mercredi 29 janvier 2014

Que la ténèbre soit !

Les personnages qui apparaissent dans les treize nouvelles composant l’étonnant petit livre d’Alain Roussel sont des êtres épris de solitude. À force de vivre en retrait et d’écouter en boucle « la musique des sphères », ils ont réussi à toucher quelques unes des faces cachées de la pensée et à acquérir dons et psychisme intérieur capables de faire entrer l’improbable, l’imprévu, le dérèglement, le crime et la folie passagère là où règnent d’ordinaire routine et calme plat.

Une secrète alchimie née entre tel ou tel objet et l’imaginaire en irruption d’un Casimir Laroche ou d’un Pierre Lune ou d’un Barillet ou d’un Morphéas ou d’un Pénardin ou d’un Lafouine (tous convoqués par l’auteur en ses périples menés aux confins de la logique) suffit pour que la mort violente frappe vite avant de s’en aller cingler sous d’autres latitudes.

Il ne faut souvent pas plus qu’un invisible aléa (par exemple une étoile mal arrimée au ciel un soir de brume) pour qu’un galet retrouve soudain ses anciennes velléités d’assassin, pour qu’une ombre quitte subitement son locataire habituel afin d’aller commettre un meurtre à proximité ou pour qu’un collectionneur de casquettes subtilise celle d’un matelot qui « venait de massacrer deux paisibles promeneurs » pour se métamorphoser lui aussi en tueur.

« Ici les personnages sont des somnambules sous l’emprise d’un rêve implacable, à la fois tragique et dérisoire, dont ils ne peuvent espérer maîtriser les règles. Seul doit régner le destin ! »

Dans ces nouvelles aux chutes subtiles et implacables, l’auteur de La Vie privée des mots (La Différence, 2008) et de Chemin des équinoxes (Apogée, 2012) intercepte à chaque fois, entre fantastique et imaginaire, une séquence de l’existence ténébreuse d’un individu au parcours jusque là anodin. Il le fait au moment précis (et crucial) où celui qui touche le couteau tranchant de la lumière voit son destin s’assombrir puis vaciller et basculer dans l’inconnu et le néant.

Alain Roussel : « Que la ténèbre soit ! », éditions La Clef d’argent (9 rue du stade 39110 Aiglepierre).

mercredi 22 janvier 2014

Le Livre de "Quinze Grammes", caporal

Jean Arbousset est mort, « tué à l’ennemi à Cuvilly (Oise) », le 9 juin 1918. Il venait d’avoir 23 ans. Sa chance, si l’on peut dire, est d’avoir réussi à publier l’année précédente un ensemble de poèmes qui restera hélas sans suite, puisque le second manuscrit qu’il avait achevé – et qui devait s’appeler L’Amour, monsieur – et le roman de guerre qu’il était en train d’écrire n’ont jamais été retrouvés. Il ne reste donc présent que par Le Livre de « Quinze Grammes », caporal. C’est à son côté frêle et fluet qu’il devait ce surnom dont il se servait  pour signer lettres et textes.

« Ce sont les Poilus de l’Argonne
qui viennent de me baptiser.
J’aime mon surnom, car il sonne. »

Pour Éric Dussert, qui a établi et préfacé cette édition, ce recueil est « une sorte de petit chef-d’œuvre autonome ». Jean Arbousset y glisse de la douceur et de la noirceur. La mort est omniprésente. Celles des hommes tout comme celles des chevaux. Elle rôde surtout de nuit, bouge sur les talus, s’installe sous un ciel étoilé. Il essaie parfois d’atténuer la gravité de ses poèmes en leur procurant un rythme mélodieux. Procédant ainsi, il parvient à donner encore plus de tonicité à son propos. Ainsi, pour ces blessés qui attendent le remplissage de la voiture pour partir vers l’hôpital :

« Mais ils ne sont, ces blessés,
pas assez
pour mériter assistance.

Car l’auto ne se complaît
qu’au complet
à partir pour l’ambulance.

