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vendredi 22 mai 2020

Antoine Emaz et James Sacré

En plus de l’amitié, c’est une belle complicité poétique qui unissait Antoine Emaz et James Sacré. La mort du premier, en mars 2019, est venue l’interrompre. Jusque là, chacun poursuivait son œuvre tout en suivant de près celle de l’autre. Existait entre eux une attention réciproque. Un besoin de partager des doutes, des questionnements essentiels et de nombreuses incertitudes en tentant d’y trouver des éléments de réponses dans leurs poèmes. Leur dialogue à distance était fructueux. Ils évoquaient régulièrement l’écriture de l’autre, çà et là, au hasard de leurs interventions en revues. Ainsi Antoine Emaz, dans Amastra-N- Gallar n° 10 :

« Lire James Sacré, c’est entrer dans un monde qui, livre après livre, devient plus familier. Rien d’hermétique, aucun mépris du lecteur, alors même que cette poésie est savante, dans son ordre. James Sacré m’a montré cela, autant que Reverdy, qui notait déjà : "Pas si simple que cela, d’être simple". Il y a un travail minutieux, mais il vise la clarté, même à travers la complexité des sensations ou des sentiments. »

Et James Sacré, Dans la parole de l’autre (Plis urgents n° 48, éditions V. Rougier) :

« Quelqu’un écrit des livres. Comme beaucoup d’autres gens. Mais tu rencontres ceux-là, les livres d’Antoine Emaz. Comment tu les as rencontrés ça n’a pas trop d’importance et ça n’explique rien. Toute rencontre est un hasard (même si le hasard a cheminé par des voies qui semblent, après coup, avoir été préparées). Ce qui étonne c’est que la rencontre brille, ou qu’elle dure. C’est à cause des livres, à cause éventuellement du visage et des façons d’être de celui qui les écrit. À cause de moi ? Oui, sans doute aussi, à cause de mes propres livres : ils entendent dans ceux d’Antoine Emaz une amitié. Une amitié comme une grande tape solide qui remettrait d’aplomb un laisser-aller (heureux, à bon compte sans doute) de mon écriture. »

L’un et l’autre n’avaient jamais encore été réunis (si l’on excepte la remarquable préface donnée par Emaz pour Figures qui bougent un peu, poésie Gallimard) dans un même ouvrage. C’est, depuis quelques mois, chose faite grâce aux éditions méridianes et à sa collection Duo. Le livre regroupe deux suites de poèmes : Sans place d’Antoine Emaz et Je s’en va de James Sacré. C’est un paysage de bord de mer, par temps calme et air vif, dans la lenteur des vagues et sous le bleu d’un ciel lumineux, qu’interroge Antoine Emaz. :

« silence
sauf le vent

rien n’a lieu
sinon des nuages parfois
des vagues

avec des yeux de sable
peut-être
on pourrait raconter


non
ce qui se perd ici

ce n’est pas du vivant
ou du mort
seulement du temps
pour personne »

James Sacré lui répond en faisant bouger sa mémoire, en lui offrant d’autres paysages, portant réconfort à celui qui vient d’exprimer son impossibilité à se trouver une place dans l’immensité de sable, de mer, de ciel qui l’entoure.

« Des souvenirs sont dans la tête, y font
Un léger bougé de vie couleurs.

On ne sait pas ce qui tient,
mais quelque chose de continué :
Tel sourire au loin dans un chandail de laine bleue
La clarté d’un regard sur le Ponte Vecchio à Florence
Le jardin qu’on vient d’y travailler.

Aujourd’hui
Quelque chose de continué tient
Pour jusqu’à demain,

(Qu’on se dit). »

Ce livre est précieux. Les apparences ne leur suffisent pas. Il leur faut creuser, détecter, déceler. Voir ce qui se cache en dessous. Résister, borner le temps qui leur est imparti. Faire confiance aux mots.

Antoine Emaz : Sans place, James Sacré : Je s’en va, éditions méridianes.
.
Logo : Antoine Emaz et James Sacré au café-librairie "Le papier timbré" à Rennes, le 20 mars 2010, photo : Françoise Bauduin.

samedi 29 février 2020

Caisse claire

Caisse claire a été publié une première fois en 2007. Le Seuil publie, un an après le décès d'Antoine Emaz, une nouvelle édition (collection Points). Avec une biobibliographie mise à jour.
L'anthologie, établie par François-Marie Deyrolles, réunit des poèmes parus entre 1990 et 1997, pour la plupart à tirages limités. 

