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lundi 4 avril 2022

Les heures

Lire Anne-Marie Beeckman, c’est entrer dans un monde que notre carapace blindée au réel nous empêche souvent de percevoir. Il est pourtant là, empli de sensations, à disposition pour peu que l’on ait gardé à portée d’esprit une part d’enfance, avec ses rêves, son imagination fertile, ses émotions, ses émerveillements, avec sa nature tranchante, ses contes, ses légendes où passent (et meurent aussi) des animaux aux yeux vifs et aux ventres qui quémandent. Pour pénétrer dans ces recoins secrets, rien de mieux que ce livre d’heures où mois et saisons égrènent leurs odeurs, leurs humeurs, leurs jeux d’ombre ou de lumière et leurs désirs susceptibles de donner de l’élan à tout être prêt à les recevoir et à s’en imprégner.

« Avril au campanile, noce de l’aiguille et du fil. Prépondérance du vert. L’étang, fourré de laîches et de petit-gris, retient les rames. Du fond du lac monte une bulle. C’est avril, tout s’effile et les avrils anciens sont écartés aux ronces. S’enfle le ventre de la parturiente, mûres noires en gésine.

Avril voulait la langue des oiseaux dans sa flûte. Avril poussait son herbe sur les tombes joyeuses où les amants passent aux cornes des béliers un anneau hésitant. Avril voulait rouler comme une pomme au bord du seau.

Avril aurait bien voulu, Mais avril mourait. Mai pourrait survivre. »

Les mois défilent. Le calendrier s’enrichit d’instants précieux, happés en regardant les haies onduler sous le vent de mai ou en surprenant les gémeaux qui basculent dans les andains de juin. Ailleurs « hommes et femmes partent pour la chasse au faucon ». L’été étire sa lumière. Les chèvres sont douces et les « grives saoules ».

« On regarde une bouffée de brume monter de la rivière. En un clin d’œil, la terre a disparu. On ne se cogne plus au fer acéré de l’ogre. On envisage un destin de ouate. Puis tout se déchire, on avale une goulée d’air. »

Parfois les heures voyagent. Anne-Marie Beeckman se transporte alors au Moyen-Age. Ou s’embarque pour le Grand Nord. En suivant Ursine, l’ourse au pelage mouillé (et parfois gelé) qui cherche de quoi augmenter son taux de graisse en pataugeant dans les cours d’eau ou en guettant du cormoran frais sur les berges.

« Ursine, les traces sanglantes autour de ton museau ne sont pas jus d’arbouse. On dit aussi busserole. On dit raisin d’ours. Mais au bel aujourd’hui ta faim est d’autre sorte. La grande volaille blanche se raidit et succombe, on trouve un enfant étendu sur une aile de cygne. »

Suggestive à souhait, recelant de nombreuses associations de mots qui n’ont pas l’habitude de s’accoler (et qui ouvrent ainsi en grand les fenêtres de l’imagination), la poésie d’Anne-Marie Beeckman est claire et lumineuse, comme peut l’être l’eau d’une rivière qui donne à voir le gravier doré de son lit en même temps que le ciel qui se reflète à sa surface. Poésie magique, sensuelle, d’une enivrante fraîcheur.

 Anne-Marie Beeckman : Les heures, éditions Pierre Mainard.

jeudi 4 juin 2020

Le Trèfle incarnat

C’est à partir d’une série de neuf dessins offerte par Georges-Henri Morin, intitulée Une journée de Nô, qu’Anne-Marie Beeckman a conçu ses poèmes. Elle y apporte ses mots, son imaginaire, le monde secret qu’elle porte en elle. Celui-ci ne se dévoile que par touches, en un montage subtil où décor et personnages prennent place.

