samedi 22 décembre 2012

Agacement mécanique

Agacé, amusé ou simplement déconcerté par ce qu’il voit, lit ou entend, Olivier Hervy aime traquer puis démonter l’anomalie, l’évidence, la logique déplacée, les doubles sens, les lieux communs si communs ou les légers déraillements du vocabulaire qui se présentent à lui (et à nous) tous les jours ou presque. Il les saisit et les détache un instant de ce quotidien auquel ils ne cessent d’appartenir. Il les polit et y ajoute son grain de sel. Il a ainsi accumulé nombre d’aphorismes, de notes et de réflexions qui s’enchaînent en continu tout au long de cet ensemble très tonique.

« "Un temps de saison !", me dit mon vieux voisin qui a toujours une phrase de circonstance. »

« C’est parce qu’il est souple que cet équilibriste sur ses échasses a une démarche raide. »

« On vient de retirer son agrément à cette assistante maternelle qui avait un pitbull dans son appartement. Le fait qu’elle ne comprenne ni n’accepte la décision de la commission la justifie. »

À coups de notes concises, pleines de bon sens, de vérité ou de malice, placées sous le signe de l’écoute et de l’observation, il coupe au plus court et détecte les travers de tout un chacun sans pour autant s’épargner.

« "Dis que tu viens de ma part !", m’avait conseillé le déplaisant P., si bien qu’à présent je me trouve sur une petite table coincée entre la porte d’entrée et celle des toilettes devant une assiette froide. »

« "Je préfère ce que tout le monde n’aime pas", me dit cet ami en mangeant le cou du lapin, avant que je ne réalise qu’il est le seul à me rendre souvent visite. »

Son sens du bref et du contrepoint ne laisse rien passer.

« Une coulée de boue a fait plus de deux cents morts au Nicaragua, une autre ici bloque une ligne de train. Les usagers sont furieux. »

Efficace, conciliant, incorrect ou cinglant, il vise juste et ne s’attarde jamais outre mesure sur les faits et gestes de ceux qui l’entourent. Il se sait, lui aussi, de temps à autre, pris dans la nasse, en bonne ou moins bonne compagnie, bien obligé d’égayer ou de gâcher, selon l’humeur et les circonstances, son état d’esprit du moment.

« C’est quand l’ambulance roule lentement avec son gyrophare allumé mais sans sa sirène que l’urgence semble la plus réelle. »

« Elle me dit qu’hier elle a fait piquer son chien. Il était malade, sentait mauvais, mordait les enfants. C’est un brise-coeur, ajoute-t-elle. »

« "Mais où vas-tu chercher tout cela ?", me demande cette jeune cousine avec piercing sur la langue et semelles compensées. »

Olivier Hervy : Agacement mécanique, L’Arbre vengeur.

vendredi 14 décembre 2012

La douceur de la vie

Ce livre est de ceux dont le titre se trouve assez rapidement démenti par son contenu même. La douceur évoquée est celle à laquelle aspire la plupart des personnages du roman. Le décor (le calme d’une petite ville autrichienne) et la période de l’année (entre Noël et le nouvel an) pourraient aider à atteindre ce bref instant de plénitude tant désiré. Mais la réalité est différente. Dans cette apparente langueur, où vivent au ralenti une bourgade et ses abords montagneux couverts de neige, un vieil homme de 86 ans vient d’être découvert mort près de sa grange, le visage broyé par les roues d’un engin puissant qui pourrait être un tracteur ou une dépanneuse.

Cette énigme, Ludwig Kovacs, le policier en charge de l’affaire, va devoir la résoudre en tentant de découvrir l’assassin et son mobile. La tâche est d’autant plus ardue que la seule personne capable de lui donner quelques indices est la petite Katharina, frappée de mutisme après avoir retrouvé son grand-père (avec qui elle jouait peu avant) allongé dans la neige, les bras en croix et le visage écrasé.

« Couché là, il y a comme quelqu’un qui fait l’aigle dans la neige, les bras largement étendus comme des ailes. Il avale la clarté de la lune. L’enfant pose un pied à côté de l’autre. Puis elle se penche. Les brodequins noirs ressemblent à ceux du grand-père. »

C’est cette fillette que le docteur Horn, psychiatre à l’hôpital de Furth, va voir entrer dans son service peu après.
« Cette année ne finit pas bien, pensa Raffael Horn. »

Les nombreux faits divers, tous assez scabreux, qui ne cessent de s’accumuler, ne peuvent que lui donner raison. Il en reçoit, tout comme le policier Kovaks, les premiers éclats. Tous deux se trouvent confrontés à des situations qu’il leur faut, d’une façon ou d’une autre, comprendre et disséquer à un moment où ils espéraient plutôt souffler et passer tranquillement les fêtes de fin d’année.

Avançant chapitre par chapitre, se plaçant tantôt du côté de l’enquête de police, tantôt dans le service du psychiatre, et n’hésitant pas à amplifier son roman en sondant la mémoire et le quotidien de nombreux autres protagonistes (curé désaxé, ex-facteur reconverti en apiculteur, hôtelier marocain harcelé par des bandes de skinheads, ancien taulard devenant coupable idéal), tous reliés, parfois secrètement, à l’énigme, Paulus Hochgatterer construit son roman avec lenteur et habileté. Rien (et surtout pas la psychologie) de ce qui fonde la vie de ses personnages n’est laissé au hasard. Tous sont confrontés à des luttes intérieures qu’ils doivent de temps à autre oublier pour s’intégrer dans un tissus social qui est loin de répondre à leurs attentes. C’est celui de l’Autriche vu par l’un de ses écrivains qui, comme tant d’autres (Thomas Bernhard, Elfriede Jelinek, Josef Winkler...), porte un regard critique et pessimiste sur son pays. Hochgatterer a choisi, pour ce faire, une mise en scène fouillée et, au final, terriblement efficace. Ce livre est bien plus qu’un roman noir. Il permet de visualiser, détails à l’appui, la fragilité d’une société profondément fissurée qui laisse apparaître, au grand jour, après avoir tenté de les contenir dans le microcosme familial ou rural, une somme de malentendus, de non-dits, de mensonges, de blessures, de violences, de crimes, de règlements de comptes (souvent liés à la dernière guerre) et de trahisons qu’elle ne peut plus dissimuler.

Paulus Hochgatterer a reçu, avec ce livre, au dénouement inattendu, le prix du meilleur roman noir allemand en 2007 et le prix européen de littérature 2009. Il avait auparavant publié, également chez Quidam, un très subtil et tout aussi convaincant roman : Brève histoire de la pêche à la mouche.


 Paulus Hochgatterer : La douceur de la vie, traduit de l’allemand (Autriche) par Françoise Kenk, Quidam éditeur.


jeudi 6 décembre 2012

Je dirais que j'ai raté le train

Pierre Soletti préfère marcher à côté des rails ou s’en écarter plutôt que de se poster sur les quais en ayant les yeux constamment braqués sur l’horloge et les panneaux lumineux. Il aime voyager léger et s'appuyer, au fil de ses périples, sur ce regard vif et libre qui ne lui fait jamais défaut. Trouver un arbre migrateur (le palétuvier), guetter les brusqueries du vent derrière la vitre ou s’imaginer l’étonnement d’une flaque d’eau qui voit la mer déferler et l’anéantir en un éclair sont quelques unes des surprises qui l’aident à traverser ses jours en pointillés avec pour seuls titres de voyages des poèmes brefs et spontanés. Il y dit ses étonnements ou ses désenchantements. Sans s’épancher mais avec lucidité.

« la vie parfois
ressemble à un sale type
qu’on a envie d’attraper
par les oreilles
& de secouer
secouer
secouer
jusqu’à ce qu’il en tombe
quelque chose »

Ce voyage, il ne le réalise pas seul. Amélie Harrault illustre et anime à sa manière (ombres, portraits, décors ou intérieurs saisis dans leur réalité) ces instants de vie en les faisant bouger sous nos yeux. La réalisatrice et scénariste de Mademoiselle Kiki et les Montparnos trouve dans les textes de Pierre Soletti (où les arrêts sur image sont permanents) un univers qui ne pouvait que l’enchanter.

Pierre Soletti (textes) et Amélie Harrault (illustrations) : Je dirais que j’ai raté le train, Éditions Les Carnets du Desserts de Lune.

vendredi 30 novembre 2012

Ici ça va

On entre dans le roman de Thomas Vinau en poussant une porte qui grince et s’ouvre sur l’intérieur silencieux d’une maison inhabitée depuis plusieurs années. L’endroit est assez sain et agréable pour qu’un jeune couple décide de s’y installer. À eux de rénover la demeure et la cabane attenante, d’y trouver leurs marques et de s’y poser. La démarche s’avère un peu plus délicate, et en même temps, on le comprend très vite, nécessaire, vitale, pour le narrateur qui ne retrouve pas ici un lieu d’habitation ordinaire. C’est dans ces murs, et surtout au dehors, dans les herbes folles, au milieu des vignes, à proximité de la rivière, qu’il a passé son enfance et engrangé des souvenirs heureux jusque ce que la mort brutale de son père ne vienne rompre l’équilibre, donnant libre cours à l’angoisse et à ses crises répétées.