« Ce livre fait de plusieurs livres est d'une cohérence indéniable, d'une unité de ton et d'horizons indiscutables et d'une formulation de paysages qui vient d'une même main et d'un même moment. » Jean-Patrice Courtois (postface).

Plaisir et émotion à lire et relire Antoine Emaz

« Il nous reste peu de temps avant la pluie, avant la peur qui vient, avant que les enfants soient rentrés de l'école, avant de lâcher le livre et d'aller boire un verre, avant de tomber et de dormir, blancs comme neige ». Antoine Emaz,

Antoine Emaz : Caisse claire, Points-Seuil, 2020

lundi 11 mars 2019

Antoine Emaz

Antoine Emaz est décédé. Voici le poème qu'il m'avait confié pour le numéro 8 de la revue Foldaan en 1987.  

"la nuit devant
sans faille et sans prise

fenêtre devenue plaque de nuit noire
devant
lisse
me renvoyant

un jour laisse si peu de temps
ouvert

maintenant
mat

cela qui nous pousse vers la fin
cela peut-être
l'accroissement du poids malgré les tentatives
vieillir

poème à tailler dans cette masse
pour exister même un peu
contre
une résistance inerte un poids une paroi

moments où on voudrait fuir
jusqu'à n'être plus rien
qu'un grain de sable
un givre

moments où ce qui obstrue
s'avance progressivement en dedans
bloquant le souffle

ainsi on vit bougeant
tant bien que mal
on sait qu'on ne s'éliminera plus
qu'il ne reste qu'une infinie fatigue
à accepter encore"


jeudi 2 février 2017

Limite

La limite ici évoquée est celle du corps. Qui ne va pas bien. Qu’il faut tenter de soigner, de retaper. En s’engageant dans un processus à l’issue incertaine. Un long cheminement qui n’a pas simplement à voir avec la mécanique physique. La tête accuse également le coup mais cela n’altère en rien sa vivacité. Elle cogite. Ressasse. Balance entre acceptation et doute. Et s’en remet aux mots qui, bien que pris eux aussi dans la nasse de ces années difficiles, demeurent, dans leur fragilité même, les seuls à pouvoir baliser la route.

« ce ne sont pas les mots qui manquent
ils sont là comme des bulles
pétillent
dans la lumière de septembre
presque joueurs
sans avant ni après libres
presque »

C’est à une « graphie de vie plus ou moins vide selon les jours parfois seulement meublés par l’attente » qu’Antoine Emaz décide de recourir. Pour dire, pour tenir. Pour graver la fatigue, la peur, les regrets (de devoir peut-être tout laisser en plan), la tristesse, la monotonie des jours et la lenteur des nuits à même la page. En employant des mots brefs, effilés, affûtés. En une écriture sèche, tranchante.

« s’habituer à la fin

une vie retourne à la vie

quoi craindre
même si ça crie »

Il y a une lutte sourde, intérieure, qui se dévoile à peine, ne s’autorise que de simples questionnements, souvent sans réponses, tournant autour du moment présent et de sa précarité tout en restant attentif à ces petits riens, en d’autres temps anodins, qui soudain rattachent à la vie et donnent un certain relief au quotidien.

« dans ces moments
la poésie peut passer par
une brise qui bouge l’herbe
un soleil pâle
une main tendue

on entend le bruit d’une machine à laver
le tic-tac d’un réveil
comme de l’encore vivant »

On ne détecte pas la moindre plainte. Tout au long du livre domine une grande pudeur. Dictée par une extrême retenue. Le recours aux mots est essentiel. Non pas pour filtrer le mal, l’intrus, l’empêcheur de vivre normalement mais pour donner corps à ce qui continue d’exister, de penser, de réfléchir, de créer et de s’ouvrir. Consciemment, ou pas, de nombreuses métaphores marines parsèment l’ensemble.