Les sept blessés ont crevé,
su’l’pavé
comme des choux à la crème,

pour avoir trop attendu,
temps perdu,
pendant un mois, le huitième. »

Arbousset sait se faire cinglant. Ses comptines se terminent mal. Le rire devient grinçant. La chute s’affirme tranchante. Derrière un tempérament joyeux, se cachent un esprit sarcastique, une sensibilité aiguë et une force remarquable. Pas de langue de bois. Pas de rêves portés trop haut. Mais çà et là un réalisme implacable, tel ce poème, saisissant, dédié à sa mère :

« Lorsque la mort viendra, comme une bonne femme
tout simplement, tout bêtement, faucher un corps
chez vous,
aimez jusqu’au détail du funèbre décor,
et si vous êtes pauvre
vous aimerez encore
jusqu’à ce triste bruit des clous
dans le sapin. »

Arbousset a beaucoup circulé entre 1915 et 1918. « On peine d’ailleurs à croire qu’un seul destin puisse conduire à la fréquentation de tant de zones de combat », note Éric Dussert. Il a connu les batailles d’Argonne, de Champagne, de la Somme, de l’Aisne, de la Lorraine. Il est mort peu avant que ne se termine la grande boucherie. En laissant un seul livre et pas le moindre portrait. Paul Géraldy, à qui il avait remis son ultime manuscrit pour qu’il le fasse parvenir à un éventuel éditeur dit qu’il « avait dans les traits quelque chose de fin comme d’une femme, de malicieux comme d’un enfant. Il faisait penser à un page. »

Le Livre de "Quinze Grammes", caporal est plus qu’un témoignage. Il marque le début d’une œuvre qui n’a pas pu se réaliser pleinement en y adjoignant les lettres que Quinze Grammes écrivait à sa marraine de guerre. Y figurent également des textes signés Paul Géraldy et Louis Dubreuil-Chambardel (qui côtoya Arbousset dans les tranchées) et une bibliographie complète.

 Jean Arbousset : Le Livre de « Quinze Grammes », caporal, édition établie et présentée par Éric Dussert, éditions Obsidiane.

samedi 11 janvier 2014

Brouillard

Jean-Claude Pirotte revisite régulièrement les territoires secrets que sa mémoire garde en réserve. Il le fait à la façon d’un arpenteur à l’esprit vif qui avance en quête de traces disséminées au fil du temps. Le passé a empilé ses multiples séquences dans une boîte intérieure qu’il entrouvre quand il en ressent l’envie. Ou quand le besoin s’en fait sentir. Et le besoin, irrépressible, vient cette fois du corps. Qui fatigue, qui flanche, qui, rattrapé par un cancer qu’il croyait endormi pour longtemps encore, ne peut émarger au présent qu’en renouant des liens ténus avec une époque pas vraiment révolue.

« La mémoire est tapissée de reflets trompeurs et de miroirs déformants. À mesure que l’on avance en âge, les reflets se brouillent et les miroirs se fêlent et s’obscurcissent. La mémoire, note Joubert, est le crible de l’oubli. »

La sienne le ramène aux années qui vont de 1957 à 1963. Il est alors étudiant, peu assidu, déjà marié et père d’une fillette qu’il doit (son mariage battant de l’aile) élever pratiquement seul. Plus tard, ce sont les grands-parents qui prendront la relève. Il vit dans une maison isolée où il rêve, lit, écrit. Ne sort que pour retrouver quelques types en sursis (Raymond, Frans, Carlo, Manu) avec lesquels il a récemment mené quelques virées et braquages nocturnes.

« Je suis de retour dans la maisonnette sous le grand chêne et je me convaincs de n’avoir ni épouse ni enfant. Ni ascendants, ni descendante. Rien ni personne susceptibles de constituer une entrave à l’existence que je m’étais promis de mener. Hors la loi, voilà qui me convenait. Dénué de chaîne et seul juge de mes actes. »

Le narrateur (appelons-le Pirotte) qui feuillette ses carnets d’époque, tandis que la maladie gagne et nécessite de fréquents séjours à l’hôpital, tente de se situer dans le brouillard du passé, dans le brouillon de ce début de vie où il s’est très vite retrouvé, presque par inadvertance, avec un tas de fils à la patte. S’affranchir d’un faux mariage, d’une paternité de hasard, d’un père honni, d’une famille bourgeoise et d’une bande de voyous locaux : voilà quelques uns des handicaps qu’il lui faudrait surmonter pour gagner enfin sa part de liberté.

