dimanche 26 décembre 2010

Julien Letrouvé, colporteur

En ce 16 août 1792, Julien Letrouvé, muni d’une boîte au "couvercle doublé d’un drap fin couleur de sable", entre dans la boutique de l’imprimeur Jean-Antoine Garnier, rue de la Monnaie, afin de s’approvisionner en petits livres bleus qu’il aura bientôt en charge d’aller proposer là où ses pas le mèneront.
L’époque (la Terreur est toute proche et les prussiens marchent sur Paris) n’est pas précisément propice à la lecture des Mélusine, Till l’espiègle, La Farce de Maître Pathelin ou La Jalousie du Barbouillé qui prennent place dans la boîte du colporteur.

« Oubliant son propre intérêt, M. Garnier demanda à Julien Letrouvé s’il lui paraissait très raisonnable d’entreprendre par des temps aussi peu sûrs une tournée. Il en viendrait de meilleurs tôt ou tard, les livres attendraient, en sécurité quant à eux sur les planches de la librairie. »

De cet argument, comme de tous ceux qui viseraient à le dissuader de partir, le colporteur, visiblement peu au fait des dangers qu’il court, se moque. Il a une seule idée en tête : aller porter les livres et propager ce qu’ils recèlent de bleu, de ciel, de sagesse et d’histoires dans des lieux où ils sont d’ordinaire absents.

Ces livres, lui, l’enfant à la rousseur d’écureuil, abandonné puis trouvé (d’où son nom) "à la corne d’un champ de seigle", a appris à les aimer auprès d’une fileuse qui lisait tout haut dans "l’écreigne" (une galerie souterraine) où il fut recueilli et élevé, au milieu des femmes, avant d’en être exclu pour cause de puberté.

Sorti de "l’asile tellurique", c’est désormais sur les routes, "laissant Reims à sa gauche, Rethel étant déjà en vue", que l’on suit le colporteur. Il passe Vouziers, Suippes, Vitry Le François. Multiplie les retours en arrière. Se souvient de l’écreigne. Profite abondamment du présent. Et ce faisant, se dirige droit sur le champ de bataille de Valmy. Où l’attend des rencontres décisives. À la fois brutales et enivrantes. Celles de deux solitudes. L’une en fuite (celle de Voss, un déserteur prussien) et l’autre (la sienne) cherchant l’échange. Vient ensuite l’âpre, l’inévitable rencontre avec la réalité de la guerre.

Pierre Silvain, à qui l’on doit, entre autres récits incisifs et inspirés, Le Jardin des retours (autour de Loti, chez Verdier en 2000) et Le Côté de Balbec (sur les pas de Proust, à L’Escampette en 2005), nous invite cette fois à suivre l’itinéraire d’un passeur de livres - qui ne sait pas lire - en temps de grandes turbulences. Il le fait en convoquant, outre les paysages traversés et des bribes de l’histoire en mouvement, quelques figures emblématiques. Ainsi Frédéric Le Grand assis près de ses setters sur un fauteuil "tendu de damas vert"... Ainsi Voltaire jetant de la brioche aux carpes lors de ses promenades quotidiennes...

L’écrivain Silvain (qui a publié son premier livre, La Part de l’ombre, éditions Plon, en 1960 et qui est décédé en octobre 2009) a poursuivi dans la discrétion une œuvre au long cours qu’il est sans doute temps d’aller enfin visiter de plus près.

Pierre Silvain : Julien Letrouvé, colporteur (éditions Verdier).

lundi 20 décembre 2010

"On ne tient jamais la vie ! " (Jules Mougin)

Jules Mougin n'aimait pas novembre. Il s’en est allé le mois dernier. Il avait 98 ans. En 2005, la Médiathèque du Pontiffroy à Metz lui avait rendu un bel hommage en organisant l’exposition « Jules Mougin, la révolte du cœur » et en publiant, pour l’occasion, le très beau catalogue Bien des choses du facteur. On y retrouvait, à côté des lettres, dessins, peintures, poèmes et témoignages, de précieuses notes biobliographiques signées par son ami Claude Billon, facteur tout comme lui.