« on voudrait tenir encore la barre

la barque est déjà partie
sa voile est noire ou blanche »

ou encore 

« dans le roulis de l’air
pesant de nuit
une épave bois flotté
qui se défait dérive dans l’eau verte »

Ailleurs, le corps s’en va, tel un radeau, sous « la coque renversé du ciel ». Celui-ci est également souvent sollicité. Pour son bleu intense qui peut aspirer et initier à l’apesanteur.
Antoine Emaz n’avait pas publié de poèmes depuis la parution de Plaie (éditions Tarabuste) en 2010. Ceux-ci, graves et saisissants, vont de l’été 2013 à l’été 2015, dernière période durant laquelle semble pointer un léger apaisement

Antoine Emaz : Limite, éditions Tarabuste.


samedi 13 août 2016

Planche

Antoine Emaz le précise dès la première note de ce nouvel ensemble. Chez lui, le poème ne répond plus. Quelque chose l’empêche de venir et il ne sait (ne peut) expliquer ce blocage qui dure et qui pourrait entamer sérieusement sa nécessité de « vivre-écrire » s’il n’y avait, pour pallier ce manque et garder l’équilibre, l’écriture réconfortante et régulière de ses carnets.

« Qu’est-ce que c’est ? Quelle part de ma vie ne passe plus, racle au point que des coupe-circuits soient nécessaires pour me permettre de la supporter ? »

Qu’on ne compte pourtant pas sur lui pour se plaindre. Cela est ainsi. Ça lui pèse mais il fait avec et continue d’avancer sur un chemin qu’il connaît bien, qu’il empruntait d’ailleurs déjà du temps où le poème ne se dérobait pas, celui des carnets. Ceux-ci sont en grande partie rythmés par ses lectures et par les réflexions qu’elles suscitent en lui. Il s’y montre curieux et attentif, plutôt bienveillant, perpétuellement à l’écoute des autres, suivant de près chaque parcours, heureux d’ajuster sa pensée pour la rendre claire et précise.

« J’aime bien me sentir dans la circulation des œuvres des autres. Sans cela, j’aurais sans doute l’impression d’être formolé dans un bocal. »

Ces notes, qui tournent autour de l’axe lecture-écriture, s’ouvrent également à certains aspects du quotidien de l’homme Emaz. Il évoque ainsi, sans jamais s’épancher, le travail qui parfois l’exténue, la fatigue qui s’empare de lui chaque soir, son corps qui tombe malade, mais aussi des moments de brève plénitude, dus à « la densité du silence », ou à quelques « traînées roses dans le bleu passé du ciel », ou encore à un soleil de fin d’après-midi qui ne réussit pas à « chauffer le vent ».

Un livre, tout particulièrement, l’accompagne lors de la rédaction de cet ensemble. C’est le Carnet de notes de Pierre Bergounioux. Il y revient régulièrement. Se montre intrigué, étonné et captivé par le travail de fourmi de celui qui pointe minutieusement tous ses faits et gestes ainsi que les diverses turpitudes de sa vie en parlant à peine de ses travaux et projets littéraires. Emaz extrait çà et là quelques fragments du journal de Bergounioux. Il les analyse, les commente, dit ses accords ou ses réserves. Le suivre ainsi, lisant un autre, sur la durée, est tout simplement passionnant.

« Distance et litote : il est "contrarié", "marri", pas en colère ou énervé. Toujours des faits et une distance prise, comme s’il se voyait à travers sa main d’écrivain. Du coup, il ne livre pas de l’intime brut mais de l’intime décanté. »

Antoine Emaz travaille au plus près de l’instant présent. Qu’il nourrit à sa façon. "En lisant, en écrivant". En prenant, en recyclant, entraîné dans ce mouvement essentiel et très tendu du « vivre-écrire », ce qui lui paraît nécessaire pour tenir en restant perpétuellement en éveil et en alerte.

Antoine Emaz : Planche, éditions Rehauts.

mercredi 27 mai 2015

De peu

On a beau lire Antoine Emaz depuis des années, on n’en reste pas moins étonné à chaque nouvelle parution. Il y a bien sûr ce que l’on retrouve en permanence au fil de l’œuvre (la concision des poèmes, leur tension extrême, l’absence de ponctuation, la relation au corps fatigué, la présence reposante du jardin, la légèreté qu’il espère capter au dehors, par le biais du vent, dans la douceur de l’air) mais aussi ce que l’on découvre parfois avec retard. Ici ce sont, par exemple, ces portraits brefs, esquissés en peu de mots :

« seize ans visage vieux
vite
las »

ou encore :

« visage d’un ami ce soir
sa retraite repoussée
tache brune sous l’œil gauche
pas là avant »

De peu reprend des textes parus initialement sous formes de livres d’artistes, de recueils ou de plaquettes, entre 2001 et 2011. Il complète ainsi, sans jamais les recouper, les deux précédentes anthologies, Caisse claire (Points Seuil, 2007) et Sauf (Tarabuste, 2011).

