vendredi 24 avril 2015

Bleu éperdument

Onze récits. Et autant de portraits de femmes qui se ressemblent. Toutes vivent à Los Angeles ou aux alentours. Elles flirtent avec la quarantaine. Habitent dans des appartements situés dans les quartiers pauvres. S’invitent parfois chez les riches, le temps d’un vernissage ou d’une soirée dans un bar branché. S’offrent à l’occasion un séjour à Hawaï. Rêvent alors au bleu du ciel et à des jours meilleurs, capables d’absorber le trop-plein de leurs années de galère. C’est qu’elles ont déjà accumulé un très lourd fardeau. Un passif qui pèse. Et qui devient de plus en plus difficile à porter. Pour leur corps, leurs nerfs, leur tête.

« Elle s’enferme dans les toilettes des femmes et tire quatre lignes de cocaïne, elle agit vite et réitère l’opération. Le bistrot tient du boui-boui. La nappe en plastique est sale. Le ventilateur hors service. Les vitres maculées de traces de doigts. Elle devrait, se dit-elle, garder le fil de sa consommation de coke. »

Elles sont seules. Elles naviguent sur le fil du rasoir. Elles ont presque toutes un enfant à charge. Elles lisent et écrivent de la poésie, animent des ateliers d’écriture, restent sous la menace d’addictions diverses, pointent aux Alcooliques Anonymes et se battent jour après jour pour ne pas replonger. Il suffit d’un verre pour annihiler, en une seconde, la lutte menée pendant des mois d’abstinence et éprouver à nouveau la honte, la douleur de n’avoir pas pu tenir. La présence des hommes ne leur facilite pas la tâche. D’autant que ceux que le hasard des rencontres placent sur leur chemin s’avèrent peu fréquentables.

« Nous sommes une espèce réfugiée à qui même la symétrie ordinaire fait défaut. Nous sommes mutilés. Rien ne renaît de ses cendres. Cette terre, c’est l’enfer. »

Avec son style implacable, ses phrases nettes, tranchantes, ses éclats colorés, sa façon de brosser des séries de portraits brefs, d’improviser de fréquents retours en arrière en multipliant les scènes très visuelles, presque cinématographiques, Kate Braverman nous plonge dans une réalité qu’elle connaît bien. Le rythme qu’elle impulse à ses récits est intense. Tous les sens sont sollicités. Il y a chez elle un lyrisme retenu qui amène le lecteur au centre d’un univers à la dureté palpable et lumineuse, sans le moindre pathos. Sa langue monte en puissance au fil de la narration, créant de beaux (et cruels) télescopages entre les espoirs et les désillusions, entre la nécessité de tenir debout et le quotidien douloureux vécu par chacune de ces femmes, entre l’apparence qu’elles se donnent en société et la fracture intérieure qu’elles essaient d’endormir du mieux possible.

« Mes amies sont avec moi en permanence, elles luisent dans le noir, rouges, inhérentes à mon horizon intime. Elles m’aident à voguer sur les flots pernicieux et obscurs qui animent toute chose. Elles font office de cierges ou d’incantations visuelles. Elles tempèrent le néant miné jusqu’à la gueule, tous les crocs dehors. »

 Kate Braverman : Bleu éperdument, traduit de l’anglais par Morgane Saysana, Quidam éditeur.


mercredi 15 avril 2015

Nocturama

La nuit tombe sur les Ardennes et Sedan, vue d’en haut, émerge de la brume grâce à ses centaines de spots orangés qui clignotent dans les bas-fonds. C’est le moment idéal pour surprendre dans les parages un type en train de s’amuser en roulant tous feux éteints sur une route qu’il connaît comme sa poche ou une jeune femme sillonnant sous acide des chemins tracés entre des friches appelées à disparaître à plus ou moins long terme. Ces deux-là se retrouvent, avec d’autres, et pas uniquement saisis au pays des sangliers mais également à Rouen, à Londres, à New York ou ailleurs, dans les récits intenses vécus et transmis par G. Mar dès que la nuit noire lui permet de devenir rêveur impénitent tout occupé à recycler et à transcender avec fougue les images d’un passé peu pimpant.