« Nous allons essayer de monter le théâtre où se déroule nos derniers jours.
Laissons là l’hiver, ses choses tristes et dénudées, hormis la belle, qu’il faut deviner sous les fourrures.
Préférons le printemps, le sein qui gonfle et va éclore.
Las, on sait ce qu’apporte le printemps, laissons là les saisons, elles restent pour les prunes. La pluie seule mouillera les manches. Ce seront vestes, oubliées sur les clôtures. »

Elle s’empare du titre voulu par l’artiste et s’inspire du théâtre japonais en faisant alterner, poème après poème, le Nô (drame lyrique) et le Kyôgen (scène comique). Les mots frémissent, s’assemblent, préfèrent la sensation au sens (mais le suggèrent néanmoins) et s’arrangent pour mettre presque naturellement les sens en émoi. Ils détournent subrepticement contes, comptines et maximes. Avec eux, le corps vibre, le désir est en embuscade, les linceuls se déchirent, le ciel s’ouvre, la nuit brille de mille feux follets, « la rhabilleuse » entre en scène, ou « les servantes d’auberge », ou « les montreurs d’insectes », ou « les buveurs de saké ». Chacun, chacune, entre dans le poème qui leur est dédié en y glissant une ombre, un mystère, un savoir-faire et une envie de découvrir un monde caché et pourtant bien vivant, un monde plus rebelle, plus revêche, plus sauvage et irréel, plus rassurant, plus habitable, un monde fragile et minuscule qui ne se donne qu’avec parcimonie.

« Il faut qu’un spectre prenne forme,
sinon la nuit se fige :
toupie de ses hanches,
éteignoir de ses fesses,
grande ombre de ses seins,
gouffre du ventre sur les escargots.

Les dormeurs s’éveillent,
se prennent à partie.
Les poulies sifflent,
les injures fusent,
le palan les emporte.
Et les servantes rient
derrière leurs mains très douces. »

Anne-Marie Beeckman rend visible l’envers du décor. Elle s’aventure hors des sentiers battus. Rencontre des personnages qui viennent de loin. Devient parfois l’un d’entre eux. Trouve les mots justes pour dire l’effervescence, la magie et l’enchantement qu’il y a à cheminer ainsi. Elle saisit les vibrations qui montent et résonnent autour d’elle. Puis elle les transcrit, et c’est alors sa langue qui fuse, s’amuse, s’étonne et vibre, elle aussi, sans jamais se départir de cette inventivité pleine de fraîcheur qui émane de sa poésie.

Anne-Marie Beeckman : Le Trèfle incarnat, poèmes sur des dessins de Georges-Henri Morin, éditions Pierre Mainard.

dimanche 12 octobre 2014

Le ciel & autres contes

Il faudrait dénouer ces liens serrés qui nous font trop souvent tourner autour d’une réalité appauvrie. Tenter de retrouver nombre d’automatismes d’enfance largués en cours de route. Oser les dévoiler et les revivifier. Pour ce faire, pour réparer ces instincts qui tardent à répondre, pour les inciter à jouer de nouveau avec le corps et la pensée, il y a la poésie d’Anne-Marie Beeckman. La simplicité ardente qui l’habite ouvre des espaces de liberté. Chaînes, frontières et parti-pris volent en éclats en une fraction de seconde. Elle nous embarque d’Afrique en Laponie avec légèreté. Elle arpente les couloirs du vent. Sait que le ciel peut se refléter au fond d’un puits mais que cela ne suffit pas pour que les étoiles s’y noient. Elle se place du côté de la vie. Reste aux aguets, attentive aux moindres frémissements. Ceux-ci peuvent venir de l’herbe, d’un arbre, d’un insecte, du ciel, d’un oiseau, d’un cheval. Il faut capter et noter ce qu’ils suscitent en touchant l’émotion, la sensualité, le désir.

« Elle et toi. Je pourrais étoiler de sang vos deux chairs. La ronce se fourre dans mon ventre. Je veux dire fourrure, gant de velours qui me ferre le cœur. »

On détecte griffures et traces de sang. Règles animales. Mais aussi pollen et douceur. Mise en adéquation du regard et du geste. Glissements dans un corps léger. Mouvements agréables entre des eaux claires, au début de l’aube ou sur le versant le plus lumineux du soir, quand elle s’approche (de page en page) de ce lieu transparent, de cette faille qui donne sur un monde qui est là (avec ses loups, ses rivières, ses tanières) et que nous ne voyons pourtant pas.