On suit l’auteur au quotidien. Il le sait précaire. Usant. Abonné à la répétition. Le portant inévitablement jusqu’au soir en le vidant de ses forces, ne lui offrant que la nuit pour se refaire, avant de

« reprendre le corps
là où lourd on l’avait laissé
tomber

bien forcé »

Il ne lâche cependant rien. S’il pose, avec la rigueur qu’on lui connaît, ses peurs, ses fatigues, ses doutes sur la page, il prend aussi le temps de s’octroyer ces nécessaires moments de calme et de répit qui l’aident à tenir. Il ne se laisse pas envahir (et pas plus bousculer) par les vents contraires. Il dit simplement ce qui lui paraît évident. Et la fragilité de l’être l’est assurément. Tout comme sa capacité à ramasser en lui assez d’énergie pour y faire face.

« on prend un verre de vin
et on s’en va
aussi loin que possible
par des chemins de neurones
que ne connaissent ni le corps
ni la mémoire »

Ce volume (370 pages) est de temps à autre traversé par les disparitions, en particulier celle de la mère. Sans effusion, sans pathos. Avec des mots simples, presque légers, pour évoquer celle qui « se détache », de son corps et de ses proches.

« celle qui s’en va pèse
sa vie parmi les vies pas plus

pour celui qui regarde
elle embarque une part d’histoire »

La mémoire est, ici comme dans ses précédents ouvrages, une alliée précieuse pour Antoine Emaz. Il ne la sollicite pas vraiment. C’est elle qui s’invite à l’improviste. Déjouant l’oubli. Et réinventant des scènes ou des dialogues qui s’effritent avec le temps.

« bazar de souvenirs
ils montent comme des bulles
dans l’eau qui stagne »

« Manège de mémoire », dit-il quelque part, pris dans un long chassé-croisé, vivant entre fatigue et force retrouvée, avec en permanence, intacte, vibrante, cette scansion unique. Qui est celle d’une voix qui porte loin.

 Antoine Emaz : De peu, éditions Tarabuste, collection « reprises ».

vendredi 25 mai 2012

Sauf

Après Caisse claire (Points/Seuil, 2007), l’anthologie établie par François-Marie Deyrolle qui reprenait plusieurs recueils de poèmes publiés par Antoine Emaz chez divers éditeurs entre 1990 et 1997, voici, chez Tarabuste, un nouvel ensemble qui, sans recouper le premier, le complète en regroupant des poèmes extraits de plaquettes et de livres allant des années 1986 à 2001. Ces textes, parfois publiés à tirages limités, étaient épuisés. Assemblés, ils permettent de suivre Emaz sur le long terme. On arpente le champ poétique qui est le sien avec la lenteur que requiert un tel cheminement. On remarque d’emblée, avec ici en ouverture Poème en miettes, que sa voix est depuis longtemps posée, ce qui ne l’empêche pas de creuser toujours un peu plus. On y retrouve, non pas amplifiés mais rappelés avec constance et rigueur, ces vers brefs ou ces fragments de prose compacte qui disent à la fois le doute et la nécessité de tenir, la fatigue et le besoin de récupérer l’énergie lâchée en cours de journée, le corps qui flanche le soir venu mais que l’on confie à la nuit pour réparation.

« finir le jour
avec pour seul désir
se libérer du jour
l’effacer se dissoudre »

Le repli sur soi est éphémère et salutaire. Il aide à recouvrer de l’allant et à se remettre d’aplomb en employant au mieux les outils qu’il a à sa disposition : une force intérieure très sollicitée, une tension vive, une réflexion bien pesée et des mots qu’il faut manier avec justesse, sans les dévoyer, en les respectant, en allant les chercher dans nul autre vocabulaire que celui qui nous est donné à entendre tous les jours, au travail, dans la rue, en famille, au bar ou ailleurs. La simplicité et la modestie dont fait preuve Emaz sont très réconfortantes. Il s’adresse à tous en puisant, à sa manière, dans les évidences et les subtilités de ce qu’il nomme « la langue utile ».