« Il aimait la pêche. Le foot. Il aimait réparer les transistors. C’est ce que ma mère m’a raconté au téléphone quand je l’ai appelé après mes crises. J’avais besoin d’en savoir plus. D’en savoir un peu. De pouvoir l’imaginer. C’est la moindre des choses que de pouvoir imaginer son père. À défaut de le connaître. »

C’est en se réappropriant la part la plus sensible de son histoire qu’il crée, avec patience et lenteur, un présent où l’on perçoit, à chaque instant, une harmonie entre lui et celle qui partage ce quotidien où le travail physique permet au corps d’éprouver, chaque soir, une fatigue salvatrice. Cela n’empêche pas la peur de rôder.

« Je me méfie. J’ai toujours peur que ça ne dure pas. Dès qu’il y a un moment de bonheur, de paix, je me répète que ça ne durera pas. Que le temps est un menteur. Qu’avoir quelque chose c’est commencer à le perdre. C’est comme cela que je fonctionne. C’est ce que la vie m’a appris. »

Ce fatalisme latent n’entrave pas sa volonté de vivre chaque instant avec intensité. C’est sa façon de maintenir la fragilité à distance. C’est aussi ce qui l’incite à confirmer ce que dit le titre du livre : Ici ça va. Ce qui peut laisser penser qu’ailleurs ça n’allait probablement pas. D’où ce besoin de reprendre en main son existence à l’endroit même où elle s’est un jour partiellement arrêtée.

Thomas Vinau mène son roman en multipliant les chapitres très courts. Son écriture est simple et efficace. Il lui faut peu de phrases pour brosser un décor, un pan de paysage, un parcours dans les vignes, une fin de journée paisible, un feu de broussailles... Pas de détails superflus, très peu d’adjectifs. Un tempo vif et une respiration soutenue et maîtrisée, à l’image de celle qu’adoptent les deux personnages que l’on suit, reconstruisant patiemment quelque chose qui s’affirme, au fil des mois, bien plus fort que les murs de leur maison.

« Et puis il y a la lumière. Omniprésente. On dirait parfois qu’elle monte de la terre. Avec le bruit de la rivière. Qui lui sert d’escalier. »

Ici ça va est le deuxième roman de Thomas Vinau. Le premier, Nos cheveux blanchiront avec nos yeux, publié l’an dernier chez le même éditeur (Alma) est récemment sorti en 10/18.


 Thomas Vinau : Ici ça va, Alma éditeur.



mardi 20 novembre 2012

Petites chroniques de l'estran

C’est en bordure d’océan que l’on a le plus de chance de rencontrer Marc Le Gros. Ce n’est pas la pleine mer qui l’attire mais bien l’estran, la bande côtière, ce lieu où l’homme peut prendre, durant quelques heures par jour, la place laissée momentanément libre par l’eau. L’endroit regorge de bestioles fabuleuses, pour la plupart succulentes, qui vivent et bougent (ou dorment, ou font semblant) au ras du sol et parfois même en dessous, quand ce n’est pas collées aux rochers qui ne se découvrent qu’à marée basse. Celles-ci se nomment palourde, moule, couteau, bernique, huître, homard, crevette ou bigorneau. Ce sont les familières de l’estran. Ce sont aussi les personnages du théâtre iodé que Marc Le Gros met  en scène. Il procède par tableaux et présente chaque intervenant avec tact, y associant de belles références littéraires ou picturales.

Son envie de faire partager sa quête de l’infiniment petit, son impeccable curiosité et ce plaisir, simple, de vivre, un temps, (celui de la pêche à pied précédant celui de la table) loin des tracas quotidiens restent des règles de sagesse qu’il applique au fil de ces chroniques où l’érudit qu’il est n’en rajoute jamais.

« La matière qui nous meut n’est pas savante, elle est légère et il n’est pas indifférent que les mots et les choses, l’humeur et la forme parfois consonent et aillent, autant que faire se peut, du même pas. »

Cet équilibre avec la matière et ce qu’elle suggère de découvertes émerveillées tient autant à sa propre histoire et à ses attaches géographiques (à la présence indéfectible en sa mémoire de sa grand-mère Laurencine Colleter et du petit port de Térénez en baie de Morlaix) qu’à ses multiples voyages, effectués toujours cap au sud, à la découverte de pays à larges façades maritimes.

« Le sud de l’Europe connaît bien les couteaux. On trouve fréquemment les navajas ou plutôt les navelles proposés aux étals de la Boqueria de Barcelone. Les adultes sont consommés à la « planxa », les juvéniles plutôt destinés aux bars à tapas de la ville. Mais on les rencontre aussi sur les marchés des petits ports d’Algarve où on les vend en bottes, ligotées de raphia comme les asperges. »

Chez Marc Le Gros, l’air de la mer et les marches le long des grèves creusent l’estomac. Cela ouvre l’appétit. Ceux qui le suivent ne peuvent s’empêcher de penser à la prochaine dégustation des petites bêtes récoltées par le bassier. Sur ce point, comme sur les précédents, qui associe mots et mets, il ne manque pas de goût. Il sait cuisiner, agrémenter, arroser tout en restant gourmet, se référant, si besoin, à l’expérience de quelques uns de ses écrivains de prédilection. Songeant ainsi à Mandiargues mangeant les couteaux crus, « arrosés de jus de citron vert » lors de ses petits déjeuners avec Bona à Venise. Ou à Lampedusa, l’auteur du Guépard, évoquant « le corail des langoustes bouillies vivantes, un corail qui seul, suprême élégance, était consommé. »

Avec Petites chroniques de l’estran, où l’anatife et l’anomie côtoient la coquille Saint-Jacques et l’araignée, Marc Le Gros clôt, presque à regret tant la palette semble inépuisable, le triptyque qu’il avait commencé avec Éloge de la palourde et poursuivi avec Marée basse

 Marc Le Gros : Petites chroniques de l’estran, éditions L’escampette.



dimanche 11 novembre 2012

L'Empire d'un homme

Chez Ramon Sender (1901-1982), réalité et fiction sont indissociables. Il s’appuie souvent sur la première pour déclencher puis étayer la seconde. Cette fois, c’est un fait-divers qu’il avait dû couvrir en 1926, en tant que journaliste pour le quotidien El Sol, qui sert de trame à ce roman publié initialement en 1939 à Mexico. L’histoire est peu banale. Elle débute par une scène de chasse dans la montagne. Un petit groupe (composé de cinq chasseurs et du narrateur) grimpe à bon rythme derrière les chiens. Il s’en va débusquer un étrange gibier que l’on a vu sauter à plusieurs reprises sur les pitons pelés de ce massif si peu hospitalier. Certains disent que c’est un monstre, d’autres un orang-outang, d’autres prétendent qu’il a deux têtes.

« Certains avaient vu l’animal que nous allions chasser. De tout ce que j’avais entendu dire, je retenais surtout ces détails : “des griffes aussi longues que celles d’un tigre, le mufle et la tête couverts de poils” ».

En fait, parvenus là-haut, c’est un homme que les chasseurs vont réussir à capturer, un homme apeuré qu’ils forcent, sans ménagement, à sortir d’une caverne en l’enfumant.

« Il sortit. Mais il fallut s’avancer pour le soutenir : il était à moitié asphyxié et tomba à l’entrée, sans connaissance. »

Sender déroule alors son récit comme il en a l’habitude. Avec patience et méthode. S’attachant à ce personnage soudain devenu essentiel. Lui redonnant une identité. Retrouvant en cet homme hirsute qui sait parler aux renards un nommé Sabino, disparu quinze ans plus tôt et que tous croyaient mort, y compris sa femme remariée qui, le voyant apparaître sur le pas de sa porte, déclara, effrayée, que ce n’était pas lui mais son « fantôme » qui se tenait là, debout devant elle.

Le retour du disparu va réveiller le passé. Et nourrir le texte et les multiples rebondissements que l’écrivain va lentement conter. Sabino était un absent particulier. Dont on n’avait jamais retrouvé le cadavre parce que, pensait-on, il avait été assassiné puis découpé en morceaux avant d’être donné à manger aux cochons. Deux jeunes d’un village voisin, "soumis à la question" (autrement dit torturés) avaient d’ailleurs avoué le meurtre et venaient, en conséquence, de passer de nombreuses années derrière les barreaux.

L’histoire initiale est amplifiée par tout ce que Sender y ajoute. Il semble parfois la délaisser pour s’attacher aux conflits en cours dans le village, notamment entre ceux (grands propriétaires) qui ont (ou cherchent à prendre) le pouvoir. S’il bifurque ainsi, c’est pour mieux poser le fait-divers. Il veut l’installer au centre des préoccupations de tous sans négliger les à-côtés et la vie qui continue malgré la présence insolite d’un ressuscité en ces lieux. Il le fait en sondant la fragilité ou l’innocence de Sabino, en décrivant le parcours semé d’embûches de ses présumés assassins et de leurs familles.
En reliant l’histoire du revenant à celle de toute une communauté, il parvient à l’ancrer, peu à peu, dans la légende collective.

 Ramon Sender : L’Empire d’un homme, traduit de l’espagnol par Claude Bleton, dessins de Anne Careil, postface de Claro, éditions Attila.


vendredi 2 novembre 2012

Putain d'indépendance !

