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mercredi 13 avril 2016

Infini - l'histoire d'un moment

Celui qui s’exprime ici, répondant à la demande d’un journaliste qui le questionne, s’appelle Massimo. Il fut, pendant de longues années, le majordome de Tancredo Pavone, un compositeur d’avant-garde aujourd’hui disparu. Nul autre que lui ne peut décrire avec autant de précision la personnalité complexe d’un créateur qui se révèle être la plupart du temps tranchant, impertinent, acerbe, orgueilleux (et probablement invivable) tout en se montrant extrêmement exigeant dans sa démarche et dans sa relation aux autres. C’est un solitaire qui peut à l’occasion s’avérer chaleureux et, par certains côtés, comique (mais sans le vouloir). Les divers traits de son caractère ombrageux, y compris les plus secrets, sont dévoilés grâce à cet homme de confiance auquel il lui arrivait de parler longuement, en particulier dans ses derniers mois, quand il se laissait aller en évoquant sa vie, ses origines aristocratiques, sa Sicile natale, ses nombreux voyages, ses conquêtes, ses incessantes réflexions et son assujettissement total à son art.

C’est bien à une plongée (vertigineuse) dans le monde de la création que nous convie Gabriel Josipovici. C’est elle qui façonne la personnalité de T. Pavone. Et c’est par le petit bout de cette lorgnette (ô combien restrictive) qu’il voit le monde et perçoit les êtres qui y vivent.

« Toute ma vie, a-t-il dit, j’ai senti ce désir de manger le monde parce que je l’aimais tant, de le manger et de l’ingérer et d’en faire une partie de moi. C’était la même chose avec les femmes, Massimo, m’a-t-il dit. Manger et ingérer. Mais bien entendu, Massimo, a-t-il dit, on ne peut pas manger le monde. On ne peut pas manger une femme. Et ainsi on bat en retraite, frustré et découragé, jusqu’à ce qu’on soit repris par le désir. »

Le compositeur semble souvent se parler à lui même. Il exprime ses doutes et ses déconvenues. Dit ses parti-pris. Ses difficultés à passer du conscient à l’inconscient. Ses nécessaires remises en question. Ce que son parcours et ses voyages, notamment celui qui l’a mené au Népal, lui ont appris.
« Ordre et travail assidu. Voilà les clés. Bien entendu, a-t-il dit, sans une réorientation radicale du moi telle que je l’ai expérimentée au Népal, ni ordre ni travail assidu ne porteront de fruits. »

Tous ceux qui travaillent pour lui doivent être dévoués à sa musique. Leur rigueur est requise, qui s’applique également aux multiples détails qui participent de la vie quotidienne.

« Si on se lève pour boire un peu d’eau ou pour répondre à un besoin naturel et qu’un talon était plus bas que l’autre, provoquant une claudication lors de la traversée de la pièce, pensez à l’effet que cela aurait sur la musique. Pensez que, en retournant à son bureau, cette claudication serait logée dans votre corps et surgirait dans la musique que l’on est en train d’écrire. Nous ne voulons pas de musique qui claudique, a-t-il dit. »

Il en va de même pour la qualité de ses cravates et de ses costumes. Tout doit être, toujours, en parfait état. La musique ne tolère pas le moindre froissement. Et pas, non plus, la moindre tache. Quant à ses repas, il faut qu’ils soient équilibrés. Une fausse note sur la partition biologique pourrait avoir de graves conséquences. Chez lui, le hasard n’est pas de mise, l’esprit doit en permanence escalader les parois d’un monde intérieur de haut niveau et chaque discussion ne peut qu’être intellectualisée, poncée, frottée, aiguisée sur la pierre d’une culture époustouflante. Du coup, ses amitiés se raréfient. Seuls Henri Michaux et son chat Ronaldo, qui l’accueillent à bras ouverts à chacune de ses haltes parisiennes, lui resteront fidèles.

« Michaux était mon ami le plus proche, personne n’était autant mon ami. Michaux et son chat Ronaldo. »

Gabriel Josipovici s’est appuyé sur la vie et l’œuvre du compositeur italien Giacinto Scelsi (1905-1988) pour bâtir ce roman envoûtant et passionnant.