« qu’espérer d’autre
le calme plat des choses
les platanes lents ou la table de jardin
et jusqu’au ciel bleu fixe
le familier
résiste étrange
comme chaque règne dans son ordre
étanche »

Les mots, il les sait vivants, retors et pas forcément disposés à lui venir en aide sans qu’il aille, au préalable, au devant d’eux pour leur demander ce qu’il souhaite, exactement, pour concrétiser par la pensée et le texte telle ou telle émotion. « Peu de mots vont jusqu’à la fin ». Il faut faire avec. Connaître ces limites et tenter de les dépasser en y mettant du corps, de l’air, du silence.

« sans cesse
des mots couvrent
d’autres mots
très peu restent
comme des îles »

Emaz avance en travaillant sa langue de façon à transformer ce qui semble précaire en atout majeur. Il accorde sa confiance aux mots. Chacun trouve sa place, dans un contexte voulu, dans son sens premier, accolé, ou coupé des autres, pour que batte un tremblement de vie qui doit mener de l’aube au soir, en équilibre sur un arc invisible où il marche en refoulant ses peurs et en parvenant à destination.

« on entre dans un autre temps
d’un coup le jour a basculé sur un autre rythme
assez pour détendre et pouvoir
de nouveau demain
tendre un jour »

Le jour fini, le désir de calme se réalise souvent via le jardin. Il suffit d’un rien, d’une branche que le vent agite, d’une trouée, d’un oiseau agité, pour qu’il s’adonne à ce besoin d’air qu’il appelle fréquemment. Il s’offre une autre respiration, plus apaisée, plus ample.

« dans le battement
on se laisse porter
dériver dans l’air ouvert
le corps s’allège
avance lentement
dans le silence
et viennent quelques visages
longtemps perdus
aimés
sans parler »

On retrouve également ce mieux être quand l’espace s’ouvre et que, face à la mer, il pousse son corps au vent en éprouvant pleinement une fatigue physique assez enivrante.
« Longue plage presque grise, et le vent debout. Aller nulle part, mais contre cette force nouée, serrée. On voit à peine la mer, les yeux se brouillent, on continue de marcher, contre. »
La somme contenue dans ce volume de 330 pages nous aide à suivre le poète Emaz dans un long parcours d’homme, certes en proie au dur à vivre mais néanmoins décidé à rester éveillé, aux aguets, prêt à se nourrir de ces instants fragiles qui viennent, à l’improviste, glisser de la douceur là où on ne l’espérait pas. Il ne se laisse jamais happer. Il fait face à force de rigueur, d’acuité et de ressenti maîtrisé.

Antoine Emaz : Sauf, éditions Tarabuste.

jeudi 12 avril 2012

Cuisine

Cuisine, le nouveau livre d'Antoine Emaz, paraît en version numérique chez publie.net. Il donne à lire, comme le faisait déjà Cambouis (paru au Seuil, collection « déplacements », en 2009, et également disponible en numérique chez le même éditeur), les multiples notes, échos, lectures, réflexions et échos familiers qui alimentent le vaste chantier d’écriture/lecture qu'il mène en continu. Ce livre est conçu tel un journal (ce qu’il n’est pas), de façon chronologique, avec pour chaque note une ou plusieurs entrées placée(s) à gauche sur la page. Ainsi Visage, vieillir :

« Rides. Visage qui prend de l’âge. Cela ne m’a jamais gêné, comme pour la barbe ou les cheveux blancs. M’ennuient davantage les récurrentes douleurs au dos ou à l’épaule droite, quand elles se réveillent. Pour les proches, j’ai mon visage, il vieillit à la vitesse du leur, rien de grave. Pour les autres, j’ai un visage de mots, et je ne sais ce qu’il peut être, ni s’il peut vieillir. »

Emaz se découvre ici tel qu’il est : avec pudeur et retenue. Il évoque son métier d’enseignant à Angers, ses fréquentes relectures de Reverdy, de Du Bouchet ou de Follain, ses incursions dans les carnets, notes ou journaux des autres (Hugo, Pascal, Jules Renard), son plaisir à entrer dans un nouveau livre de James Sacré, de Jean-Patrice Courtois, de Jean-Pascal Dubost, de Ludovic Degroote ou de Valérie Rouzeau en soulignant les lignes de force ou les variations qu’il y repère. Il explique sa relation à l’internet, sa fidélité et son bonheur de travailler avec Florence Trocmé pour Poezibao où il publie régulièrement des compte-rendus de lecture.

