mercredi 23 juillet 2014

Kaddish pour un orphelin célèbre et un matelot inconnu

C’est à travers une longue lettre sinueuse, adressée à un grand-père qu’il n’a pas connu, que le narrateur qui s’exprime ici souhaite poser les jalons d’une histoire familiale qui lui échappe en partie. Pour cela, il lui faut remonter aux sources, se rappeler les rares confidences de la grand-mère et tenter de remettre en ordre les pièces d’un puzzle qui a volé en éclats par temps de guerre, en l’occurrence celle sévissant en Algérie, durant cette année 1957 que ne termina pas l’homme autour duquel est conçu le roman. Il est le matelot inconnu du titre, l’orphelin célèbre étant Albert Camus. Tous deux sont « frères de bled et de tourment », nés à la même époque dans un pays qui n’était pas tout à fait le leur mais où ils avaient leurs racines, leur maison, leur famille. L’un s’est suicidé par balle à Guelma le 3 juillet 1957 et l’autre est mort dans un accident de la route début janvier 1960.

« Le seul qui me parlait de ton pays, le seul dont j’avais lu les livres, c’était Camus ; mais l’Algérie qu’il évoquait dans ses romans, ses nouvelles, était une contrée mythique, allégorique, c’était une Algérie vague, insituée, sans contours, parfois même innommée, qui se retrouvait parachutée dans un Septentrion de l’esprit. »

L’Algérie que recherche le narrateur (et l’auteur), c’est celle où a vécu et où est mort (et a été enterré) le grand-père. Il la reconstitue en suivant le fil rouge de la grande histoire, en y intercalant des bribes de mémoire transmises par ses proches, en questionnant photos, papiers divers, coupures de journaux et en s’inventant, lui qui n’y a jamais mis les pieds, un pays avec contrastes, odeurs, couleurs, arbres, espace. Il y ajoute la Méditerranée et ses portes qui s’ouvrent au monde. Revient sur le passé récent, sur la guerre, sur l’exode. Promet d’entreprendre un jour le voyage. De fouler la terre où repose celui qui, par bien des côtés, joue pour lui, des décennies après sa mort, un rôle fondateur.

« Aujourd’hui je suis fier de savoir que cette guerre t’a laissé en paix outre-mer ; fier de savoir que tu as déserté la énième armée de honte l’arme au poing, que tu as fichu le camp, rompu le rang, mis la clef sous le paillasson sali de l’Europe. »

C’est en remontant la généalogie familiale, dans des contrées de plus en plus hostiles, qu’il parvient à toucher de près la réalité de l’homme qui devait devenir son grand-père. Il retrace son parcours, ses 45 années de vie sur terre, sa reconversion d’ancien matelot-télégraphiste en agent comptable. Il lui parle, lui demande quelles étaient ses lectures et ce qui se cachaient derrière ses longues insomnies. Il bute naturellement sur les raisons de sa mort volontaire.

« À quoi pensais-tu, dans les derniers instants ? Le doigt crispé sur l’échappatoire glacée, te disais-tu “maintenant je suis à moi !” tel Caton d’Utique ayant caressé le tranchant du glaive qu’il reçut des mains d’un enfant ? »

La langue employée par Emmanuel Ruben dans sa prière aux morts est lyrique, rageuse et tourmentée. Il procède par incises brèves, impulsant nervosité et densité à son texte. Les vingt chapitres qui composent l’ensemble permettent un va-et-vient permanent entre les deux rives de la Méditerranée, non seulement en mêlant passé et présent mais aussi en décrivant, discrètement, la place que Camus a pu occupée au sein d’une famille dans laquelle sa présence rassurante et durable de mort donnant toujours de ses nouvelles a souvent permis de pallier (et de comprendre) l’absence du disparu de Guelma.


 Emmanuel Ruben : Kaddish pour un orphelin célèbre et un matelot inconnu, les éditions du sonneur.


mardi 15 juillet 2014

Rien seul

Rarement titre n’aura été si laconique, si explicite. Cédric, le personnage central du premier roman de Jean-Claude Leroy n’a rien, ne dit rien, existe à peine socialement, ou alors par intermittences, le temps de quelques petits boulots ou stages, et glisse (inexorablement seul) sur une pente où son esprit rebelle ne s’avère d’aucun secours. Il fait partie – et cela se perpétue dans sa famille de père en fils depuis quelques générations – des pauvres, des laissés pour compte, errant sur les bas-côtés d’un monde dans lequel sa timidité naturelle et son relatif manque d’entrain sont perçus comme des obstacles majeurs à son intégration. Il galère, s’accroche, décroche, construit un semblant de famille et quête des morceaux de bien-être qui ne durent jamais bien longtemps.

Plus il tente de ressembler aux autres et plus il s’en démarque. Il essaie pourtant « de faire vivant ». Rencontre une femme puis une seconde. Se retrouve père d’une petite fille qu’il ne verra bientôt plus. Tout semble lui répéter (lui-même se le martèle) qu’il est né pour perdre. Et il est vrai que la descente, qui va s’accélérer dès qu’il aura testé l’efficacité de l’alcool pour anesthésier sa souffrance, semble amorcée depuis son plus jeune âge.

« De par son isolement, tout lui devient difficile : ses tremblements, sa malléabilité, son angoisse. »

L’alcool, il s’y adonne sans compter. Et chute de façon radicale, vertigineuse, vivant désormais dans la rue, logeant dans des cabanes de fortune ou dans des wagons désaffectés et côtoyant des compagnons de trottoirs aussi désemparés que lui.