Kaddour Riad a dix ans quand le F.L.N. accède au pouvoir et proclame l’indépendance de l’Algérie. C’est ce qui se passe avant, pendant et surtout après ces moments de liesse populaire, où le vent de liberté qui se mettait à souffler semblait capable d’ouvrir en grand quelques fenêtres, qu’il raconte dans son premier roman. Il retrace à coups de courts chapitres, saisissant chaque épisode avec fougue, le fil d’une vie familiale qui se mêle étroitement à l’histoire récente du pays.

Partant de son enfance à Cherchell, au bord de la Méditerranée, entre les vestiges romains et la présence de plus en plus imposante de l’armée française, il adopte une écriture incisive et percutante, des phrases au souffle soutenu dans lesquelles il manie l’humour ou la dérision pour expliquer sa difficulté à trouver sa place entre une mère analphabète (« nationaliste dans le sang ») qui hurle, vocifère et l’insulte et un père taciturne qui officie en tant qu’écrivain public dans un café où il a sa table de travail.

« Au clin d’œil il fallait que j’obéisse. Elle me frottait les yeux, la bouche et les fesses avec du piment fort pour en finir une fois pour toutes avec mes diableries. “Tu veux que je te massacre ? Ton sang, je le boirai, espèce de charogne, chien, fils de chien, Juif puant, sauvage, risée de tes camarades !” hurlait-elle en me battant sauvagement. »

C’est cette éducation à la dure qui va lui permettre de se forger une vraie carapace en recherchant dans le mot « indépendance » une signification qui n’a rien à voir avec le sens que ceux qui se sont battus pour la libération du pays vont lui donner. Il comprend vite que la liberté, l’intime conviction et le libre arbitre qu’il assimilait si facilement à ce mot vont rester lettre morte. Il le dit à sa manière, n’occultant rien, plongeant brièvement dans le passé millénaire de l’Algérie pour tenter de comprendre l’élan collectif qui pousse ses proches à mettre en veilleuse leurs propres aspirations pour se soumettre aux lois dictées par un pouvoir qui, perpétuellement « en alerte maximale », multiplie décrets et interdits.

Kaddour Riad se montre tout à tour acerbe, critique, virulent, vigilant et moqueur. Ce dernier trait de caractère donne à son récit une grande liberté de ton. Rien ne lui échappe, et surtout pas ce genre de phrase sortie de la bouche « du chef suprême du tourisme et orateur redoutable » qui lors d’un discours enflammé déclare : « en 1962, nous étions au bord du précipice, aujourd’hui nous avons fait un grand pas en avant ! ». Il dessine, de même, le portrait de son père soudain transformé, travaillant dur, ne buvant plus, alignant en fin de journée les cinq prières qu’il n’a pas eu le temps de faire aux heures convenues. Il portraiture avec une férocité amusée ce voisin, « sergent de l’armée populaire, petit, nerveux, le visage barré d’une moustache réglementaire et sévère » qui se promenait « en tenue de combat, au marché comme au cinéma, (…) toujours à deux doigts de dégainer et mettre en joue tout individu non conforme aux orientations de l’heure nouvelle ».

Il fait défiler les présidents à bon rythme, assiste en 1965 à l’irruption de « l’armée du colonel Boumediene, illustre inconnu jusqu’alors, qui passait par là dans le but de renverser Ben Bella, premier président de l’Algérie à peine indépendante ». L’un disparaît sans laisser de trace, l’autre meurt de mort plus ou moins naturelle, un autre est rappelé in-extremis d’un interminable exil avant d’être exécuté lors d’une réunion publique. C’est cette histoire, la sienne autant que celle de son pays, qu’il tisse page à page, la faisant se terminer, ou plutôt la laissant se poursuivre sans lui, contraint de s’exiler en France, en 1991, à l’époque où « le dernier né des fronts, le Front Islamiste du Salut » montre sa force d’une manière plus radicale que les précédents.

« On assassina des étrangers sans défense, des chrétiens charitables et bien aimés de la population, des écrivains, des prostituées, des scientifiques, des journalistes, des artistes, des imams, des fonctionnaires, des paysans, des ouvriers, des supporters de football... »

Kaddour Riad, qui coproduisait alors l’émission radiophonique Sans pitié, née après les émeutes du 5 octobre 1988, comprend vite que l’heure est venue de traverser la Méditerranée, seule façon de garder son indépendance et de faire en sorte que son roman ne se termine pas sans lui.

 Kaddour Riad : Putain d’indépendance !, éditions La Contre Allée.

samedi 27 octobre 2012

Blanche étincelle

Si, dans le précédent roman de Lucien Suel, passé et présent douloureux s’entrecroisaient fréquemment pour dérouler au mieux l’histoire tourmentée de Mauricette Beaussart – personnage littéraire qui a eu, par ailleurs, une vie autonome (tenant un blog, éditant ses  Lettres de l’asile aux éditions de Garenne), cette fois la part belle est faite au quotidien apaisé (2010/2011) de celle qui semble avoir définitivement tourné la page des séjours répétés en psychiatrie. Elle vit à Wittebecque en compagnie d’un chat, d’un ordinateur et de nombreux livres. Appréciant la solitude tout en se méfiant de l’isolement, on la suit dès ses premiers pas dans cette nouvelle respiration, cette nouvelle ville, en quête de repères et de liens sociaux. Elle sait, d’expérience, que l’on s’en sort rarement seul.

« Je ne suis pas fatiguée. Il aura fallu tout ce temps, ces épreuves, lourdes pierres sur le sentier. Et maintenant reconnaître, comprendre que ma rébellion dissimulée contre le sort, la fatalité, le destin, Dieu, était aussi une espérance. Je déchiffre dans ce qui arrive la réalisation d’une promesse oubliée, construction de l’unité, fin de l’éternel retour. »

« Ce qui arrive » à Mauricette, c’est la rencontre imprévue, l’étincelle qui se prénomme Blanche et dont elle fait la connaissance dans une librairie à Hazebrouck où toutes deux se sont retrouvées à la même heure, en quête du même livre, L’Habitude d’être, de Flannery O’ Connor... C’est le point de départ d’un roman qui, porté par ce hasard infime, va se déployer, allant d’échanges délicats en partages pudiques, avec de courtes incises dans le passé, et finir par tisser de solides liens d’amitié. La curiosité, l’enthousiasme et le besoin de respirer amplement le temps présent (en ne s’attardant pas sur ses manques, ses imperfections) permettent à ces deux femmes qui appartiennent à deux générations différentes de créer un îlot de résistance dans un territoire austère.

« Les terrils restants sont devenus des bornes du temps, des accents circonflexes dans les champs, les taupinières de l’industrialisation dans un paysage où les plaines agricoles sont semées de pylônes, de châteaux d’eau, rocades et câbles, béton, asphalte et métal. Une pensée pour ceux qui ont travaillé là, leur courage, leur souffrance, leur fierté. Les derniers survivants silicosés, leurs enfants et petits-enfants, souvent au chômage, déplaçant des palettes de cartons dans les plates-formes de distribution, ou expatriés. »

C’est en excluant toute amnésie et en gardant les yeux bien ouverts que Lucien Suel nous invite à suivre Mauricette Beaussart, dont il donne à lire un journal empreint de calme et de bien-être, choses assez rares en littérature et ailleurs pour ne pas les partager avec intensité. Il nous emporte, comme à son habitude, là-bas, dans les Flandres Artésiennes, bifurquant pour nous guider sur des routes tortueuses où circulèrent jadis l’abbé Lemire (le député des jardins ouvriers) Benoît Labre (« le vagabond de Dieu ») ou Germain Nouveau (virant mystique après sa rencontre avec le pèlerin d’Amettes). Il les salue à tour de rôle et continue son périple.

Heureux de savoir la fragile M.B. revenue de l’enfer, il enclenche une petite quatrième et roule à son rythme entre monts et dunes, accompagné au son par Karawane, le poème phonétique du dadaïste Hugo Ball...

 Lucien Suel : Blanche étincelle, La Table Ronde.

vendredi 19 octobre 2012

Le Secret secret

Le secret se doit de rester secret et c’est probablement cette évidence qui veut que le nom et l’adjectif qui se trouvent accolés en titre du livre de Laurent Albarracin soient rigoureusement identiques. Ce n’est d’ailleurs que la première évidence d’un ensemble où le poète en détecte ou en crée bien d’autres. Il les saisit là où des sens moins aguerris ne les percevraient peut-être pas. Il lui suffit, pour y parvenir, d’isoler un objet, un outil, une branche, un rayon de lumière, un animal sauvage, une ombre furtive ou telle ou telle chose et de s’attacher, ensuite, à en capter les particularités premières.

« La roue s’engendre sans cesse
de ne pas pouvoir se dérouler
ni sortir du ventre de la roue.

La roue est prisonnière de la roue
et ne connaîtra jamais du monde
que le grande roue de la route »

Il en va de même pour l’échelle qui « n’a pas ses pieds au sol / et ses mains au mur » ou pour la chaîne qui « est chaîne par halage / et par étirement / de la chaîne dans la chaîne » menant d’un « maillon à l’autre » vers un puits où se perpétue « un trafic de seaux ». L’eau est de tous les éléments auxquels Albarracin aime frotter son texte celui qui revient le plus fréquemment dans ces pages. Elle apparaît dans un mouvement régulier, sans cesse recommencé, ne se terminant jamais. À l’évidence se joint aussi la permanence.

