mercredi 22 juin 2016

J'ai connu le corps de ma mère

Il y a parfois d’étranges concordances de dates entre débuts et fins de vie et il arrive que tel ou tel mois porte en lui, pour certaines familles, une sorte de malédiction qui se confirme au fil du temps. Ici, c’est février qui se pare de noir. Et tout particulièrement deux de ses jours. Le 19, jour de naissance et de mort de la grand-mère maternelle et le 17, jour de l’enterrement du père (1987) et jour de naissance (1951) et de mort (2009) de la mère. C’est elle que Gladys Brégeon évoque. En s’arrêtant sur ce corps qui l’a vu naître et qu’elle a vu vivre et s’agiter, puis dépérir, mourir et disparaître.


« Je me souviens de ses genoux
De ses chevilles
De la forme de son pied au repos

De son dos
Cette courbe que j’ai massée
Sous laquelle tout la tuait

Sa douceur
Sa maigreur »

Elle note avec brièveté et précision les manques, les habitudes, les moments de bien-être, les muscles tendus, détendus, la souplesse, la vivacité, la respiration calme ou haletante, la subtile mécanique d’un corps qui tourne rond avant de se dérégler, provoquant par là même un autre déraillement, plus intérieur et profond, qui laisse les témoins hagards et sans voix.

« Je ne comprends pas ce qu’elle me dit
Dieu
Des visites
Ma sœur
La sienne

Les prolongations

Dit-elle »

Il faut peu de mots, et peu de pages, à Gladys Brégeon pour toucher de près le départ de celle qui s’éloigne du « centre-vie ». Son livre, hommage - et tombeau - à « Celle d’où je viens / Ma mère », est simple et concis. D’une grande sobriété. Et d’une infinie délicatesse.

« Le corps
Qu’allons-nous faire sans le corps
Et avec
Qu’allons-nous faire du corps »

 Gladys Brégeon : j’ai connu le corps de ma mère, éditions Isabelle Sauvage.


lundi 13 juin 2016

La Scie patriotique

Ce sont ceux de la Ultième. Des féroces en quête d’adrénaline. Des déclassés qui hurlent dans la nuit noire. Des types bien décidés à en découdre. Ne demandent même que ça. Se battre, tuer, massacrer. Faire place nette tout autour. Il y a là Rigodon, Septime Sévère, Hilaire, le frère aumônier et beaucoup d’autres qui s’épuisent dans une guerre qui a des allures de 14-18. Tous vivotent à l’arrière, mal en point, avec croûtes,  herpès, diarrhées. Pris dans le froid et la neige, coincés dans des tranchées qui sentent la terre et le sang mêlés mais où ils se préparent néanmoins à fêter Noël, le temps d’un bivouac improvisé sous les bâches. Avec au menu une soupe brunâtre et un bout de viande. Un morceau qui a du mal à se frayer un passage en eux tant il leur rappelle les aboiements joyeux du chien Toto qu’ils sont tout simplement en train de bouffer, noyant leur effroi à coups de grandes goulées de schnaps.

L’infecte festin a pour effet de mettre instamment le feu à leurs boyaux, l’incendie se propageant très vite à leur cerveau, enclenchant une sorte de transe collective au cours de laquelle le seul officier qui tente d’élever la voix a le son coupé net, sa gorge étant tranchée en un quart de tour par la scie égoïne de Septime Sévère.

« Rigodon lançait les hip hip. Septime Sévère levait les bras. Ils le nommèrent empereur. À présent qu’il était chef les choses allaient changer. Les compagnies d’arrière-garde fusionnaient dans une division qui montait à l’ennemi. La Ultième était en route vers la gueule du diable. »

Après quoi, l’escouade zigzague à l’estime. Ils traversent des paysages abrupts. Tuent en cours de route. Des enfants, des femmes, des vieux qui s’étaient réfugiés dans une église pour tenter de sauver leur peau. Le soir, ils posent leur corps déglingué n’importe où. Se recroquevillent, dorment en grognant, ne rêvent pas beaucoup. Mieux vaut ne pas se trouver sur leur passage. Ce sont des joueurs-tueurs. Des types qui ont perdu toute humanité et qui suivent sans barguigner ce chef qui coupe tout ce qui dépasse.

« Ici pas de plainte. Mais trouver les cancrelats au frais dans la forêt, les enfumer. Détruire le nid. Pas de capture. Les faire crever. »
En à peine cent pages, en un texte tendu et ramassé, Nicole Caligaris tape juste et fort. Elle décrit avec précision la horde funeste en action, offrant au passage un terrible condensé de toutes les guerres en un seul roman, son premier, réédité, vingt après sa première publication, avec en prime douze dessins de Denis Poupeville, à qui elle dédie d’ailleurs son livre, expliquant, en fin d’ouvrage, comment il l’a aidé, grâce à de précédents travaux, découverts dans son atelier au moment où la guerre faisait de nouveau des milliers de morts en Europe (en Bosnie), à entreprendre l’écriture de La Scie patriotique.