« Cédric a honte de sa faiblesse, il voudrait s’extraire de cette nasse, et c’est beaucoup de combats à mener en même temps. Trop pour lui. L’angoisse le tenaille, si bien qu’avant le premier verre avalé il n’ose pas sortir dans la rue, reste prostré. »

Derrière l’itinéraire effrayant que suit pas à pas, d’une manière presque clinique, Jean-Claude Leroy, avec une fluidité d’écriture qui ne se relâche jamais, pointe une réalité sociale aux effets dévastateurs. Ce n’est pas la misère elle-même, ou l’éviction d’un homme n’ayant pas emmagasiné assez d’énergie pour s’affirmer, qu’il explore mais le lent, l’implacable processus qui rejette et anéantit avec froideur celui qui tente de se démarquer pour se construire seul, à partir de ses manques, en ne nourrissant pas d’autres projets que celui d’une vie menée au jour le jour, loin de sa famille, et tout aussi loin des règles dictées par la collectivité.

Ce sont des solitaires de cet acabit que l’on croise également dans les récits et nouvelles que l’auteur a précédemment publiés chez le même éditeur. Il en dresse à chaque fois des portraits sensibles et psychologiques subtilement nuancés, s’attachant d’abord à leur discrétion et à leur humanité dans un monde qui ne tourne pas rond et où leur (indocile) singularité n’a pas droit de cité.

 Jean-Claude Leroy : Rien seul, éditions Cénomane.

vendredi 4 juillet 2014

L'Ange au gilet rouge

Il fallait peu d’espace à Pierre Autin-Grenier (un quart de page tout au plus) pour envisager un décor, un climat, un personnage, une énigme. Ainsi l’ange du titre... Il existe bien sûr. Il a même dû, un temps, voler, planer, s’amuser à passer en rase-mottes au-dessus des ronces avant de faire entendre ses cris (“une sorte de hurlement hybride”) dans le silence d’un soir.

« Ce soir-là, voyant rentrer notre rouquin encore plus blême que de coutume, son brûle-gueule tel un brasier en travers la mâchoire et l’œil égaré, on avait vite saisi que la situation n’était pas nette. Il gagna cependant son banc sans mot dire. Tendit son écuelle, fit chabrot et la vida d’un trait. Levant le nez pour s’essuyer la moustache d’un revers de manche et découvrant nos regards inquisiteurs, c’est alors qu’il lâcha, terrorisé : on écorche quelque chose du côté des collines ! »

Le cri, première des huit nouvelles qui composent cet ensemble (publié une première fois aux éditions Syros en 1990) s’attache à déceler, à renfort de lanternes, d’affûts, de marches dans les broussailles et de peur au ventre ce qui réellement se cache derrière ce “quelque chose” qu’on “écorche” dans la nuit.

L’auteur, qui aimait s'assoir à sa table de mémoire, au fin fond de la Friterie-Bar Brunetti, reprend ici des chemins qui lui sont familiers et que l’on sillonnait déjà dans ses premiers livres, notamment dans Jours anciens (Éd. L’Arbre, 2003) et Histoires secrètes (La Dragonne, 2000). Ces chemins se transforment volontiers en sentiers puis en rigoles ou travées qui mènent aux frontières de l’étrange et du fantastique, pas loin parfois d’un univers que n’aurait pas désavoué l’un de ses ex-voisins du Vaucluse, André de Richaud, au creux d’un monde obscur et primitif où Autin-Grenier s’était aménagé un secret et très personnel pied-à-terre. Il pouvait, retour du Grand Café où il avait ses habitudes, y donner rendez-vous à des barbares ou à des banlieusards, y croiser des fantômes ou des déménageurs, y porter des valises chargées d’air pur ou y cacher une moto volée...

« Rien de mieux qu’une moto ! Albert Londres avait une moto, Hemingway aussi, Blaise Cendrars et Henry Miller, même Bernanos avait une moto, on m’a dit ! »

Il pouvait surtout, dans ces lieux où le temps semble s’être arrêté un jour de drame familial ou de mort bancale, donner libre cours à ses penchants sombres en les ponctuant d’une dérision salutaire, prompte à relativer ces débuts de blues en perçant d’une simple pointe d’épingle (et d’humour) les encombrantes baudruches du désespoir.

« J’ai tué mon père en cinquante-deux. Eu égard à mon jeune âge, cela ne tira pas à conséquence pour moi. La flèche serait partie seule en somme, c’est le ressort de l’arbalète qui, par hasard, aurait lâché... C’est ce qu’on dit. Tout le monde, au village, s’accorda pour penser que nous ne sortions pas du fait-divers, certes tragique mais, somme toute, ordinaire. L’enterrement fut de haute tenue, notre famille fit preuve d’un esprit de corps peu commun... »

L’Ange au gilet rouge, surpris en train de battre la campagne, nous permet de suivre  quelques unes des histoires peu communes d’un clown triste qui attend - huit fois de suite - le dernier moment (et la dernière phrase) pour chausser ce fameux nez écarlate en plastique qui  fera toujours - quoiqu’il lui en coûte - préférer la pirouette aux larmes.

Pierre Autin-Grenier : L'Ange au gilet rouge, L'Arpenteur / Gallimard.

Un bel hommage est rendu à Pierre Autin-Grenier dans le n° 162 de la revue Décharge. Casimir Prat, Louis Dubost, Colette Andriot, Jean-Louis Massot (qui vient de rééditer Chroniques des faits aux Carnets du Dessert de Lune), Thomas Vinau, Georges Cathalo, Claude Vercey et Jacques Morin évoquent l'homme, l'ami, le chroniqueur, l'écrivain qui  a faussé compagnie à tout son monde en avril dernier.