« L’eau est l’eau parce que l’eau
en permanence vient humecter l’eau
et passer une langue malicieuse
sur des lèvres délicieuses »

La logique ouvre ici de belles perspectives. Le verbe « être », très présent dans le recueil, lui donne son assise tout en lui permettant de s’évader (y compris via la métaphore mais pas seulement) si elle le souhaite.

« La cascade est une barbe
courte et longue
dans la figure de la cascade »

Le détournement est souvent bref, concret et incisif. Ainsi « La guerre est un château de sabres » quand « Le bâton est un serpent bâté ». Albarracin prend tout ce que la langue, les mots, les expressions usuelles et la phonétique lui offrent en calant ces dons sur les réalités minutieuses d’un monde qui est là, à sa portée, sous ses pieds, devant ses yeux, un monde qu’il aime interroger, d’abord pour s’y sentir en harmonie, ensuite pour subtiliser à son apparente immensité de l’infiniment petit et enfin pour retourner quelques unes des pièces de ce puzzle avant de les redisposer à sa façon. Il ne perd jamais de vue ce qu’écrivait Roberto Juarroz, qu’il cite, à dessein, en exergue, à savoir que « L’envers de l’envers n’est pas l’endroit ».

L’étonnement, celui qui ne peut toucher que le curieux capable de couper en lui la part d’ombre qui l’empêche si souvent de découvrir la subtilité de la lumière, de la matière, des objets familiers et des vies animales ou végétales qui l’entourent, cet étonnement, réactivé par le poète Albarracin, mène aux secrets d’un monde qui n’est secret que parce que les hommes (ici absents) ne s’effacent pas assez pour en ressentir toutes les vibrations.

« Une lampe confuse
frotte au fond des choses
et les maintient à niveau
de limpidité

L’éclatant n’est rien d’autre
que de l’obscur mis au jour »

Le Secret secret est un livre rare et inattendu. Un intense et lumineux murmure qui échappe à l’air du temps et que Laurent Albarracin parvient à moduler avec précision.

Laurent Albarracin : Le Secret secret, Éditions Flammarion.

Depuis quelques années, l’auteur anime Le Cadran ligné, une collection de petites plaquettes où chaque titre (il y en a aujourd’hui 50 au catalogue) ne comprend qu’un seul poème.

Laurent Albarracin  a reçu  le prix Georges Perros pour Le Secret secret. Il vient, par ailleurs, de publier Résolutions (éditions L'oie de Cravan), un livre d'aphorismes où l'esprit vif qui l'anime est présent à chaque page, déjouant vérités et paradoxes avec entrain et bonne humeur.

jeudi 11 octobre 2012

Nuit

Mars 1942. L’homme qui était parti tenter sa chance ailleurs, revient, visage et corps ravagés par la faim et la misère, dans la ville en ruines de Prokov, en Ukraine. Il s’appelle Ranek. Ce retour n’est qu’un échec de plus. Il l’évacue sur le champ. Sa capacité à survivre lui interdit de se morfondre. Il peut, à la rigueur, rêver du passé et de ses parents mais à condition de rester sur ses gardes, en se sachant pris dans les filets d’une réalité qui le dépasse et à laquelle il doit s’adapter en ne lâchant jamais rien. Pour l’heure, son cerveau fonctionne et calcule. Il lui faut un refuge avant la nuit et le début des inévitables rafles, ce qui l’oblige à rejoindre le plus rapidement possible un ghetto qu’il connait bien. Ayant été l’un des premiers déportés, il était déjà présent sur place, lors de sa création, en octobre 1941.

« Il se souvenait qu’ici, au début, la vie avait été plus facile. À l’époque, il faut dire, le ghetto n’était pas aussi surpeuplé. À l’époque encore, parmi les habitants, les luttes les plus acharnées avaient lieu pour un quignon de pain. C’est seulement plus tard, avec ces convois humains arrivant sans cesse de Roumanie, qu’il avait fallu se battre pour dégoter une place où dormir. Lutte tout aussi acharnée et brutale. Et tout aussi vitale. »

Le premier endroit vers lequel il se dirige est le dortoir où il logeait avant de partir. Il y découvre une pièce silencieuse, plongée dans la pénombre, pleine de corps couchés sur une longue estrade transformée en couchette collective. Presque tous ceux qui reposent là sont morts du typhus. Les derniers vivants sont à l’agonie et ne bougent plus. Seule une place est encore vide : la sienne. Il sait qu’il ne pourra pas s’y installer, sous peine d’être à son tour contaminé. Il n’a que le temps de s’emparer du chapeau et des chaussettes russes de celui qui fut jadis son meilleur ami avant de sortir en longeant les rues désertes.

De temps à autre, il passe devant un mort qui git sur le trottoir ou dans un caniveau. Il ne s’arrête que pour regarder s’il y a quelque chose à prendre sur le cadavre. Dans la poche d’un pantalon souillé par les excréments, il trouve un reste de cigarette dont il s’empare. Le pantalon est trop sale pour être enlevé et proposé ensuite au marché noir. Presque tous les gisants sont déjà dépouillés de leurs vêtements. Il continue sa route vers une ruine qui tient à peine debout et qui, baptisée « asile de nuit », lui a auparavant également servi de refuge. Ici aussi, le premier homme qu’il voit est atteint du typhus. Il est recroquevillé sous l’escalier, à l’écart du dortoir, situé à l’étage, où dorment ou geignent ceux que la maladie n’a pas encore touchés. C’est là que Ranek va trouver ce qu’il cherche, obtenant, après bien des négociations, la place laissée vacante par celui que l’on a poussé dehors et qui est en train de mourir à l’entrée.

« Il se réveilla. Il devait être minuit, par là.
Les rafles avaient repris depuis un moment. Du dehors parvenaient les bruits familiers auxquels son oreille s’était accoutumée et qu’il arrivait à distinguer un à un. Ça semblait venir de très loin ; il tendit l’oreille, sans savoir si les hurlements provenaient de la rive du fleuve ou de la Pouchkinskaïa. Ranek pensa furtivement aux gens qui couraient à pas lourds dehors dans la nuit, aux rires des traqueurs et aux criaillements des femmes, aux yeux angoissés des enfants et à tous les autres qui n’arrivaient plus à avancer dans la boue et s’effondraient sur le bord du chemin. Tant qu’il n’y était pas, il s’en fichait. Il avait faim. C’est tout ce qu’il éprouvait. »

La vie à l’intérieur du ghetto de Prokov est une lutte permanente et féroce où chacun tente de sauver sa peau comme il peut. Tous ont faim et froid. Ils savent que leurs jours sont comptés et qu’il leur faut glaner de quoi se nourrir. Cela ne peut se faire qu’en acceptant le système de troc mis sur pied par ceux qui trafiquent avec les paysans ukrainiens ou avec les derniers riches circulant encore en ville, entre le café, le bazar, le bordel et la boutique du coiffeur. Roublard et déterminé, bien que tombant souvent sur de plus roués que lui, Ranek ne se pose pas plus de questions que les autres. Comme eux, il se débat avec l’innommable. Voler les chaussures d’un agonisant ou défoncer à coups de marteau la bouche de son frère qui vient de mourir pour en extraire une dent en or fait, certes, trembler et vaciller son corps décharné mais atteint à peine sa pensée. L’instinct de vie s’avère plus fort que la morale et la dignité. Dans le ghetto, tout se paie. Il n’est pas simple de gagner une poignée de haricots ou quelques épluchures de pommes de terre. Les hommes et les femmes qui errent dans cette nuit totale ne sont que des ombres égarées. Parfois certaines s’accouplent. Leurs caresses restent furtives. La pudeur n’existe plus. Tous fréquentent la même longue planche sale, glissante et trouée en plusieurs endroits qui leur sert de latrines. Quand l’un, trop faible, tombe dans la fosse, personne ne peut le repêcher et tous continuent de faire leurs besoins sur lui jusqu’à ce qu’il s’enfonce inexorablement...

« Chaque matin, c’était le même tableau. Brouhaha et puanteur. Les uns, assis, s’épouillaient, les autres mangeaient quelque chose en cachette, d’autres ronflaient encore d’épuisement et même le pire boucan ne pouvait les réveiller. Quelques lève-tôt, pas lavés, titubaient jusqu’aux latrines et revenaient peu après. La porte claquait sans cesse. »

Nuit est le premier roman de Edgar Hilsenrath. C’est cet ensemble qu’il évoquait dans Fuck America. Il parlait alors de l’écriture et de la conception d’un grand livre à venir qui lui prenait tout son temps et à travers lequel il voulait raconter, avec précision, de façon très crue, sans jamais nommer les vrais bourreaux, (les nazis, effectivement invisibles), l’enfer qu’il a lui-même vécu de 1941 à 1945 à l’intérieur de ce ghetto ukrainien. Il aura mis dix ans à venir à bout de cet ensemble de 550 pages réécrit une vingtaine de fois. Publié en 1963 en Allemagne, l’ouvrage, rapidement épuisé, puis auto-censuré par son éditeur, connut ensuite un grand succès aux États-Unis. Considéré comme le chef d’œuvre d’Hilsenrath, il n’avait curieusement jamais été traduit en Français.


