Affichage des articles dont le libellé est Claude Pélieu. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Claude Pélieu. Afficher tous les articles

lundi 28 janvier 2013

Un amour de beatnik

Si l’œuvre de Claude Pélieu est abondante et largement publiée, il n’existait par contre que peu de repères permettant de situer son écriture poétique avant ses trente ans et l’édition (en anglais) de Automatic Pilot à l’enseigne de City Lights, librairie et maison d’édition créées par Lawrence Ferlinghetti. Cette lacune est désormais comblée avec la publication, dix ans après sa mort en 2002 et quatre ans après la parution du livre collectif Je suis un cut-up vivant, des lettres adressées à sa première femme, Lula-Nash, en 1963 et 1964. On y découvre un auteur qui possédait déjà ce sens de l’image rapide, cette énergie ramassée et cette tension très saccadée qui ne cesseront de s’affirmer dans les textes à venir.

Le livre est divisé en trois parties. D’abord les lettres écrites à Paris, ensuite celles envoyées de San Francisco et enfin un ensemble de poèmes datés de 1962 et 1963 qui étaient joints aux différents envois. Ces missives sont particulières. Elles débutent alors que Lula vient de quitter Pélieu qui, n’acceptant pas ce départ, trouve refuge dans une prose fulgurante qu’il expédie jour après jour à celle qu’il espère voir revenir. Il vitupère, fulmine, harangue, s’agace, improvise de longs et déchirants brames où il laisse éclater sa souffrance, ses désirs, ses manques. Ces lettres sont électriques, expansives, décousues.

« Ma Femme éponge saoule je me faufile jusqu’à toi sous ton coin de bouche, sous ton ventre blanc bombé à 4 pattes, je jappe sous toi, je bois ce que tu mets à chauffer tout au fond, ce qui a le goût de champignon. Nash je te garde dans la cymbale de mon cœur... Je ne tiens plus, je vais courir comme un fou sur toi, je ne veux en rien t’abdiquer... Je vais te regarder fixement dans le noir. Demain je cavale Poste Restante. »

Plus le temps passe et moins les plaintes se font virulentes. Peu à peu, et cela correspond à son arrivée en Californie, les lettres se transforment en une sorte de journal-poème où il parle de sa vie, de ses projets littéraires, de ses collages, de ses lectures, de ses révoltes, de son addiction à l’alcool et à l’héroïne...

« Je suis prisonnier des bulles et j’ai pu mettre fin à mes angoisses et à ma spasmodie électronique en plongeant dans les bulles-flocons Laine & Coton et en utilisant certaine "saloperie". »

Il rencontre poètes, éditeurs et musiciens, vénère Thelonious Monk, expérimente le cut-up, se passionne pour la poésie sonore, retrouve Gregory Corso qu’il avait auparavant connu à Paris, se lie d’amitié avec Ferlinghetti et commence à traduire, en compagnie de Mary Beach, qu’il épousera plus tard, plusieurs auteurs beat (Burroughs, Ginsberg, Kaufman) pour les éditions Christian Bourgois. On suit, à la lecture de ces lettres, derrière cet amour brûlant qui ne le quitte pas, le parcours autobiographique de celui qui est considéré, à juste titre, comme le seul poète français à avoir participé avec une telle intensité à l’aventure littéraire de la Beat Generation.

« De toute manière, chaque lettre reflète ce que je suis en train de transcrire ou certains états de veille et de descente... même par-dessus cette douleur, la came et l’alcool ne sont plus que des bastos emmurées aux écoutes sur le tambour des nerfs... »

Les textes poétiques proposés en fin de livre montrent que Pélieu avait déjà trouvé sa façon d’écrire. Benoît Delaune (à qui l’on doit, par ailleurs, un ouvrage consacré à Captain Beefheart), l’exprime clairement dans une introduction très documentée. Il revient également sur la genèse de cet ensemble qui doit beaucoup à Lula-Nash qui, en conservant lettres, poèmes, collages et dessins, a sauvegardé un pan important de l’œuvre d’un auteur connu pour la grande dispersion de ses écrits. Ceux-ci partaient souvent à tous vents, au gré de ses nombreuses correspondances, sans qu’il en garde la moindre copie.