« Isabelle conduit en état d’ivresse dans un décor de cambrousse et de carcasses de tracteurs plantées au bord d’une route pleine de chats dégoulinant d’huile de moteur et d’insectes affairés à la copulation ou la ponte – nous nous rendons tous les deux dans un bar de village où l’écriteau "Interdit de servir de l’alcool aux mineurs" n’est accroché au-dessus des bouteilles qu’à des fins de déco. »

Il arrive que certains des personnages qui débarquent sans crier gare pour effectuer un tour de piste chez les vivants soient déjà morts depuis un bon bout de temps. Quelques uns, adeptes d’un "no future" catégorique, ont tiré leur révérence en faisant parler la poudre ou la corde. Trop à l’étroit dans les mémoires, ils s’affranchissent des prisons mentales où leur statut de disparus les avait relégués pour venir réactiver les souvenirs du narrateur. Ils en profitent pour titiller son imaginaire tout en aiguisant son attrait pour la fiction. Cela déclenche chez lui des séries d’improvisations oniriques avec errances garanties et scènes fulgurantes à l’appui. Les rescapés de la mémoire (« les anges de la désolation punk ») s’en donnent à cœur joie. Ils roulent sur les jantes, mordent les bas côtés de la réalité et osent enfin entreprendre ce que la raison leur avait trop souvent ordonné de ne pas faire.

« Christelle se colle du rouge à lèvres autour des yeux – Jimmy s’accroche des centaines de cadenas à la ceinture – Annabelle un chiffon imbibé de K2R sur le bas du visage cligne à toute vitesse des paupières dans ma direction – Marc a les pupilles dilatées à la taille de boules de billard et couve un affreux rictus de gosse fou – Fresse jongle avec des haches à découper les poulets en crachant du feu – Maurice assène des coups de poings stroboscopiques au vide – Bastos se perce les oreilles avec des aiguilles à tricoter. »

Le texte de G. Mar, qui alterne passages posés et scènes cadencées, vibre en permanence. On y pressent une autobiographie remixée qui s’aère, se frotte parfois aux événements du monde (Tchernobyl, J.O. de Londres, chute du mur de Berlin) tout en restant portée par un phrasé à flux tendu. Les vingt-deux séquences de son diaporama nocturne balaient hameaux perdus, zones industrielles ou mégalopoles. Ses reflets bleu-acier (qui courent des eaux de la Meuse à celles de la rivière Chicago) permettent à tous ceux qui cognent leur verre l’un contre l’autre dans les bistrots isolés des campagnes désertes de se regarder (morts ou vifs) droit dans les yeux, et ce jusqu’à l’aube.


G. Mar : Nocturama, Le Grand Os éditeur.
Auteur d’un premier livre, The Beat Degeneration (D. Fiction, 2014), G. Mar anime le site La part du mythe.

mardi 7 avril 2015

Tous les fils dénoués

Rares sont les poètes contemporains qui savent s’imprégner d’un paysage jusqu’à le sentir vibrer, ou tout au moins frémir, en eux. Michel Dugué est peu à peu devenu l’un de ceux-là. Il le doit tout à la fois à son approche discrète, à sa façon d’être (et de rester) en éveil, en alerte, à la qualité de ses silences, à l’acuité de son regard et à la précision des scènes fugitives qu’il réussit à capter puis à restituer.

« Sous l’averse le paysage se vêt d’un habit grisé. Mécanique grippée, il ralentit.
C’est un promeneur aussi âgé que les pierres, une ronce mutique recourbée sur le bord d’un fossé où s’écoule une eau d’argile. »

Rien n’est laissé au hasard et tout est dit avec simplicité et justesse. Il délimite, pour ce faire, son champ de vision. Le cadrage est millimétré. Il est réalisé au fil de la promenade, quand le marcheur (qui avance avec lenteur) décide de s’arrêter, persuadé que l’immobilité lui permettra de mieux percevoir les mouvements qui sont à l’œuvre alentour.

« La courbe du chemin nous dissimule la descente à la grève. On sait néanmoins qu’elle est proche. Nous entendons l’étirement de la houle. La pluie s’est remise à tomber. Le jour s’est défait. Le paysage se reforme autour de masses sombres que percent des lumières électriques. »

On le retrouve le plus souvent dehors, en train de se frotter aux humeurs changeantes du ciel, en quête d’un rai de lumière, curieux, attentif à ces lieux qui ne délivrent presque rien de leurs secrets. L’humilité est ici de mise. L’homme de passage sur ces rudes bouts de terre qui n’ont nul besoin de sa présence pour perdurer l’accepte volontiers.

« Je m’en remets à des failles
plus concrètes
que les mots qui les nomment. »

Il interroge tel ou tel fragment d’un paysage familier qu’il ne cesse pourtant de découvrir, en l’habitant, en respirant amplement un peu de cet air invisible que régénère le vent de mer qui souffle en ces contrées qu’il arpente en toutes saisons.

« La conjonction des signes fait un monde en suspend. L’air invisible a sa part de mystère ou d’hésitation. Se blesserait-il aux ronces lorsque dessus il roule ? »

 Michel Dugué : Tous les fils dénoués, éditions Folle Avoine.