 Edgar Hilsenrath : Nuit, traduit par Jörg Stickan et Sacha Zilberfarb, couverture de Hennig Wagenbreth, éditions Attila.


mercredi 3 octobre 2012

Abalamour

Avec Abalamour, Paol Keineg dévoile ce que les familiers de son œuvre savaient ou pressentaient : Le Mur de Berlin ou La Cueillette des mûres en Basse-Bretagne (attribué à Yves Deniellou) et Journal d’un voyage à pied le long de le rive sud de la rade de Brest en hiver (signé Chann Lagatu), tous deux publiés aux éditions Wigwam, le furent bien sous pseudonyme. Celui qui s’y dissimulait (à peine) n’était autre que l’auteur de Là et pas là (Le Temps qu’il fait, 2005) et de l’anthologie personnelle Les trucs sont démolis (Obsidiane et Le Temps qu’il fait, 2008). Ce besoin de s’effacer, de s’oublier pour oser autre chose en stimulant une écriture poétique qui lui semblait stagner et se répéter, il l’explique avec simplicité.

« On pourrait voir en ces jeux de demi-masques des enfantillages. Il n’en ai rien. Un changement de nom procure un effet libérateur en certaines circonstances, même si, à la différence de Pessoa, je ne me suis pas préoccupé de donner une histoire plausible ou facétieuse aux deux hétéronymes. »

Si Deniellou et Lagatu signent dans ce livre des inédits qu’il faut bien attribuer à Keineg, il n’empêche que les démarches précédemment initiées par celui qui se disait « fatigué de se parodier » se confirment et s’amplifient. Le poème très bref, tenant en une seule ligne, de Lagatu se perpétue de même que celui de Deniellou qui, lui, se construit par paliers en déroulant de longues séquences aérées, souples et continues.

« c’est facile d’écrire quand on n’essaie pas de devenir, les bruits ne sont pas de vrais bruits, les morts sont morts et ils vous appartiennent, ils n’ont pas fini de faire violence, comme on ne sait pas s’y prendre
ils vampirisent, peur sans doute qu’on les oublie, peur du temps qui passe et des vivants qui, sans préjugés, sans volonté, mettent partout le désordre au nom de l’ordre, on dit que la vie est une chienne »

Si la forme change selon le nom adopté, ouvrant ainsi un vaste champ créatif, cela ne veut pas dire que les poèmes ne puisent pas à la même source. La cohésion du livre se situe là. Les territoires sensibles arpentés par Paol Keineg le sont d’abord grâce à ce regard vif qu’il porte sur chaque chose, chaque être, chaque paysage. S’y ajoutent une mémoire constamment sollicitée (la sienne et celle transmise par ses proches, notamment par ses parents, très présents ici), un attachement aux lieux où il a le plus longuement vécu (Bretagne et États-Unis) et une attention toute particulière portée aux bêtes.

« Heureux les chats qui ont grandi parmi les grands livres.
L’été remis à neuf en septembre, les grives pillent les baies de l’if.
À peine descendue sur ma main, déjà en prière, la mouche.
Contorsionniste, le chaton dans les barreaux de chaise, avec des envies de tuer. »

Le désenchantement qui, de temps à autre, l’envahit, se transforme la plupart du temps en une énergie salvatrice. La dérision et l’humilité n’y sont pas pour rien. On pourrait même y accoler une fatalité acceptée et transcendée. Quiconque lui demanderait pourquoi ceci ou cela, risquerait de recevoir une seule et même réponse : « parce que », ou « à cause de », ce qui, traduit en langue bretonne, se dit, tout simplement : abalamour.

Paol Keineg : Abalamour, dessins de François Dilasser, éditions Les Hauts-Fonds.

lundi 24 septembre 2012

Journal d'hiver

« Pour voir la mer, il faut partir des pierres sans doute », note Jean-Pierre Abraham en songeant à la promesse qu’il a faite au peintre Yves Marion en acceptant de monter au phare d’Ar Men avec dans ses bagages une trentaine de ses monotypes. Ce que l’artiste lui a demandé, c’est de mener, là-haut, un travail d’écriture qui, partant de ses dessins, serait tout autant façonné par son regard de gardien de phare, par sa quête de solitude et par le décor rude et particulier qu’offre la mer durant les mois d’hiver.

Ce long cheminement, mené « dans les ruines de l’état du temps », date du début des années soixante. Il donna lieu à la création d’un livre unique que Marion avait à l’époque conçu et précieusement gardé. C’est celui-ci qui nous est aujourd’hui donné à lire et à voir. On y découvre, en regard des dessins qui furent exécutés avec des moyens pauvres (utilisation d’une plaque de verre pour appliquer l’encre sur du papier à lettres), des poèmes et des textes brefs dans lesquels Jean-Pierre Abraham dit s’être rapproché de Pierre Reverdy en poussant, comme lui, « des mots, des lignes jusqu’au bord du gouffre ».

« Sous l’air usé transparaît la brume
Ses édifices à vitre son œil plat

La pierre se crispe ne la reconnaît pas
Elle et ses roues dentées »

Le paysage qu’il a devant lui, et qui touche à la houle, au ressac, à l’horizon pris dans les brumes, est tout aussi présent que le phare et ses feux tournants qui ouvrent dans la nuit océane des interstices de lumière capables de se rapprocher de ceux que l’on trouve dans les monotypes de Yves Marion.

« La pierre est divisée
Départie dévorée
La lumière y avance

L’écume à fleur de sel
Est plus réelle qu’elle

Une vitre naît
Dans la différence »

Les poèmes d’Abraham naissent souvent d’un simple regard. Celui-ci vient de loin, se forge en intérieur avant de déceler des perspectives qu’il n’imaginait pas. Ce n’est qu’ensuite, au prix d’un travail acharné (« je n’aurais jamais cru que l’emploi des mots puisse faire tant de mal ») qu’il se frotte aux éléments afin de trouver le ton juste, l’image précise, l’élan, le mouvement perpétuel et presque mécanique du temps qui use, qui imprime, qui révèle.

« Pierres à feu, vierges folles, vous allez savoir comment vit l’homme étiré. Vous connaîtrez la marque de sa tête, ses ongles les jours d’ennui, ses masques pieux et ses tapisseries peut-être. »

Jean-Pierre Abraham et Yves Marion : Journal d’hiver, éditions Le Temps qu’il fait.
Il existe une vidéo, tournée au début des années 60, permettant de retrouver Jean-Pierre Abraham au phare d’Ar Men, au large de l’île de Sein : c’est ici.


vendredi 14 septembre 2012

Les enfants sont des cruches

Monsieur ressemble apparemment à la plupart de ses congénères. Il est marié, il a un fils de cinq ans. Il connait l’amour, la haine. Il travaille, il a un patron. Il parle aux murs, découvre des paysages, visite des expositions de peinture. Tout irait bien si Monsieur ne devenait pas, de temps à autre, ce qu’il n’est pas. Il lui arrive ainsi de se prendre pour une poule et de se laisser surprendre accroupi sur une chaise, battant des coudes et faisant cot, cot.

« Je suis une poule, dit Monsieur. Évidemment, je n’ai pas toujours été ainsi, on ne naît pas poule... mais homme ! Seulement, qui le reste ? »

Parfois il devient également baignoire.

« Je suis une baignoire, se dit à présent Monsieur, au moment où on retire le bouchon, où l’eau s’écoule, une baignoire qui se vide... »


L’évocation de l’eau (plage, ou virée dans les égouts, ou séance de patinage sur étang gelé) le rapproche épisodiquement de l’avant-vie et de ce qui s’en suit, occasionnant surprises et déconvenues. Il peut, par exemple, traverser un pont en s’apercevant tout à coup que le pont a disparu, se transformant en cri, « sous lequel s’écoule un fleuve, toujours le même ». Monsieur pense que ce cri est celui de sa venue au monde. Il le croit d’autant plus qu’il sait n’avoir pas été conçu dans un lit « mais au bord de la mer – révélation que lui fit un jour son père sur son lit d’hôpital, son père à l’agonie ».

« J’étais si jeune fiston, je ne savais plus ce que je faisais... le soleil brillait, la mer scintillait, mon sperme soudain s’est mêlé à l’écume des vagues, où se baignait une inconnue : ta mère que j’ai ainsi fécondée sans même m’en rendre compte. »

Cette révélation tardive l’éclaire sur bien des points. « J’ai été dévoré par mon père, dit-il, plongé dans ses souvenirs, une forêt de souvenirs, sombre, froide, où il finit par se perdre. » Quand il revoit sa mère, ça ne va pas mieux. « Dans mes rêves, ma mère m’apparaît parfois sous les traits d’une chienne ».

Dans sa tête, des hypothèses circulent en tous sens. Elles se heurtent aux rêves, se chargent d’irréalité, détournent le cours dit normal du quotidien en suscitant d’étranges situations. Ce sont celles-ci qui servent de trame au troisième livre de Sami Sahli (les deux précédents - Cent grammes de suicide et L’entonnoir des saisons - ont été publiés chez L’Arpenteur/Gallimard) qui, s’expliquant dans une note en fin de volume, dit qu’il a conçu cet ensemble pour se consoler sans prendre, pour autant, en exemple l’issue fatale choisie par Dagerman. Il dit combien l’écriture de ce livre fut pour lui « une tentative de consolation, de renaissance, comme si je n’étais pas définitivement né, un jour du mois de mai de l’année mille neuf cent soixante-trois, à Rennes, d’une mère bretonne et d’un père tunisien. »

Le pessimisme lucide et souvent exacerbé qui apparaissait, par bouffées brèves et ciselées, dans ses précédents textes, est ici moins prégnant. Il laisse place à un théâtre de l’absurde et du détournement de la logique qui fonctionne à plein régime et fait mouche dans chacune des trente séquences présentées. À chaque fois, le dérèglement est de mise. Il s’accompagne d’un sourire qui peu à peu se décrispe pour assouvir « ce besoin de consolation » qui ne peut passer que par un imaginaire en ébullition, apte à déficeler puis à réparer ce qui, en tout être, et tout particulièrement chez Monsieur, paraît de prime abord immuable et figé.