« William Burroughs m’a envoyé un jour un télégramme cut-up où il me dit Please adjust your brakes (S’il vous plaît, ajustez vos freins)... je crois que je ne pourrais jamais ajuster mes freins même avec une seringue électronique... chaque mot s’annule, chaque intersection se tend, s’explose... c’était simplement t’écrire Lula... tendrement te dire ce que je ne peux pas te dire... »

 Claude Pélieu : Un amour de beatnik, lettres à Lula-Nash, 1963-1964, présentées et annotées par Benoît Delaune, éditions Non Lieu.

vendredi 4 juin 2010

Je suis un cut-up vivant

Claude Pélieu est mort le 24 décembre 2002 à Norwich, dans l’état de New York. Le poète, auteur, entre autres, du Journal blanc du hasard (Christian Bourgois, 1969), de Jukeboxes (10/18, 1972), de Trains de nuit (Le Cherche-midi, 1979), de Légende noire (Le Rocher, 1991) ou de Soupe de lézard (La Digitale, 2000) s’éclipsait en laissant derrière lui une œuvre foisonnante qui s’avère plus que jamais capable de parler et de transmettre son énergie à des lecteurs toujours étonnés par cette capacité qu’il avait à ramasser, en quelques vers, des morceaux de réalité susceptibles de devenir bloc, pierre, pile électrique et pièce unique du grand puzzle tout à la fois.
Restait à se retrouver, à se repérer dans ce vaste chantier qui ne cesse de déborder pour aller de la poésie aux collages en passant par le mail art et la traduction. C’est cet éclairage judicieux qui nous est proposé tout au long de Je suis un cut-up vivant, ouvrage collectif qui parait aux Editions L’Arganier et sur lequel le poète Alain Jégou a longuement travaillé depuis la mort de son ami Pélieu. Multipliant les rencontres et les contacts, il a pu, au fil du temps, restituer le formidable réseau créatif que Claude Pélieu et Mary Beach, sa compagne (décédée en 2006), avaient tissé autour d’eux. Le centre de gravité de ce réseau reste d’ailleurs très mobile. Il se déplace en même temps que le couple Pélieu-Beach (en 1993, ils en étaient à leur 65ième déménagement) transitant de Paris à San Francisco ou à New York avec, çà et là, de courtes escales européennes (hormis à Londres où ils vécurent plusieurs années).
Ce parcours fut d’autant plus propice aux rencontres que très tôt, dès son départ pour les U.S.A., qui intervient peu après son retour d’Algérie (« ces trois années passés dans l’armée pendant la guerre d’Algérie ont été pour moi une catastrophe. Quand j’ai été démobilisé, j’ai cherché un peu partout en Europe un autre pays pour vivre. Il n’y en avait aucun qui me convenait. »), Pélieu s’est mis à traduire, en compagnie de Mary Beach, les poètes de la « beat generation ». On leur doit de nombreux titres de William Burroughs, d’Allen Ginsberg, de Bob Kaufman, de Lawrence Ferlinghetti et d’Ed Sanders (tous chez Christian Bourgois)…
Retracer le périple rageur de Pélieu n’est pas simple. Ce livre s’y aventure en ne se plaçant jamais (et c’est une de ses forces) sur le terrain conventionnel des hommages. Peintres, poètes, musiciens, cinéastes montrent combien l’œuvre reste vivante, hargneuse, tonique, en prise directe avec le présent. Outre les interventions (on y lira avec émotion Henri Chopin et Théo Lesoualc’h, tous deux décédés avant la publication mais aussi Ferlinghetti, Jacques Villeglé, Barry Miles, Carl Weissner, Erro, Ed. Sanders, Gérard Malanga, Charles Plymell, F.J. Ossang, Lucien Suel et de nombreux proches du poète, collagiste et traducteur), outre ces multiples témoignages, l’ensemble offre deux superbes entretiens de Pélieu et de Mary Beach avec Bruno Sourdin ainsi qu’un choix de lettres. Sans oublier les collages (il en réalisa plusieurs centaines durant les dernières années de sa vie) et l’ébauche (par Benoît Delaune, son dernier éditeur, à l’enseigne de La Notonecte à Rennes) d’une bibliographie de l’auteur des Tatouages mentholés et cartouches d’aube (10/18, 1973).
Le titre est on ne peut plus significatif de la démarche de celui qui, selon Carl Weissner, est sans doute encore capable de « continuer à rire dans le noir ». Le cut-up, cher à Brion Gysin et à Burroughs, il l’a non seulement expérimenté dans ses textes, en coupant, découpant, collectant, récupérant, recollant, mixant des milliers de flashes, mais également à travers ses collages et dans les nombreuses cartes postales qu’il aura, des années durant, expédiées dans le monde entier.
« Beckett disait du cut-up que c’était de la plomberie et Burroughs lui répondait : il faut des plombiers… Moi, j’ai moins de souci d’esthétique que certains nouveaux collagistes et je suis en dehors du problème peinture-peinture. Pour moi, le collage, c’est écrire avec des images. Si j’avais été plus jeune, j’aurais peut-être été prendre un cours de vidéo et je ferais tout en vidéo. » (C.P., entretien avec Bruno Sourdin).
Publié en même temps que ce livre collectif, chez le même éditeur, La Crevaille, ultime texte de Claude Pélieu, présenté par Pierre Joris.

Je suis un cut-up vivant, préface de Alain Jégou, éd. L’Arganier.
L'ouvrage peut être commandé (24,40 € port compris) chez Alain Jégou : 33 bd de l’océan - Le Fort Bloqué - 56270 Ploemeur.