Les notes touchant le corps qui s’use, vieillit, fatigue trouvent leur équilibre grâce à celles qui s’attachent à la belle respiration que lui procurent les instants passés au jardin ou les haltes estivales à Pornichet. Le champ social est également très présent. Cela va des difficultés de son métier à celles rencontrées par les élèves et leurs parents en passant par le travail qui peut broyer des vies comme le montre la vague des suicides à France Télécom. C’est un homme à l’écoute et au contact permanent des autres (poètes ou pas) dont on peut, dans cet ensemble, prendre, page à page, le pouls.

Sa relation à l’écriture (ou à son absence, quand il est en panne) est évidemment au centre de sa réflexion.
« Le travail du poème doit être transparent, invisible : une machinerie de verre. »

Sa volonté d’aller « toujours au plus simple, jamais au plus facile » est indéniable. Il croit à la poésie et reste confiant quant à son avenir. Il existe de nombreux chemins secrets et en friche sur lesquels personne ne s’est encore aventuré et qui finiront bien par être explorés. Il en est convaincu. C’est le lecteur curieux, assidu, insatiable, avançant dans tel livre ou manuscrit, le crayon à portée de main, qui s’exprime ainsi.

Cuisine n’est pas à considérer comme l’envers du décor, comme la face cachée du poète Antoine Emaz. Il s’agit au contraire d’un livre qui prend place, de façon naturelle, dans son parcours créatif. En témoignent, s’il en était besoin, les nombreux passages où il revient sur l’écriture de Plaie (écrit en deux mois et retravaillé durant deux ans), sur la construction de Sauf, qui sort simultanément aux éditions Tarabuste, sur sa difficulté à écrire ou sur ce formidable terreau que constituent à ses yeux les lectures accumulées tout au long des dernières décennies.

Antoine Emaz : Cuisine, publie.net.

vendredi 10 septembre 2010

Os

D'emblée, le titre s'impose, s'ajuste. S'intègre on ne peut mieux à la démarche d'Antoine Emaz, à "cette façon de peu" (mots simples et courts, textes vifs, à la fois nerveux et emarquablement construits) qu'il adopte pour tenter de creuser toujours un peu plus. Aller au centre, dans le dur, à l'essentiel. "Tenir le non / ne pas finir tête basse".


"Non

poser cela au départ

comme un grain de sable
ou un petit bloc sûr"

Os débute ainsi, par du concret. Livre mis sous tension. Bâti au milieu des tremblements, des peurs, des constats, des nerfs en vrille qui battent fort en dedans et face auxquels il faut assembler assez d'énergie pour résister, se maintenir debout. Rester - il n'y a pas d'autre issue - présent à soi et aux autres, en équilibre sur un fil, du début du jour jusqu'au soir. Cette évidence, Antoine Emaz s'en accommode comme il peut. Au quotidien. Entre travail et usure. Sans illusion et avec humilité. Poursuivant, amplifiant ici ce qu'il notait déjà dans Lichen, lichen (éd. Rehauts) :

"Faire figure est fatigant. Mieux vaut tenir tête, ou simplement se tenir, être à la hauteur, pas davantage. Bref ne pas séparer le poète du commun des mortels : une peau, des os, des mots."

L'arsenal est précaire mais il faut faire avec. L'utiliser pleinement. S'en servir pour tresser cet écheveau qui, sous nos yeux, au fil des mois, très précisément du 13.05.00 au 02.10.03, deviendra Os, ensemble où s'emboîtent (formant charpente, ossature) plusieurs séquences données dans la chronologie de leur venue à la page. Ces fragments s'entremêlent pourtant. On passe d'une émotion à l'autre, on avance du "calme" à la "peur" en suivant un journal minimal de grande retenue. Ecrit au présent ("laisser le passé / s'en / laver") voire arraché à la confusion des jours.