 Sami Sahli : Les enfants sont des cruches, éditions Presque lune.

lundi 3 septembre 2012

Le Crieur de Saint-Herblain

Sillonnant la ville à pied, en voiture ou en triporteur, s’arrêtant chaque jour à heures régulières en différents lieux stratégiques (à la gare, au marché, dans la rue, près d’un bar ou en bas d’un immeuble), Claude Andrzejewski a été, au sein d’une compagnie spécialisée dans le théâtre d’interventions urbaines, crieur à Saint-Herblain de mars à juin 2006. Des boîtes aux lettres, disposées dans la ville, permettaient aux gens qui le désiraient de déposer des messages qui étaient ensuite récupérés puis criés publiquement en même temps que d’autres nouvelles, ponctuelles et locales, auxquelles s’ajoutaient une partie écrite par le comédien et diverses infos aléatoires allant des pronostics du tiercé à l’horoscope pour finir par la Phrase du jour.
Claude Andrzejewski a tenu le journal de cette expérience où il a dû affronter des situations parfois délicates. Il ne devait pas seulement faire face aux intempéries et ménager sa voix qui se fragilisait mais également tenter d’éviter les projectiles (des œufs, des yaourts et des oignons) lancés par des « snipers » camouflés dans les étages, ou remettre à leur place les vigiles du centre commercial et répliquer sans perdre la face à ceux qui l’interpellaient sèchement.

« Ce doit être exactement ça, le boulot : accepter que la vie submerge le théâtre, et que l’on s’y perde, et que l’on s’y trouve, d’instant en instant, en courant les rues. »

Entre coups de blues et regains d’énergie, il retrace son épopée avec humour et sagesse, expliquant ce qu’il doit à ceux qui, sur place, lui ont permis de donner du sens à son séjour en l’accueillant chaleureusement et en l’invitant à partager quelques unes de leurs soirées au bistrot ou en famille. Il dit aussi, et plus tristement, ses doutes, ses colères et la peur qui, lors de certaines criées, ne le lâchait pas. L’intervention en milieu urbain, en faisant en sorte que certains endroits de la ville, souvent les plus "sensibles", se transforment à l’occasion en scènes de théâtre, n’est pas du goût de tous. Le comédien l’a plusieurs fois appris à ses dépends, se trouvant, bien malgré lui, confronter (en plus des velléités des habituels détracteurs) à des événements imprévus, parfois bienvenus (les grèves contre le CPE) ou dramatiques (le 28 avril, Mustapha, vice-président du centre socioculturel s’est jeté du 16ième étage) auxquels il devait s’adapter le plus rapidement possible.

« Il nous faut pour ça une dose de folie altruiste, une espèce d’héroïsme vain, désespéré, l’âme chevillée au corps. Et pour le coup, il y a aujourd’hui du jeu en moi, comme entre le battant d’une porte et son chambranle de guingois. “Nous faisons déjà partie des morts”, me rétorque mon metteur en scène, citant le dramaturge Kantor. »

Le témoignage de Claude Andrzejewski est spontané et plein d’humanité. Il est conscient du côté éphémère de ce rôle de crieur dans lequel il s’est totalement investi. Le suivre, quelques années plus tard, nous permet, de plus, de retrouver, après huit ans de silence, l’auteur du recueil de nouvelles Du vin, du vent (La Dragonne, 2004) où, entre flâneries, verve, malice et nonchalance, on percevait déjà, tout comme ici, le sens du contact, le don de soi, le besoin de tisser des liens et la volonté de rompre les solitudes qui restent, indéfectiblement, ancrés en lui.

Claude Andrzejewski : Le Crieur de Saint-Herblain, éditions La Dragonne.

mardi 21 août 2012

Anaïs ou Les Gravières

Habitué à remplir des pages dédiées aux faits-divers anodins et aux manifestations locales pour un quotidien du Poitou, un journaliste récemment frappé par un deuil brutal (« chacun – lui, elle – était enfoncé, bien calé dans son siège, après avoir du crâne percuté le pare-brise ») exhume, pour essayer de rompre la monotonie d’une vie de plus en plus désolante, le seul événement exceptionnel qui ait réussi à secouer la région ces dernières années. Il s’agit d’un assassinat presque oublié de tous : celui d’une lycéenne de 17 ans,
« Anaïs par sa mère retrouvée dans l’entrée de leur appartement, tuée d’un coup d’arme blanche portée dans le cœur ».
C’est de ce meurtre, que la police n’est pas parvenue à élucider, ne dénichant pas plus l’assassin que l’arme du crime et son mobile, que s’empare le journaliste insomniaque et désenchanté. Cela suffira-t-il pour pimenter son existence et atténuer sa propre douleur ? L’optimisme n’étant pas son fort, il en doute mais tente néanmoins sa chance, notant, annotant, se glissant même, de temps à autre, dans la peau d’un écrivain capable de redonner vie à une histoire en se portant au plus près des morts.

« Vers minuit, c’est dans les villes un grand silence.
Puis l’éclairage municipal rend l’âme.
Alors il n’y a plus grand chose à faire. C’est l’envahissement des morts.
Il y en a, des morts, qui tiennent au corps plus que d’autres ; des morts de réelle influence. Il suffit d’un verre de Jack Daniel’s pour les mettre en émoi. »

Il y a sa morte à lui. Et Anaïs, qui est la morte d’une autre. Qui, comme lui, ne s’en remet pas et qu’il va, peu à peu, approcher puis visiter de plus en plus souvent. Il écoute parler la mère de l’absente.

« Elle n’attendait que ça, la Mère : rendre la flamme.
Elle m’accueillit comme qui, devant le feu mourant, n’a de cesse qu’on lui tende l’éventoir ».

Il ne joue pas au détective. Il souhaite simplement remettre l’histoire d’une vie brève (et, ce faisant, la sienne) en marche, allant, pour cela, à la rencontre de quelques personnages singuliers, ici un peintre bavard, là un conducteur de bull, ailleurs un ancien légionnaire, tous coincés dans un même territoire, entre ZUP, sablières et ruralité morose, tous aussi solitaires que lui, tous en froid avec un passé qui les entrave et dont il ne pourra glaner que quelques brindilles, donnant (bien obligé) en fin de compte carte blanche à son imagination pour résoudre ce qui restera sans doute à jamais, pour les autres, une énigme.

« Au fil de mon errance, je me suis mis à écrire.
À écrire dans ma tête ce que je pourrais écrire si, plutôt que de déambuler, bousculé par des voix au point de manquer de tomber, je me confiais à mon ordinateur ».

On arrive ici au point de jonction entre Lionel-Édouard Martin et son narrateur. L’écrivain tient bien les rênes. De temps à autre, il lâche la bride et prend des chemins de traverse. Il imbrique des séquences précises, que l’on pourrait croire, à tort, annexes, à l’intrigue initiale. Il apprécie les zigzags aux alentours de la ville et les retours au passé.

On retrouve avec une réelle délectation cette langue qui est celle d’un styliste ne cherchant pas (ce n’est pas si fréquent) à séduire. Sa langue est juste, imagée, incarnée parfois, rugueuse quand il le faut, sachant, successivement, se détendre ou se compacter en restant toujours énergique et efficace.

Lionel-Édouard Martin : Anaïs ou les Gravières, les éditions du Sonneur.

À découvrir également, du même auteur, Bruegel en mes domaines, « petites proses sur fond de lieux », de la Bavière au Maroc en passant par Haïti, le Poitou ou la Martinique, aux éditions Le Vampire Actif et Avènement des ponts (Tarabuste éditeur), proses et poèmes qui jettent bien des passerelles entre les vivants et les morts mais aussi entre l'être et son environnement immédiat, mobile, habité, visible ou invisible. On y découvre notamment Entre mondes, en très bel hommage à Édouard Glissant.



jeudi 9 août 2012

En route pour Haida Gwaii

Suivre pas à pas Jean-Claude Caër dans ses périples de l’autre côté de l’Atlantique, en prolongeant parfois, comme dans ce livre, la route jusqu’aux bords du Pacifique, c’est se préparer à percevoir ce qui trop souvent nous échappe. Ce peut être « un petit caillou en forme de baleine », ou le souffle du vent qui s’engouffre « avec le ciel au loin entre les gratte-ciels », ou encore « le sable, l’écume, la lande, les oyats ». On le sent constamment aux aguets, prêt à saisir ce qui s’attache au lieu vers lequel il se dirige, disponible, ouvert à toutes les surprises, sensations ou visions brèves qui vont jalonner son chemin.