« Je sais lire et écrire (j’ai d’ailleurs ce qu’on a bien voulu me donner). C’est tout. Il a fallu me débrouiller tout seul. Avec le certificat d’étude je suis entré en plein dans la vie, en août 1926. Je gagnais deux cent cinquante francs par mois, plus trois sous par dépêche portée ».

Facteur, Jules Mougin sera resté proche du monde postal durant toute sa vie, n’hésitant jamais à donner de ses nouvelles à intervalles réguliers, ornant ses lettres de l’habituelle mention « Merci facteur », celle-ci servant d’ailleurs de titre aux échanges épistolaires Mougin / Billon publiés par la revue Travers (n° 47) en 1993.

« On va tous à la mort ! En l’attendant, les dents tombent d’elles mêmes ! Nos manques de mémoire arrangent nos sales petites affaires ! Où on va ? On quitte l’enfer ou on y va ? »

Mougin n’appartenait à aucune école. Il se sentait simplement proche de ceux qui, à son image, tentaient de se glisser dans les ruelles de la littérature laissées vacantes par ceux qui avaient d’autres chats à fouetter. Là, il pouvait croiser Giono (qui compta beaucoup pour lui), Poulaille, Chaissac, Ragon, Dubuffet, L’Anselme, Vodaine, Robert Morel (l’un de ses principaux éditeurs) et quelques autres.

Ce qui le révoltait de façon permanente, ce qu’il aura combattu d’un bout à l’autre, avec ses mots, sa colère, sa dérision, c’est la guerre. Il ne se trompait jamais de cible. Il savait que les boucheries sont préparées puis soldées avec zèle par les longs bras de la politique.

« Toutes ces jolies petites croix sur les assassinés ! Ces rangées si bien rangées ! Ces alignements si bien alignés ! La guerre, cette immonde dégueulasserie, soigne bien ses morts ! »

En 1999, la revue Travers (10 rue des jardins – 70220 Fougerolles), dirigée par Philippe Marchal, a consacré son n° 53 à Jules Mougin. C’est l’une de ses dernières publications. Intitulé 1912 : Toutes les boîtes aux lettres sont peintes en bleu ciel, l’ensemble rassemble un choix de lettres, dessins, notes et extraits d’agenda adressés au facteur messin Claude Billon.

« Je voudrais ne pas crever idiot ! Pouvoir aimer, encore, après ma mort ! »

dimanche 12 décembre 2010

Journal d'été

Début août. Il avance. Il s'installe près de la fenêtre. Il se met à regarder au dehors et on a pourtant l'impression – en croisant ses yeux sur la vitre – que l'essentiel se passe ailleurs, non pas à l'air libre mais au plus profond de son être intérieur. Il ne joue pas pour autant avec un moi envahissant. Il se méfie, au contraire, de tout ce qui miaule ou s'épanche sans complexe. Comme les états d'âme trop flasques. Et leurs inévitables dérapages incontrôlés...

« Ici des toiles d'araignées fixent l'immobilité. Plein soleil et reggae. Je me promets d'écrire chaque jour. Dépecer la solitude. Le fouillis le plus inextricable. Je lamine le silence épais du verbe. Dans l'ornière, les futilités, les gestes utilitaires, les ombres quotidiennes. »

La morale, les aphorismes, les certitudes et les misères qui pleurent leur trop plein d'encre, il les laisse à ceux qui aiment tant donner en pâture aux autres leur intimité en morceaux. Lui, il a choisi d'arpenter des chemins plus étroits. Il s'y glisse en respirant lentement. Il écrit avec gravité, pudeur et retenue. Il suit la courbe du soleil. Son éclairage l'aide à y voir. Et si le doute persiste toujours un peu, ces notes quotidiennes,  ciselées et sensibles, frottées au tranchant de la lame, lui permettent tout de même de traverser les apparences, de saisir son ombre sur les murs, de distiller des détails ordinaires, de petites choses presque immobiles qui raniment les présences de la solitude et de l'amour chez un écrivain qui publiait là , en 1994, son premier livre.