« Un tigre passe dans le rire de l’herbe
qui secoue ses plumes vertes,
ses cargaisons d’oiseaux.
La paupière retombe et c’est minuit dans l’os. »

Il y a chez Anne-Marie Beeckman une grande capacité à s’émouvoir et à s’émerveiller en assumant pleinement ces morceaux d’irréalité qui font briller sa rétine. Son écriture est inventive. Et son imaginaire sous tension. Elle le nourrit parfois aux contacts de certains artistes. Ainsi sa rencontre avec Louis Pons. Qui débouche sur un triptyque poétique en ouverture duquel elle dit (usant de cette langue sereine et stimulante qui est sienne) combien les différentes compositions du plasticien deviennent pour elle « source perpétuelle de réenchantement ».

« Je vous suis redevable de beaucoup d’émotions et de contradictions, ce qui est très agréable. Je savoure dans tout ce que vous faites la mise en images des glissements continuels des catégories. Mise en images des mirages vrais, de l’absence des frontières, de l’unicité du monde, bref, du territoire de la poésie. »

Elle lui offre lettre, poèmes et fragments dans un second livre, superbe, rehaussé d’une dizaine de reproductions, qui paraît en même temps que Le ciel & autres contes.

 Anne-Marie Beeckman : Le Ciel & autres contes, Pierre Mainard éditeur, 11 Boulevard de Gaujac, 47600 Nérac et Louis Pons / Rat club / Section autonome, éditions des deux corps, 35 rue François-Charles Oberthür, 35000 Rennes.


vendredi 2 décembre 2011

Les boîtes trembleuses

Ce sont, dit-elle, de « petites choses vues, sues, ou tenues ». Des pierres, des plumes, des dents de singe, une momie de rat ou une omoplate de cétacé par exemple... Toutes sont déposées dans des boîtes placées sur des étagères, derrière des vitres. Reste à redonner vie, corps, - et matière à rêver - à ces objets rapportés. Autrement dit, reste à remuer un peu de leur histoire, à évoquer, décrypter ce que leur mémoire peut léguer au présent. C’est ce à quoi s’applique Anne-Marie Beeckman en s’appuyant, la plupart du temps, sur un trait, un éclair, un éclat de sensualité ou un regard appuyé à son bestiaire intime pour créer, à coups de tableaux lapidaires et furtifs, un ensemble propice à de simples fugues hors de (et en) soi. Elle en tisse l’écheveau à sa manière. Y mêle tout à la fois patience et vivacité. Son écriture (crochetée, « tango thorax ») danse, légère, efficace. Et prolonge ce qu’elle n’a pas envie de voir disparaître, ce petit « butin » pour lequel non seulement elle « scie des étagères » mais qu’elle a auparavant pris soin de ramener elle-même dans ses filets.

« Je ne possède pas l’oiseau, j’ai sa plume. Pas la montagne, le caillou. Pas l’arbre, un peu d’écorce, des fruits curieux. Pas le temps, le fossile. Je dispute à la mort de petits squelettes. »

Ceux-ci bougent, loin des cimetières, devenant ici poèmes vifs et tendus. Objets animés (Il s’en va, celui reproduit en couverture est de Louis Pons) à agrafer, telles des légendes, près des boîtes trembleuses.

En 2002, la parution du Vestiaire des vagues (également à l’Atelier de l’agneau, premier ensemble d’importance d’Anne-Marie Beeckman, regroupant plusieurs titres publiés auparavant en plaquettes, avait permis de mesurer l’acuité d’un regard qui, loin de se laisser happer par l’émotion, entend au contraire contenir celle-ci (sa violence possible, ses réflexes, son côté braque) pour pouvoir la mettre en scène avec minutie dans des contes, des vignettes et poèmes brefs couvrant tous, ou presque, le vaste champ du désir.

Alain Joubert, l’auteur du très documenté Mouvement des surréalistes ou le fin mot de l’histoire chez Maurice Nadeau en 2001, ne s’y est pas trompé, évoquant à l’époque, dans La Quinzaine littéraire, « la féminité en alerte, le désir en feu, la joie de l’effervescence du lit, la férocité du plaisir et la morsure de l’amour » qui circulent dans les courtes proses de ce poète dont on parle, par ailleurs, assez peu.

« Reste un écart des jambes, ce chiffon rouge sur tes fesses. Et la raison est une résignation. »

A laquelle Anne-Marie Beeckman n’entend pas se soumettre.

Anne-Marie Beeckman : Les boîtes trembleuses, édition L'Atelier de l'agneau.