« Me voici fourbu
Dans le greyound parmi les coréens
Qui tombent de fatigue alors que la nuit transperce l’Empire State Building,
Franchissant le tunnel Lincoln,
Dans la vase d’un ciel incertain, entouré d’usines et d’autoroutes. »

Sa curiosité reste en alerte. Ses voyages – réels ou imaginés – sont portés par un cheminement intérieur où tout ressenti doit être filtré et donné de façon juste, avec simplicité, sans le moindre épanchement. Ses lentes flâneries permettent de desserrer bien des étaux en insufflant plus de légèreté à une réalité qu’il ne néglige pas mais sur laquelle il ne veut pas venir buter. Ses envies de rencontre le portent ailleurs, vers des êtres dont les livres l’accompagnent depuis longtemps et auxquels il souhaite rendre visite, la plupart du temps devant le carré d’herbe ou le marbre de leur dernière demeure.

« Nous cherchons le Sleepy Hollow Cimeterry
où reposent Emerson, Thoreau, Hawthorne
et Louisa May Alcott, l’un près de l’autre mêlés. »

Son cheminement se fait par étapes, au fil de la construction du livre. Avant d’arriver là où il souhaite s’attarder, il lui faut sillonner d’autres espaces, garder à l’esprit ses points d’ancrages en Finistère, traverser le Maine, se remémorer des balades éparses dans divers pays ou de simples soirées parisiennes...

La dernière partie du recueil, qui donne son titre à l’ensemble, est une immersion dans le quotidien (le climat, les travaux, les coutumes, les paysages) des indiens Haida qui vivent dans un archipel situé sur la côte Nord-Ouest du Canada, sur ces bouts de terre rugueux qui s’appelaient encore, jusqu’en juin 2010, les îles de la reine Charlotte et qui se nomment désormais Haida Gwaii. C’est ici que Jean-Claude Caër nous invite. Sa parole fluide et maîtrisée est propice au partage immédiat. Il s’agit de mettre, comme lui, nos pas dans ceux des « ombres présentes » qui habitent près des « rouleaux de l’océan » et de glaner des instantanés de vie simple, lointaine, immémoriale...

« Désormais je pose blessé près du totem de Bill Reid à Skidegate.
Je ramasse une plume d’aigle parmi les tombes anciennes
Le marin Watson mort en 1899
Stèle ornée d’un goéland.
Jane Shakespeare morte en 1904, 70 ans,
Un petit ours.
Tom Stephens, mort en 1902, 65 ans,
Un ours noir.
Chief Skidegate, mort en 1902,
Sans nom, du clan du Corbeau. »

La pluie et le vent accompagnent le discret J.C. Caër en permanence dans ses escales, le long d’une côte haida où les morts (connus – tel Nicolas Hughes, le fils de Sylvia Plath et de Ted Hughes qui se pendit dans sa maison en Alaska en avril 2009 – ou inconnus) ne le sont pas vraiment puisque vénérés, visités, honorés par celui qui sait ce qu’il leur doit, ce qu’il accepte de leur prendre afin de mieux se connaître et de poursuivre la route en portant un peu de leur savoir vivre et mourir avec lui.

 Jean-Claude Caër : En route pour Haida Gwaii, éditions Obsidiane.

mercredi 1 août 2012

C'est à dire

Il sait que le chemin aux pavés disjoints sur lequel il se trouve, parfois à son corps défendant, marcheur qui tombe et se relève, s’obstine, replaçant d’un coup d’épaule et de nuque le sac rempli des cris vifs de l’enfance sur son dos, il sait que ce chemin caillouteux, s’il s’étrécit de plus en plus, reste le seul vraiment praticable pour espérer poursuivre le quadrillage minutieux des territoires de l’angoisse et de la mémoire qu’il mène depuis si longtemps.

« les ramassant en vrac,
je tentais
d’enfouir mes souvenirs, ces témoins
de souffrance(s)
dans ces sacs noirs
de deuil & pleurs
pour
à la mer haute, les jeter, qu’ils s’y noient »

C’est sur ces travées instables que l’on retrouve Franck Venaille. Il avance à son rythme. Il arpente des paysages que sa propre histoire a peu à peu gravé en lui. Ceux des monts, des dunes et des ornières côtoient ceux qui ont à voir avec le sable du désert, « les chiens de guerre », « la corvée de bois » et d’autres encore, qui vont aux lagunes, aux canaux et aux îles. Tous touchent, à leur façon, des Flandres en Algérie en passant par Venise, les fils dénudés d’une enfance mal vécue dont il réactive ou invente, à rebours, de brefs fragments où perce une fugace acceptation de vivre. Il va la puiser dans les gestes souples d’anciens corps heureux que sa mémoire convoque, ravivant ici un rien d’insouciance, là une « part d’animalité », ailleurs les jeux adroits et naïfs de ceux qui n’ont toujours pas été touchés par la tristesse.

« J’étais un homme aimant et fragile
j’étais celui-là
fuyant l’ancien enfant demeuré en lui ».

Ne jamais opposer ce qui relie ce qu’il fut et ce qu’il est (« j’étais quelques uns à courir », note-t-il), par delà le corps qui s’use ou le réseau des nerfs qui se vrille est une constante qu’il porte avec élégance. Le nord, celui des zones portuaires, des casinos en bout de quai, des digues ouvertes et des plages attenantes où il lui arrive de faire halte, reste, à cet effet, son meilleur allié.

« Je vous regarde rouler à même le sable
enfants de mon enfance triste
quand sur vos bicyclettes d’un beau noir de
Flandres
vous montez à l’assaut des dunes »

Alliant poèmes brefs, proses narratives, lieds et psaumes (subtilement détournés), Venaille se dirige résolument vers celle qu’il nomme « la mer de notre Nord ». Il ne s’embarque pas mais il fait en sorte que les humeurs océanes (ressac, marées aux coefficients divers, houle forte ou avis de grand frais) s’adaptent aux siennes et le préparent à y frotter son corps, son histoire, ses textes. Il la regarde. La toise, la palpe. Teste son sable et son varech intérieurs. L’installe en lui. S’installe en elle. Et la force à remuer, à bouger, à le suivre là où il se trouve, y compris à l’hôpital où « les nuits de trop d’humidité », il la hèle, du fond de sa mélancolie, lui demandant s’il est trop tôt, ou trop tard, pour monter à bord.

« Je suis celui-là.
O Nord !
Je viens humblement vous demander pardon. Je suis l’une de vos mauvaises créatures. Mon âme est sombre et je sombre dans les vagues. Je vous demande de m’accorder au moins votre compassion.
J’exigerai l’impossible plus tard. »

 Franck Venaille : C’est à dire, Mercure de France.

vendredi 20 juillet 2012

À notre humanité

L’histoire est souvent présente dans les textes de Marie Cosnay. Elle l’est également dans ce nouveau roman dont le cœur bat au rythme de la semaine sanglante qui marqua la chute de la Commune, en mai 1871, décimant en grande partie la classe ouvrière de l’époque.

Puisant aux sources, relisant en particulier les témoignages recueillis sur place par Prosper-Olivier Lissagaray, elle bâtit son roman en en éparpillant les séquences, leur faisant parfois prendre l’air d’un autre temps, façon de montrer (en évoquant l’engagement de l’italien Elio Vittorini et celui de l’espagnol Ramon Sender dans leur combat contre le fascisme et le franquisme) que la manière dont fut réprimée cet événement a, depuis, été fréquemment utilisée.

" Vingt sept ans après les événements de 1871, Lissagaray s’explique dans la Revue blanche. L’historien à qui Marx refusa la main de sa fille cadette résume ainsi les causes de la chute de la Commune : n’avoir pas occupé le Mont Valérien. Avoir attendu le 3 avril pour marcher sur Versailles. Avoir laissé le comité central s’ingérer dans les affaires après les élections. Légiférer et légiférer alors qu’il fallait combattre."

Ce que décrit Marie Cosnay, c’est l’avancée, sur tous les fronts, des soldats des troupes versaillaises qui ont en charge de réprimer la Commune en ne faisant aucun prisonnier. Les insurgés résistent comme ils peuvent. Les autres avancent. On tue à tour de bras. On exécute au Père Lachaise, à Montmartre et aux Tuileries.. On fusille au Luxembourg, dans la cour du Sénat ou le long du mur de la prison de la Roquette. « Boulevard Malesherbes, les Versaillais tirent sur les fédérés qui tombent les uns après les autres ». L’un d’entre eux affronte le feu des balles en criant « à notre humanité ». La Seine prend des teintes de plus en plus rougeoyantes. Là où les barricades brûlent, des centaines et bientôt des milliers de morts jonchent le sol. On vide son chassepot sur le corps des gisants qui n’ont pas encore tout à fait cessé de respirer. Ainsi Nathalie, qui se jette aux pieds de son mari Édouard que l’on vient d’abattre contre le mur de la prison. Une première balle a « fait danser » son corps. Le soldat a pitié. Cela ne l’empêche pas de tirer une seconde fois sur la jeune femme qui tressaute et meurt en quelques secondes.

Cette histoire dans l’histoire, celle d’un couple exécuté parce qu’Édouard, le révolutionnaire, l’internationaliste, a été dénoncé par sa propre belle-sœur pour que Emmy, leur fille de six ans, puisse avoir la vie sauve, court tout au long du roman.

" Emmy ne se lasse pas d’entendre, dix ou quinze ans plus tard, sur le bord du canal où ils viennent pour leur satisfaction, les bourreaux en confidence."