Ensuite, quelques rares titres ont suivi, notamment Terrasse grise d'un bistrot de mai (Vodaine, 1995) Vers les fossés (Wigwam, 1998) et Lettre à la pauvrière (Jacques Brémond, 2009) mais sans empêcher Philippe Marchal de rester volontairement en retrait, occupé à publier les autres et à poursuivre l'aventure de la très belle revue Travers qu'il anime sans relâche depuis 1979.

Philippe Marchal : Journal d'été, avec 9 monotypes de Didier Godart, éditions du Noroît et  Erti éditeur.

mardi 7 décembre 2010

Clandestin / de nulle part et simultanément

Mime, homme de théâtre, photographe, romancier, essayiste, poète et grand voyageur, Théo Lésoualc’h est mort le 28 novembre 2008. Deux ans plus tôt, Guy Benoit, le créateur des éditions et de la revue Mai hors saison, l’avait sollicité pour qu’il regroupe tous ses poèmes et textes dispersés ici et là, au hasard des publications en revues ou dans des ouvrages collectifs. Ce sont quelques uns de ces fragments qui se trouvent aujourd’hui rassemblés dans un livre-hommage qui contient également des inédits, des lettres, des critiques, un entretien, des photos et une bibliographie complète.

Clandestin, Lésoualc’h l’aura été sa vie durant. Après avoir parcouru très jeune, multipliant les interventions spontanées, poursuivant « un théâtre du geste à réinventer », à une époque (début des années cinquante) où cela se faisait peu, l’Italie, la Suède et la Scandinavie (où il rencontre le mime Marceau qui le dirigera vers une école de mime à Paris), il sillonne le Maroc, la Tunisie, la Turquie, l’Iran en proposant là où il passe un spectacle auquel il associe toujours des acteurs locaux.

Plus tard, il partira en Inde puis au Japon où, passionné par le théâtre Nô et par les estampes érotiques, il séjournera plusieurs années. Il en rapportera deux livres qui restent encore des références : Érotique du Japon (l’édition Pauvert en 1968 fut retirée de la vente et censurée avant d’être rééditée par Henri Veyrier en 1978) et Les Rizières du théâtre japonais ( Denoël, 1978).

De retour en France en 1965, il vivra un temps à Paris avant de se poser d’abord en Ardèche puis dans le Gard où il s’installera définitivement, ne quittant Le Mas-brûlé (situé sur la commune de Rousson) que pour de courtes escapades en Bretagne (sa famille est originaire de Douarnenez) et une ultime tournée japonaise.
Attiré par le théâtre Nô, bunraku puis kabuki, Lésoualc’h a longtemps préféré s’exprimer par le langage du corps plutôt que par l’écriture. Il ne commença vraiment à s’intéresser à celle-ci qu’aux environs de la quarantaine. Il publia dès lors, coup sur coup, des livres tels La Vie vite (Denoël, 1971), Phosphènes (Denoël, 1972), Marayat (Denoël, 1973) et Oui poisson-lune (Christian Bourgois, 1976) qui le mirent, un temps, sous les feux de projecteurs littéraires qu’il s’empressa de fuir au plus vite.