"on peut rêver d'une poésie
au couteau face
à cette bêtise massive

ou tenir un non
crispé jusqu'à l'os
et boyaux déglingués"

Emaz, s'il dit (bien) la douleur de se mouvoir, la difficulté de porter un corps travaillé, oppressé, en sueur, proche parfois de la panique (avec cette "peur de bête" qui murmure en dedans), n'entend pas, pour autant, s'y complaire. Pour "tenir", il faut trouver un point d'équilibre. Celui-ci passe par l'écrit, la connaissance et le contrôle de soi, de ses nerfs, de ses pulsions. Le soir est à ce titre, chez soi, presque toujours le bienvenu. "En fin de jour", "fin de course", "une fin de lumière", "laisser aller / assez battu / pour aujourd'hui, "laisser venir la nuit dedans"... Autrement dit, se mettre en veille et se refaire avant d'affronter un lendemain qu'il préfère ne pas évoquer.

Os -Antoine Emaz y avance avec ce "on" qu'on lui connaît, qui semble tout à la fois l'englober lui, son corps et son être - s'offre à nous

"avant que tout ne soit perdu
parce que tout sera perdu".

Pas d'illusion donc mais pas non plus le moindre soupçon d'échec. L'énergie qui est ici à l’œuvre s'avère au contraire très stimulante. Quittant ce livre d'extrême tension (publié en 2004), on sait qu'il nous faudra, tôt ou tard, y revenir. Il y a là des épreuves vécues, surmontées, ciselées et transcrites au plus juste capables de nous aider à résister.

Antoine Emaz : Os, éditions Tarabuste.

mercredi 21 juillet 2010

Cambouis

Antoine Emaz n’est pas seulement le poète qui, avec des recueils tels Os, Peau (Tarabuste), Caisse claire (Le Seuil) ou Sur la fin (Wigwam) sait, en peu de mots (en utilisant un lexique volontairement usuel) aller à l’essentiel. Derrière sa poésie, et souvent en amont, existe tout un travail – que l’on peut dire d’atelier – où notes, réflexions, questions, lectures, éléments brefs et infimes du quotidien ou faits de société, faits divers, historiques, politiques prennent place à l’intérieur de carnets qu’il tient avec plus ou moins de régularité. Ce sont ceux-ci qui constituent la matière de Cambouis, publié aux Editions du Seuil (dans la collection « Déplacements » où François Bon a su donner à lire une douzaine de bon titres : on y retrouve aussi Florence Pazzotu et Albane Gellé).
Cambouis, on y met d’ordinaire les mains pour se colleter une réalité avec laquelle il faut bien, d’une façon ou d’une autre, trouver quelques accommodements. Emaz ne déroge pas à la règle. Il s’y colle. Y dit ses doutes, ses certitudes, sa solitude, ses fatigues, sa peur « d’un tarissement, d’une fin d’écrire avant de mourir ».

« La faiblesse du moi, la présence de zones d’ombre, l’absence de maîtrise… tout cela est vrai et détermine l’écriture. Si je pouvais faire autrement, je le ferais. Je ne le peux pas. »

Ce qui frappe dans cet ensemble, c’est – outre la justesse des réflexions sur la poésie, l’écriture, le livre à construire – la simplicité fragile et intuitive avec laquelle Antoine Emaz s’implique dans le temps présent, prenant à contre-pied tous ceux (souvent poètes) qui, à force de se croire intemporels, gomment de leur langage tout ce qui risquerait de les rattacher à une époque qui est pourtant, bel et bien, la leur. Très personnel également est le besoin qu’il éprouve de donner à l’émotion (pourvu qu’elle soit maîtrisée) toute sa place.
Tout au long du livre, on retrouve les auteurs qui ne cessent de l’accompagner et de le marquer : André du Bouchet, Guillevic, Follain, Reverdy entre autres.
Emaz, « travailleur acharné », lecteur assidu (« lire tout, autant que possible »), épistolier, hypersensible, attentif aux autres, énervé parfois, toujours en quête d’une force, d’une énergie pour poursuivre, pour « vivre dans le faire », est tout entier (même en morceaux) dans le grand puzzle qu’il constitue au fil des mois avec Cambouis.

« J’écris ces notes à défaut d’écrire des poèmes qui renverraient ce questionnement esthétique au placard. Je réfléchis un peu le poème parce que je souffre de son absence, c’est tout. »

Antoine Emaz, Cambouis, éditions du Seuil.