L’enfant qui eut la vie sauve en 1871 et qui finira par sombrer dans la folie erre, dans les années 1885, 1890, au bord du canal de l’Ourcq où elle offre son corps aux soldats en leur demandant, en échange, de lui raconter les souvenirs de leur massacre.

" Elle les reçoit. Ils parlent. Elle prend note de leurs confus souvenirs et malheureuse fierté dans un cahier qu’elle appelle registre et qu’elle cache entre sommier et matelas."

L’écriture de Marie Cosnay est sensible et nerveuse. Elle passe de l’âpreté à la douceur et réussit, grâce au souffle qu’elle insuffle à ses phrases et à la belle alchimie qu’elle créé entre ses références et son imaginaire en éveil, à tisser les lambeaux (il ne peut pas en être autrement) d’une histoire qui déborde et dépasse celle qui sert, au départ, de cœur à l'ouvrage.

 Marie Cosnay : À notre humanité, Quidam éditeur.

dimanche 8 juillet 2012

La croisée des errances

Invité à suivre, trois siècles après sa naissance (le 28 juin 1712 à Genève), Jean-Jacques Rousseau dans sa vie nomade en s’arrêtant plus particulièrement sur ses nombreux séjours dans ce que l’on appelle aujourd’hui la région Rhône-Alpes, Lionel Bourg a choisi de s’appuyer sur les textes en les associant (en les frottant même) aux paysages qui les traversent et aux émotions vives que ressentait à leur contact celui qui aimait tant mêler son monde intérieur et ses longues marches en terrains escarpés. Cela lui permettait de penser, de rêver, de composer, d’herboriser, de botaniser et d’éclaircir un quotidien que sa grande aptitude à vagabonder hors des sentiers battus se chargeait par ailleurs d’assombrir assez souvent.

« Il me faut des torrents, des rochers, des sapins, des bois noirs, des montagnes, des chemins raboteux à monter et à descendre, des précipices à mes côtés qui me fassent bien peur ».

C’est ce Rousseau indépendant, libre, un rien casse-coup, multipliant les découvertes et les rencontres, voulant satisfaire son insatiable appétit de vivre et de savoir que Lionel Bourg nous aide à redécouvrir. Il préfère partir sur les traces d’un homme qui, par bien des côtés, lui est proche, sûr d’y retrouver des itinéraires qui lui sont également familiers, plutôt que d’entreprendre une énième biographie.

C’est le touche-à-tout sensible, l’orphelin fugueur (il a neuf jours lorsque sa mère meurt) qui ira parfaire son éducation sentimentale chez sa tutrice et maîtresse Madame de Warens aux Charmettes avant d’assouvir plus encore ses désirs chez Madame de Larnage (à qui il sera redevable, dira-t-il, « de ne pas mourir sans avoir connu le plaisir »), c’est cet écrivain subtil, qui parvient à mettre des mots simples sur les émotions les plus contradictoires, qu’il prend pour guide.

Leur périple se fait au présent, dans des territoires où les chemins creux et les monts ou montagnes possèdent cet inestimable avantage de retarder au maximum l’arrivée dans les grandes villes (Annecy, Chambéry, Valence, Grenoble ou Lyon) en étirant d’autant leur impérieux besoin de solitude. Les retours en arrière et les moments-charnières qui marquent l’existence et l’œuvre de Rousseau sont fréquents et documentés. On ne peut faire route avec l’écrivain, le philosophe, le musicien, l’auteur des Confessions ou des Rêveries d’un promeneur solitaire mais aussi celui du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes ou Du contrat social sans expliquer ce qui, dans le parcours de cet autodidacte, a pu générer de tels textes. Lionel Bourg, pour ce faire, prend le temps de se replonger dans les livres, de les replacer dans leur contexte en s’attardant sur les liens, non pas permanents mais réguliers et ponctuels, qui créent une solide passerelle entre la vie et la création.

Si Rousseau fut toujours itinérant, la région Rhône-Alpes reste celle où il aura passé le plus de temps. Entre 1728 et 1742, il y séjourne longuement. En 1768, « proscrit, indésirable à Genève même, où l’on brûle ses livres », il y revient, s’arrêtant en divers endroits, notamment à Bourgoin et à Monquin avant de poursuivre sa route...

« L’homme qui, le 13 août 1768, prend pension à La Fontaine d’Or, maison calme, réputée de Bourgoin, a franchi le cap des cinquante-six ans.
Il est las. Déprimé.
Plus malheureux que ces pierres qu’il martyrise du bout de sa chaussure. »

Il lui reste dix ans à vivre. Et ces années-là lui seront souvent pénibles...
C’est le parcours précédent, celui des promenades solitaires, celui où le sentiment géographique rejoint le questionnement social et politique, que Lionel Bourg entend d’abord saisir, y insérant avec parcimonie des fragments relatifs à son propre cheminement, y ajoutant quelques pages pour dire son empathie et d’autres encore, extraites d’un carnet de route qu’il a tenu pendant son périple.

Parallèlement à ce volume, L. Bourg publie L’Irréductible, un texte bref, également consacré à l’auteur de La Nouvelle Héloïse, plus précisément situé dans les « villages rudes, composés d’ingrates maisons bâties de schiste ou de granit » où ses pas le mènent régulièrement. L’’empathie fait ici corps avec la hargne, la colère, l’envie d’en découdre, de taper du poing sur la table et de remettre, tant au dix-huitième siècle qu’au vingt-et-unième, les choses en place et en perspective. Cette prose, menée à train d’enfer, brosse en moins de trente pages un portrait vif et réussi, celui d’un homme à qui il aura manqué un peu plus d’une décennie pour atteindre 1789 mais dont l’ombre, parfois incarnée, n’a pas fini de hanter, certains soirs, les esprits de ceux qui s’en iront flâner du côté du Mont Pilat et d’ailleurs.

 Lionel Bourg : La croisée des errances, dessins de Géraldine Kosiak, Éditions La Fosse au ours, L’Irréductible, Éditions La Passe du vent.

dimanche 1 juillet 2012

Le Bréviaire

Le tableau s’offre paisible et reposant. Le naturalisme y prend ses aises. Un curé pose, assis au jardin, un bréviaire à la main, avec tout autour de lui des fleurs et des choux. L’enclos où il se trouve surplombe un village dont on distingue, dans une lumière qui est sans doute celle d’un soir d’été, le dégradé des toits, des pignons et des cheminées. Plus loin, se devinent champs et collines.

Jules-Alexis Muenier a vingt-trois ans quand il peint La Retraite de l’aumônier ou Le Bréviaire, toile avec laquelle il obtiendra (lui qui fut l’élève de Gérôme) une médaille au Salon des Artistes Français en 1887.
L’œuvre appartient désormais au musée des beaux-arts de Cambrai et c’est sur elle que Lucien Suel a choisi de jeter son dévolu pour en proposer une lecture originale. Plutôt que de s’inventer critique d’art, l’auteur de Mort d’un jardinier (sensible, on l’imagine, à ce décor-ci) a préféré rester fidèle à sa façon d’être et d’écrire. Il crée du mouvement et procède pour cela à une vraie mise en scène du tableau en invitant trois personnages à s’exprimer. Il appelle Dieu, l’aumônier et le peintre. Le premier regarde l’homme d’église du haut de son perchoir céleste en le remerciant avec un peu d’avance pour la qualité de son passage (qui se termine) sur terre.

« Tu as consacré les unions, réconforté les malades, béni et enseigné les enfants, rassemblé tes frères, aimé les âmes qui te furent confiées. »

Le deuxième psalmodie et empile, pêle-mêle, quelques pensées, principes ou faits anodins et réguliers en se préparant à rejoindre ceux qui l’ont précédé dans la mort. Ses bribes sont entrecoupées de réminiscences latines.

« Je me tais toute une vie est passée mon père disait tu traces ton sillon tu te retournes au bout du champ c’est fini - ne savait ni le jour ni l’heure - mal aux reins - mal aux fesses sur ce banc - Beati pauperes spiritu - encore les hirondelles bientôt l’Afrique - missionnaires – dictionnaires - mon bréviaire messe du matin - merci Seigneur - demain savon à barbe - la poussière des morts je marche dessus »

Quant au troisième, il revient sur la conception et le cheminement de sa toile en évoquant celui qui a posé pour lui.

« L’abbé Dambricourt fut heureux de mon succès au Salon de 1887. Il me dit en souriant que le jury avait dû être sensible au contraste entre la beauté du jardin et la décrépitude du personnage qui s’y trouvait ».

Chacun des intervenants s’exprime à tour de rôle et à plusieurs reprises, dans des registres différents, procurant à l’ensemble une force singulière, celle qui émane d’un tableau dans lequel Suel entre presque par effraction, en devinant les propos de ceux qui ne sont plus là pour témoigner, réussissant même à isoler puis à croquer le peintre et son modèle sitôt la séance de travail levée.

« Je travaillais rapidement, sans parler, jusqu’à ce que l’intensité de la lumière ait baissé au point où j’eusse été contraint de modifier ma palette. Alors, j’arrêtais la séance. Le vieux prêtre décroisait les jambes et posait son bréviaire sur le banc, puis, se redressant avec peine, il se frottait longuement le dos. »

Lucien Suel : Le Bréviaire, Une lecture de La Retraite de l’aumônier de Jules-Alexis Muenier (1863 – 1942), éditions Invenit.