est rapide.
« Je suis des leurs », dit-il.
Sorti, lui aussi, d’une meute d’éclopés.
Perdu, comme eux, sur des trottoirs bordés par la brume neigeuse des Carpates. Et intégrant, de fait, la horde de ces trois cent mille paumés, jetés à la rue au terme d’un « ubuesque chamboulement immobilier » et dont les aboiements plaintifs ou furibards, ne cessent de réveiller douleur, solitude et tendresse au fond de sa mémoire.
Lionel Bourg voyage en portant des sacs chargés de vives mythologies. Son dépaysement, poussé du coude par une réelle nostalgie, lui permet souvent de toucher du doigt quelques unes de ses racines secrètes.
Il en suit les contours avec humour. En profite pour lâcher du lest à son texte, de façon à ce que toutes les émotions puissent s’y enrouler… Des ombres se déplacent qui rappellent ici la présence pas si lointaine d’un sinistre Tintin chez les Soviets, là celle d’un fils de comte devenu empaleur de Valaquie, ailleurs celle, plus floue, d’un as du ballon rond attifé un temps du titre de « Maradona des Carpates » ! Ce sont quelques unes des figures du petit théâtre d’ombres de Bucarest. Lionel Bourg, fumant une cigarette sur les marches de la Bibliothèque Nationale des collections, les évoque avant de poursuivre sa route… Avant de filer place Romana ou, plus loin, rue Polona, rue Dumbrava Rosie, dans « la poésie des noms propres » avec, pour alliés, ces errants honnis et plaintifs à qui il rend, en ces pages, un bel et vibrant hommage.

« Dehors, le froid relevait le col des promeneurs. Un vent cinglant décapitait les fleurs naissantes des magnolias. Je pensais aux chiens. J’avais, qui le vrillaient, dans un recoin du crâne l’aboi des animaux et le silence famélique des hommes. »


Lionel Bourg : Les chiens errants de Bucarest, éditions Fata Morgana.