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dimanche 2 février 2020

In/Fractus

Entre ce matin, 6h30, où elle découvre, par un texto, que son frère a été victime d’un infarctus, et le lendemain, à la même heure, où, enfin rassurée, elle s’apprête à débuter une journée plus calme, la mémoire d’Angela Lugrin s’emballe.

« Mon téléphone indique plusieurs appels en absence. Je n’ai rien entendu. »

Ce ne sont pas simplement vingt-quatre heures de sa vie qui s’écoulent. Ce sont plusieurs moments de son existence qui refont surface, la ramenant toujours vers ce frère couché dans une chambre de réanimation cardiaque de l’hôpital Lariboisière. Des scènes liées à l’enfance, à l’adolescence et à leur vie d’adulte, au bord du lac Léman, à Bénarès, sur l’île de Houat ou ailleurs reviennent, qui expriment les liens et les complicités qui les unissent.

« Mon frère est là, son grand corps allongé dans une petite chambre qui clignote de partout. Mes yeux se portent sur la fenêtre, une fraction de seconde je crois deviner un parc inquiétant de saules pleureurs. »

Circulant dans le passé, l’entremêlant, au fil des heures, à son présent inquiet, ce sont également les êtres qui l’attirent qui surgissent. Tous ont des parcours assez cabossés mais ce sont eux, et pas les autres, qui lui transmettent un peu de leur colère et de leur énergie. Il y a là Stick , le punk des rues, « défoncé et rigolard », qui assiste aux concerts du groupe de punk-rock qu’elle a formé avec son frère. Ou Bahiya, la jeune noire, toute en révolte, qui a donné du fil à retordre à l’enseignante qu’elle est. Ou encore, sur l’île, le chauffeur de l’estafette blanche aux bras piquetés de trous noirs à cause des seringues qui s’y sont enfoncées. D’autres se joignent à eux pour taper à la porte de ses souvenirs. Son père, sa mère, ses grands-parents, son mari, tous se donnent rendez-vous en ce jour où l’infarctus a frappé.

« Ce matin, le mot "infractus", ce mot des pauvres, des illettrés, des apeurés, je veux qu’il soit un mot puissant et vigoureux comme un chevalier, désignant en toute logique le sentiment d’être brisé du dedans, d’être vaporeux et en lambeaux, sans base distincte. »

Pour réparer ce dedans qui se lézarde passagèrement, Angela Lugrin convoque, en plus de ses souvenirs, ses livres et ses auteurs de prédilection. Ils sont divers et nombreux. Elle parle d’eux avec enthousiasme et émotion et explique avec clarté, en une écriture souple et assurée, ce qui, dans leurs textes, à travers les personnages mis en scène, la touche en l’aidant à recoudre certaines plaies et à bien saisir, mieux comprendre, la complexité des êtres et de leurs vies fragiles.

Angela Lugrin : In/Fractus, éditions Isabelle Sauvage.

lundi 14 décembre 2015

En-dehors

Cela fait un bon bout de temps que la vie au dehors n’existe plus pour eux. Ils sont détenus à la prison de la santé et c’est dans son enceinte qu’Angela Lugrin les retrouve une fois par semaine. Elle y enseigne la littérature et les prépare à passer le diplôme d’accès à l’université. Ces hommes, jeunes pour la plupart, ont connu jusque là des parcours chaotiques. Chacun a sa personnalité. Ils peuvent être fringants, timides, séducteurs, arrogants, rieurs, effacés. Tous sont momentanément rejetés sur le bord de la route, ne s’y complaisant pas mais s’y adaptant néanmoins à leur manière, avec en eux une flamme qui les portent à étudier.

« Le corps de ces hommes dit l’absence. Leurs mouvements ralentis. Une nonchalance angoissée. Une sorte de mollesse dans les muscles qui saillent. Des pas chaloupés. Des yeux fatigués. Un point aussi dans le ventre autour duquel le corps s’organise. Un centre d’équilibre. Vital. »

Évoquant ses cours, l’étude du Cid ou des Liaisons dangereuses notamment, elle note la façon qu’ont ces détenus d’appréhender les textes, de les commenter, de se moquer aussi de ces personnages littéraires qui leur semblent, de prime abord, très décalés. Elle les aide à entrer dans ce monde secret, à laisser de côté leurs a-priori, à exprimer et à expliquer leurs points de vue. Elle parvient, au fil des séances, presque toujours en douceur, à cerner la sensibilité de chacun, dessinant au final une série de portraits précis et attachants.