« Je me lève à cinq heures du matin sur des soleils qui n’existent plus à Paris, qui sont la réalité physique d’un temps à danser comme un alcool et quand je lis mes textes décortiqués dans leurs rubriques je me demande ce qu’ils veulent dire... Même s’ils veulent être sympa.... ils me traitent comme de la littérature. »

A partir des années 80, Théo Lésoualc’h, vivant à son rythme, gardant intacte « l’énergie de la marge », passe aisément du récit (L’homme clandestin, L’Instant, 1988) aux poèmes, ne publiant ceux-ci qu’avec parcimonie, dans de rares revues amies (Mai hors saison, Bunker, Révolution intérieure, Tout est suspect, RegArt...).

« La clandestinité, je ne crois pas qu’elle n’ait été pour moi qu’un simple choix. Mais plutôt une décision obligatoire, urgence de chaque seconde à travers les impératifs de mes instants vécus. De mon îlot de terre sèche, la mer de mes enfances me possède et me réenfante. M’obsède, crachins, lames de fond. Aspiration à vivre par delà les frontières définies. Contre la rigidité frigide des institutions. »

Lésoualc’h, clandestin / de nulle part et simultanément, Mai hors saison (Le livre - 18 € - peut être commandé chez l’éditeur, 8 place de l’église – 53470 Sacé).

vendredi 3 décembre 2010

Hommage à Georges Haldas

Ce n’est pas par hasard qu’il avait tenu à écrire La Légende des cafés. Il les connaissait bien. Il savait que se jouait là, dans l’antre, souvent à huis clos, entre le buveur et son reflet dans une vitre ou dans l’oeil d’un serveur, bien plus que du lien social. On pouvait encore le rencontrer, il n’y a pas si longtemps, à La Brasserie hollandaise à Genève, un peu perdu derrière des volutes de fumée en fond de salle, ou au café Chez Saïd où il aimait venir travailler tôt le matin, juste avant l’embauche des ouvriers.

Ici ou là, il y avait toujours sur sa table journaux et carnets en cours. Il en aura noirci plusieurs dizaines. Vivant « en état de poésie ». Cherchant continuellement à capter tous ces éclats et fragments de vie qui, mis bout à bout, permettent de trouver un équilibre précaire mais nécessaire pour traverser l’existence et comprendre les autres en restant éveillé, curieux, fraternel et surpris.

Son œuvre avoisine les cent titres. Si elle fait l’éloge de ses passions (des cafés, du football ou des repas), elle interroge également la lumière qu’il disait trouver (lui qui perdait peu à peu la vue) dans la religion et les liens très forts qu’il entretenait, par delà leur disparition, avec ses parents. Deux livres, l’un, Boulevard des philosophes, consacré à son père et l’autre, Chronique de la rue Saint-Ours, dédié à sa mère, se complètent et expliquent discrètement tout ce qu’il leur doit. Il avait coutume d’avouer que de son père, taciturne et secret, il avait hérité de la recherche du sens tandis que de sa mère, patiente et toujours prompte à répondre à ses questions, lui venait son besoin de dire.

« La démarche de mon père était à base de doute et de besoin de puissance (pour se rassurer, faute de se relier). Celle de ma mère, faite de confiance et de relation ».

Né à Genève en 1917 de père grec et de mère suisse, Haldas a toujours eu des relations contradictoires avec sa ville. Ce qui l’attire, c’est « la ville du dedans », celle des bords de l’Arve, de Plainpalais, de la Roseraie, celle qui dans les profondeurs de sa mémoire ne bouge pas. Il en parle comme d’une « patrie psychique » en précisant qu’une autre partie de lui à ses racines en Grèce et une autre encore en Italie.

« À chaque fois, une partie de nous-mêmes correspond à un lieu déterminé. Toutes ces choses s’amalgament et font un en nous, et c’est précieux. »

Curieusement, Georges Haldas, qui s’est éteint au Mont-sur-Lausanne où il vivait depuis quelques années, a peu publié en France, seuls La Légende des repas paru en poche en 2008 et L’échec fertile (livre d’entretiens), sonnent comme des exceptions. Son œuvre (poèmes, chroniques, carnets et essais) est essentiellement disponible chez L’âge d’homme.