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vendredi 25 mars 2016

Des voix dans l'obscur

Elles viennent de loin ces voix détachées des êtres qui les portaient tout en continuant pourtant d’émettre, à destination des vivants, des messages (des plaintes, des cris, des souvenirs) qui lacèrent le présent. Elles empêchent celle qui ne cesse de les entendre de trouver ce calme auquel elle aspire.

« j’écris pour m’extraire de leurs songes
rejoindre les vivants »

Se faufilant dans l’invisible, semant des chapelets de mots entre les cailloux, sous la terre, dans l’eau des rivières, parfois même au fond du puits qu’est devenu – à force d’encaisser – un corps anéanti par ce trop-plein de paroles emmêlées, elles ne reconnaissent pas plus le jour que la nuit et parlent en continu.

« la solitude connais pas n’ai jamais connu même au fond de mon corps lorsqu’il ressemble à un puits
la solitude j’en rêve quelquefois
ce serait reposant »

Il faudrait, pour cela, que les morts (et porteurs de morts) payent leur dû au silence, qu’ils acceptent de vivre ailleurs, qu’ils cessent de tirer vers le bas – vers un passé révolu – ceux qui ont encore, pour un temps, les pieds sur terre. Et si c’est trop leur demander, et manifestement ça l’est, reste à trouver des subterfuges et à s’armer pour ne pas sombrer sous leurs incessants coups de boutoir. C’est ce que fait Françoise Ascal. Elle sait que ces voix qui la traversent appartiennent à des êtres qui lui étaient chers (« ce sont mes bourreaux / mes aimés ») et qu’elle ne pourra les faire taire. Elle peut, par contre, et c’est ce qu’elle met ici en place, détourner leur trajectoire initiale, couper la route terre-chair, se saisir du moment présent, se rapprocher du paysage qui bouge autour d’elle, tout en nuances et en variations, pour atténuer leurs effets et leurs incessants retours en arrière.

« loin de l’ocre éventré
loin des éclats métalliques abreuvant les sillons
loin des croix alignées blanches blanches à perte de vue »

Elle ouvre des brèches en elle. S’éprouve en quête de signes, de sons, de sens. Note d’infimes bruissements de vie. Trouve et assemble des mots simples. Eux aussi viennent de loin. Mais à la différence des voix, ils sont capables de créer un équilibre fragile entre un corps douloureux et une pensée qui aimerait s’apaiser, en un siècle qui (elle le répète régulièrement) ne s’y prête guère.
« peut-être est-ce mon corps troué que je cherche à rejoindre dans la moindre faille »


Françoise Ascal : Des voix dans l’obscur, dessins de Gérard Titus-Carmel, éditions Aencrages.
Une présentation et un extrait de ce livre ainsi qu’un entretien entre Françoise Ascal et Dominique Dussidour figurent, sur "remue.net", dans le Cahier revue du mois de décembre. C’est à lire ici.

Un autre ouvrage de Françoise Ascal, Le fil de l’oubli, précédé de Noir Racine, publié une première fois par les éditions Calligrammes en 1998, vient d’être réédité (accompagné de monotypes de Marie Alloy) aux éditions Al Manar.

Vient également de paraître : Un bleu d'octobre, éditions Apogée.


mercredi 30 avril 2014

Lignées

L’étroite relation qui se noue, sans qu’on y prenne garde, entre le paysage de nos origines et notre corps, ce qui en lui court, vibre, se tend, se détend (d’eau, de sang, de nerfs et de chair vivante) au contact du dehors, est au cœur des Lignées de Françoise Ascal. Elle touche aux liens secrets qui se sont tissés, au fil du temps, entre elle et ce monde végétal et minéral qu’elle interroge en particulier, y trouvant des éléments de réponse qui vont du territoire initial au corps en tamponnant au passage la pensée. Une odeur, un froissement de branche, une flaque sale peuvent raviver sa mémoire et celle de ceux qui l’ont précédée. Ce qui revient en surface est souvent fragile et douloureux.

« Une prairie me monte à la gorge. Entre les herbes, je m’obstine. Cherche les grains d’ambre de leurs chapelets. Trouve quelques sanglots rouillés. Pas de maris fils frères amants. Tous avalés par l’horizon un premier août 1914 aux environs de 16 heures. »

Il n’y a évidemment rien de bucolique dans ce parcours où « les morts à foison » affûtent parfois la faux qui les a emportés en demandant aux vivants d’y fixer durant quelques secondes leur visage.

« Visages d’argile commune. Regards qu’on pourrait croire uniques. Vous-mêmes, sentez-vous parfois votre crâne devenir un lieu de traverse, un corridor ouvert à tous vents, un hall fourmillant, tandis que vos pas sur le sol ne laissent aucune trace, votre chair aucune ombre ? »

Le côté éphémère de toute présence au monde incite à s’immiscer avec ardeur et intensité entre un passé qu’il faut bien porter en soi et un avenir incertain. C’est en prenant appui sur les mots, et en les serrant au plus près de ses sensations physiques, que Françoise Ascal conçoit ce long cheminement intérieur. Elle ne peut le mener sans se frotter à l’extérieur, au grand dehors, à ces mouvements d’air et de lumière, à ce « bleu perdu » que lacèrent les cris des geais.

« Je ferme les yeux et laisse le mot venir, le mot qui bouge sous ma plante de pied, le mot que je froisse à chaque pas mais qui se redresse toujours, graminée têtue, chiendent de consolation. »

Les mots qui viennent à elle ont souvent à voir avec l’eau, la source, le puits, les rivières.

« Eau pure, eau lustrale, fonts baptismaux. Lâcher les eaux, perdre les eaux. Naissance. Flux. Grandes orgues. »

Lignées d’eau, de terre, de lichens, de sang ou d’herbes folles. Qu’elle resserre, qui coulent en elle, tiennent dans une paume, dans un livre. Où la présence des dessins de Gérard Titus-Carmel (auteur du récent Ressac chez Obsidiane) détournent et griffent, eux aussi, « le noir incertain des ombres mêlées ».

Françoise Ascal : Lignées, dessins de Gérard Titus-Carmel, collection Ecri(peind)re, éditions Aencrages.

Le prix Louis Guillaume 2014 a été décerné à Françoise Ascal pour cet ouvrage. Elle vient, par ailleurs, de publier Levée des ombres (avec des photographies de Philippe Bertin) aux éditions Atelier BAIE. Textes et photos disent les destins, les plaintes et les secrets qui hantent encore l'ancienne abbaye d'Aniane, dans l'Hérault, où furent enfermés de nombreux enfants délinquants ou simplement vagabonds.