« Ce vaudeville m’inspire, quand il ne me désespère pas. Où me suis-je donc fourré ? J’étais naïf au-delà de toute innocence. Et coupable. »

Comme toujours, Pirotte ne se cherche pas d’excuses. Il assume. Il gratte le vernis et appuie là où ça fait mal. Au cœur du réel. En filtrant juste ce qu’il faut (surtout ne pas s’épancher) pour récolter ce que celui-ci contient de romanesque. Et de tension, de douleur, de disparitions, de mal-être. Mais aussi d’incitations au départ, à l’errance, au voyage. Dans le temps, dans l’espace et dans les livres. Autrement dit partout où son écriture précise peut travailler, à la manière de cette araignée qu’il évoque au tout début du roman, pour tisser une toile discrète et lumineuse à l’intérieur de laquelle il ne cesse de se déplacer.

 Jean-Claude Pirotte : Brouillard, Le Cherche midi.

samedi 4 janvier 2014

Cap au Nord

C’est un road movie hors du commun. L’homme qui parle roule à bonne vitesse. Il a beaucoup à dire. Sur la solitude, la mémoire et le silence des pères. Le sien vient tout juste de mourir. Il lui doit un ultime voyage, le seul qu’ils feront vraiment ensemble. Et ce sera un retour aux sources, un périple souvent évoqué mais toujours remis. Pour le réaliser, il préfère l’asphalte la nuit. Se laisser guider par les phares qui éclairent un peu plus que la courbe des virages. Traverser la montagne en enfilant montées et descentes de cols avec arrêts rapides dans la vallée. Le père mort penche un peu vers l’avant. Il est assis sur la banquette arrière, casquette sur la tête et mains bien posées sur les genoux.

« A l’arrière pas un souffle... Pas un soupir. Agréable de voyager avec le père. Reposant. On voit quoi quand on est mort ? Rien sans doute... Vivant c’est la même chose. Rien non plus à comprendre... Le mode d’emploi est trop compliqué. C’est l’absurdité qui nous empoigne. Nous jette au sol. »

La voiture avale le long ruban de bitume avec un bel appétit. Le conducteur rêvasse, fume et ouvre de temps en temps « la petite valise noire invisible » qui contient (et parfois délivre) des souvenirs ordinaires, des scènes de vie éphémères quand lui et le père parvenaient à partager un moment infime mais précieux. Il remonte ainsi vers l’enfance, puis entre dans l’âge adulte, revoit le père silencieux, ouvrier modèle, immigré, mal payé mais n’osant réclamer son dû au patron.

« La mère régulièrement lui tombe sur le râble au père. Une furie la mère quand il s’agit de pognon. Lui cause au père augmentations de salaire qu’on voit jamais venir. »

L’étrange veille se poursuit, mobile, ponctuée d’instantanés revenus du passé. Piccamiglio décline cela en usant de ce style télégraphique déroutant mais très efficace et percutant qu’il manie depuis toujours. En enchaînant les phrases courtes, il donne à son récit un rythme haletant et soutenu. Celui-ci suit le tracé sinueux emprunté par la voiture. Le chauffeur attentionné jette ponctuellement un œil dans le rétroviseur pour voir si derrière le mort tient la distance. S’il lui arrive d’accélérer trop brutalement, il rétrograde assez vite, surpris par un virage en épingle à cheveux ou remis sur les bons rails grâce à un simple bouquet de fleurs, accroché ici ou là, en bordure de route, en mémoire d’un autre mort.

Leur croisière nocturne va les mener sur un parking situé près d’un cimetière à Bergame, là ou sont les racines, là où reposent les autres disparus de la famille, là où il faut aussi déposer le corps du père après avoir trouvé un cercueil, et de l’aide pour creuser la terre... Il sera alors temps de songer à faire route retour en laissant le mort apprécier, dans la Fosse Commune des Fervents Anonymes, cette grande solitude, qui, sa vie durant, semble ne l’avoir jamais quitté.


 Robert Piccamiglio : Cap au Nord, éditions Encre et Lumière.