« Ce qui a fait naître le texte et par quel mécanisme, je l’ignore. J’ai classé les dessins, j’en ai formé une suite. Et ce qui s’est passé, je suppose, c’est que j’ai changé de plan ce qu’ils représentaient. Voilà comment j’ai déplacé ces figures de Denis dans mon castelet littéraire. »

 Nicole Caligaris : La Scie patriotique, dessins de Denis Poupeville, Le Nouvel Attila.

dimanche 5 juin 2016

Bohumil Hrabal

L’œuvre de Bohumil Hrabal, l'un des grands écrivains tchèques de la seconde moitié du vingtième siècle, m'accompagne depuis le début des années 1980. Je relis régulièrement ses livres traduits en français, retrouvant à chaque lecture cet univers, celui des cafés et des bars de Prague, où le tonique raconteur d'histoires qu'il était allait puiser son inspiration. L'envie d'évoquer son parcours, sous forme de récit, après avoir été mettre mes pas dans les siens, là-bas en Tchéquie, est venue tout naturellement. Avec en tête l'idée de suivre l'homme et l'écrivain au fil de ses périples de Brno (en Moravie) où il est né en 1914, passant son enfance dans la brasserie familiale, jusqu'à Prague où il fréquentait assidûment Le Tigre d'or, le café très animé qui lui servit tout à la fois de quartier général et de refuge pour vivre le moins durement possible son exil intérieur.

« Dans ma bruyante solitude au Tigre d'or, je frémissais de mystère, d'alétheia, de ce qui attendait ma tête, de ce qu'il me faudrait maintenant raconter, de toutes mes expériences avec le totalitarisme. »

Choisir de ne pas quitter définitivement ce pays où il se sentait (à juste titre) traqué et où ses livres étaient interdits ne fut pas – on s'en doute – une partie de plaisir (1). Cette lutte incessante, Hrabal l'a menée avec les armes qui étaient les siennes : l'humour, la fantaisie, la palabre et la littérature. C'était un malicieux. Un être généreux qui aimait les autres. À commencer par ceux avec qui il partait naguère en virée dans Prague pour d'épiques tournées de bar en bar (le peintre et graveur Vladimir Boudnik et le poète-philosophe Egon Bondy) et ceux qu'il a côtoyé çà et là, au hasard des nombreux métiers qu'il a dû exercer en marge de son activité d'écrivain. Parmi eux, monsieur Hanta, l'ancien athlète chargé de pilonner des quantités de livres et qui mettra un point d'honneur à en sauver un maximum. Il est le personnage principal d'Une trop bruyante solitude, le chef d’œuvre de Hrabal.

« Je ne suis venu au monde que pour écrire Une trop bruyante solitude », disait-il.

La vie de Hrabal est bien trop foisonnante pour prétendre pouvoir la retracer en quelques dizaines de pages. À moins de se lancer dans l'écriture de la grande biographie qu'il mérite et qui n'a toujours pas vu le jour. Mon souhait, plus mesuré, était d'évoquer son œuvre et de le remercier (pour ce qu'il ne cesse de m'apporter) en revenant sur quelques fragments de son parcours.

A la fin des années 1980, Hrabal, qui aimait (quand on l'y autorisait) faire des escapades à l'étranger, et les restituer ensuite dans ses livres, entreprit un dernier voyage hors d'Europe centrale. Il alla aux États-Unis pour y tenir une série de conférences dans une dizaine d'universités. Il en rendit compte dans une série de lettres (Lettres à Doubenka) adressées quelques mois plus tard à celle qui l'invita là-bas. Il en profita pour juxtaposer à ses souvenirs d'Amérique le récit des manifestations qu'il suivait alors de près, chaque jour à Prague, et qui allaient aboutir à la « Révolution de velours », en janvier 1989.

« J'ai déjà les larmes aux yeux, déjà je les vois, ces belles jeunes filles et ces jeunes hommes, ces étudiants qui s'avancent graves et fiers car le destin ne passe pas à côté d'eux, mais marche avec eux et en eux, eux seuls sont à même de rayer le diamant de notre société ».

Un jour, que personne ne vit venir, l'écrivain tomba pourtant brutalement du cinquième étage de l'hôpital de Bulovka, où il était soigné. C'était en février 1997. Le soir même, et jusque tard dans la nuit, une longue veillée funèbre – avec bière et charcuterie à volonté pour mieux communier – fut improvisée au Tigre d'or. Ailleurs d'autres le saluèrent, en d'autres lieux, d'autres villes, en buvant également à la santé posthume du grand raconteur parti rejoindre son maître, Jaroslav Hašek, l'auteur du Brave Soldat ChvéÏk .

Il était (et demeure) l'un des rares bons vivants de la littérature.

L'ultime parade de Bohumil Hrabal, éditions La Contre-Allée (en librairie le 9 juin).

(1) Hrabal en parle dans cette courte vidéo