 Gabriel Josipovici : Infini – l’histoire d’un moment, traduit de l’anglais par Bernard Hoepffner, Quidam éditeur.


vendredi 20 février 2015

Goldberg : Variations

La légende veut que les Variations Goldberg soient nées de la demande faite à Jean-Sébastien Bach par le claveciniste Goldberg de lui écrire plusieurs pièces musicales susceptibles d’aider le mécène Hermann Karl von Keyserling à s’endormir chaque soir. S’inspirant de cette histoire, Gabriel Josipovici la transpose pour mettre en scène un écrivain juif nommé Goldberg chargé d’écrire  chaque jour des pages capables d’amener au sommeil un noble anglais nommé Westfied à qui il lui faudra faire la lecture. Celui-ci, aussi strict sur la qualité littéraire que sur l’acuité philosophique du texte lu, le rétribue pour ce très particulier travail de commande.

« Il veut un ton de voix égal mais pas monotone. N’essayez pas de lire comme si vous vouliez me bercer vers le sommeil, dit-il. Je ne supporte pas ça. Lisez comme vous le faîtes d’habitude, mais ne vous laissez pas emporter par ce que vous lisez. »

Gabriel Josipovici marque d’emblée, et posément, les lieux (le manoir et ses dépendances) et l’époque (l’Angleterre georgienne) où se déroulent les faits qu’il veut transcrire. Il dresse le portrait de Wesfield, délivre des repères sur sa généalogie, sa vie de couple et son présent. Il s’attache parallèlement à cerner la personnalité de Goldberg, donnant ainsi corps et vie aux deux principaux protagonistes de son livre. D’autres personnages, proches de l’un ou de l’autre, prennent également place dans ce territoire un peu retiré du monde où ne cohabitent que des êtres très cultivés.

« Westfield avait correspondu avec quelques uns des grands écrivains d’Europe et en avait même rencontré un ou deux, mais leurs relations avaient toujours été clairement prescrites : il était simplement un des nombreux admirateurs avec lesquels le grand écrivain correspondait (...). Mais Goldberg était différent. Il était un homme comme lui, de chair et de sang. »

Tout semble prêt, les premiers chapitres en attestent, pour que l’on suive, au fil des pages, une histoire, un roman, une fiction bien ficelée comme il s’en écrit beaucoup, un peu partout, en toutes saisons. Penser que ce schéma-là va effectivement se réaliser sous nos yeux serait cependant mal connaître Josipovici. Le roman, il s’en moque un peu. Il préfère s’en extraire avec tact, sans brusquerie. Bientôt, c’est lui, et non plus ceux qu’il a créés, qui s’exprime. Il change d’époque. Reste ce qu’il est : un écrivain. Mais un écrivain en panne, incapable de finir son livre parce que sa femme vient de rompre. Sa disponibilité d’esprit est atteinte. Et son imaginaire reste en rade.

« Le problème était que je ne pouvais penser qu’à mon livre, et pourtant j’avais perdu l’étincelle qui aurait pu me permettre de poursuivre. »

Il se trouve que le livre à l’arrêt est celui-là même que nous avons sous les yeux. Et c’est là que son excitation créatrice exprime sa joyeuse démesure. S’il garde le fil fragile qu’il a tissé dès le départ entre les différents chapitres, c’est parce qu’il a du métier. Cela ne peut le réconforter. Une fracture intérieure, humaine, est venue casser la belle mécanique littéraire. L’évènement ne peut être balayé d’un revers de main. Il faut l’intégrer au livre. Réfléchir, exemples à l’appui, sur cette difficulté d’écrire qui ressemble, en tous points, à celle qu’éprouve le personnage Goldberg, contraint lui aussi d’inventer quotidiennement des pages destinées à faire dormir celui qui le paie pour cela. Josipovici, qui publie ici son troisième livre chez Quidam (après Moo Pak et Tout passe) excelle à nouer entre elles des situations, des anecdotes, des histoires en changeant de narrateur quand bon lui semble et en prenant à son compte les libertés que lui offre la langue. Il aime bifurquer, distiller des bribes d’érudition, se référer aux grands textes fondateurs et créer, dès qu’il le peut, de nouvelles grilles de lecture.

 Gabriel Josipovici : Goldberg : Variations, traduit de l’anglais par Bernard Hoepffner, Quidam éditeur.