Elle sait qu’il lui faut en permanence garder une certaine distance, ne pas céder à l’empathie, et pas plus à la compassion. Être à sa place et s’y tenir. On la sent, au fil des chapitres qui s’assemblent en suivant la chronologie de l’année, totalement investie dans sa mission, au point d’en rêver parfois la nuit.

« Ce n’est pas un monde idéal, évidemment. Juste un monde à l’abri du dehors. Une sorte de forêt obscure et envoûtante de contes de fées. Pour moi, qui en sort toujours. Pour eux, c’est un enfer où les heures ont cessé de couler. »

C’est un récit posé et captivant que propose Angela Lugrin. Elle accompagne ses étudiants jusqu’à l’examen (plusieurs vont le réussir), rappelle l’âpreté de la vie en détention (vétusté des cellules, fouilles, brutalités, suicides, nuits sans sommeil) et ne se réfère jamais aux faits qui les ont amenés là. Son propos et son travail se situent ailleurs. En prison certes, mais légèrement "en-dehors", dans une salle de cours qui s’ouvre pour donner une autre respiration (et un peu d’air venu de l’extérieur) à ceux qui vont s'y retrouver durant l'année.

« Jean me dit que les personnages des Liaisons dangereuses sont des "vicelards". Je lui dis qu’on s’en fout, qu’on n’est pas là pour porter un jugement moral sur eux, mais juste pour observer les recoins de la langue, soulever quelques pierres et regarder si la terre est humide, brûlée, fertile. »


 Angela Lugrin : En-dehors, éditions Isabelle Sauvage.

dimanche 19 octobre 2014

Marie,

« Votre voix a été entendue par une voix en moi, qui aujourd’hui vous parle. »

C’est à Marie Depussé que s’adresse ainsi Angela Lugrin. Elle se donne une nuit d’été (ou plus) pour lui écrire cette longue lettre qui va lui permettre de remonter le temps en revenant d’abord sur leur première rencontre.

« Au mois de mai, j’entre dans le dernier cours de l’année de Marie Depussé auquel je suis inscrite depuis septembre, pour comprendre en quoi consiste l’examen. »

Ce qui la fascine alors, elle qui considérait « l’université comme la chambre mortuaire de la pensée », ce sont, pêle-mêle, le visage avenant, la grande liberté qui se dégage du corps de celle qui donne le cours et surtout sa voix et ce qu’elle transmet, avec sensualité et simplicité, en incitant à la réflexion.

« Ce jour-là, je vous rencontre et je vous aime. »

L’attrait est discret et réciproque. Quand Angela Lugrin travaille sur Bonnefoy et sur le Quattrocento, puis sur les figures maternelles chez Duras, c’est Marie Depussé qui devient sa directrice de mémoire. Plus tard, celle-ci lui proposera un poste de chargé de cours à Paris VII, en complément de celui qu’elle exerce en tant que professeur en collège.

Elle avance dans sa lettre et dans le temps en parvenant à dessiner le portrait de celle qui, outre l’enseignement de la littérature à l’université et en milieu carcéral, est également psychanalyste à la clinique de La Borde et auteur de six livres chez P.O.L. Un parcours à l’écoute des autres. Un itinéraire où la parole juste, précise, apaisée, s’avère nécessaire. C’est cela qu’elle saisit, dans un texte qui se promène, par petites touches, dans la vie et l’œuvre d’une femme en qui elle reconnaît avoir cherché la mère qu’elle aurait aimé avoir.

« Chez ma mère, la parole est inévitablement du côté du meurtre, et la vôtre du côté de l’assassin. Ce qui n’est pas la même chose. Votre parole est combative, elle se manifeste auprès des êtres abîmés mais vous ne prêchez pas l’assassinat. »

La réflexion est en permanence au centre de cette lettre qui se transforme en premier livre. Elle invite au dialogue, y compris avec soi-même. Angela Lugrin dit, au fil des pages, qui elle est, sans jamais s’appesantir. Il y a ses joies, ses échecs, son travail, la musique punk, ses filles mais surtout cette quête d’un bien-être qui passe par la relation aux autres et dans laquelle la présence rassurante de Marie Depussé est essentielle.

« Il y a quelque chose d’ininterrompu en vous. Il me semble que vous n’avez jamais renoncé à votre beauté et que celle-ci s’accorde parfaitement à votre décision. Des larmes ont peut-être été versées. Vous avez épousé la solitude et le déchirement des fous. »

 Angela Lugrin, Marie, post-scriptum de Marie Depussé, éditions Isabelle Sauvage.