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jeudi 21 novembre 2019

Adelphe

Le dimanche où Gabrielle, une femme qui ne s’en laisse pas compter, et surtout pas par les hommes, offre le Goncourt de l’année 1920 à Adelphe, le pasteur, celui-ci se retrouve dans l’embarras. Il lit l’ouvrage d’une traite et sait que ce cadeau, Nêne, roman d’Ernest Pérochon, qui raconte l’histoire d’une servante devenue bête de somme au service d’un veuf dans un coin de Vendée miné par le catholicisme ultra-traditionaliste, ne doit rien au hasard. Il y a là un message. Une façon particulière de dire que c’en est assez, que les femmes ne veulent pas ressembler à l’héroïne de Pérochon, qu’elles sont décidées à prendre leur destin en main et que les hommes devront apprendre à vivre autrement.

« Que certaines puissent être lasses de marcher à l’ombre, il n’y avait jamais songé. Que Gabrielle mérite la lumière, c’est une évidence. Adelphe s’en veut. »

Et Adelphe, qui en son presbytère balance entre le pour et le contre, ressasse et se perd en introspection en fumant pipe sur pipe. Le roman l’a bousculé. Il se demande si quelque chose ne cloche pas dans ses sermons. Ce qui l’ennuie, c’est que le livre commence à circuler dans la bourgade. Ses fidèles paroissiennes s’en emparent. Chacune l’annote et l’interprète à sa façon. Il va même jusqu’à le lire à haute voix à Blanche, sa servante, qui trouve que l’histoire de la femme du roman, qui est secrètement amoureuse de son patron, ressemble finalement à la sienne. Le pasteur, débonnaire, portant la quarantaine élégante, arborant une moustache taillée à la perfection, tombe des nues.

« Pourquoi n’a-t-il rien vu venir il ne sait pas. Ni comment faire maintenant qu’il le sait. Il ne pouvait pas prévoir, n’avait jamais envisagé une telle poisse, jamais. Il cherche ce qui dans son comportement aurait pu prêter à confusion, une parole ou un regard équivoque mais il ne trouve rien qui puisse ressembler à une méprise. »

Il se demande si les personnages principaux du livre de Pérochon ne sont pas incidemment en train de se réincarner dans son entourage en faisant voler en éclats l’existence plutôt calme et équilibrée qui était la sienne depuis la fin de la guerre. L’imparable trio, une femme qui aime un homme qui en aime une autre semble, en tout cas, bien en place.

C’est ce canevas souvent fatal, propice aux désillusions, aux rebondissements et aux déflagrations en série, qu’Isabelle Flaten tisse avec minutie. Elle le fait en décrivant la vie d’une petite communauté presque essentiellement féminine et en adoptant une écriture fluide, délicate et remuante. Elle déroule le fil des événements en douceur, avançant de façon implacable. Elle sonde l’intériorité des protagonistes en question en même temps que leurs désirs, dévoilant avec subtilité une histoire qu’elle dit « de l’ancien temps » mais qui n’en reste pas moins actuelle.

Isabelle Flaten : Adelphe, Le Nouvel Attila.

vendredi 1 décembre 2017

Bavards comme un fjord

Escale en Norvège. Dans un paysage saisi par l’hiver. Avec en toile de fond le froid coupant, les toitures et les routes enneigées, les pistes de ski, la cafétéria et la mine. C’est là qu’Isabelle Flaten situe son roman. Comme à son habitude, elle brosse, par petites touches, un portrait incisif des quelques personnages qu’elle suit pendant un certain laps de temps. Ceux-ci se nomment Dag et Swein, qui sont frères, Gunhild, leur mère, Sigrid, la femme du premier (qui aurait sans doute préféré être celle du second) et Alma, avec qui Swein envisage de partir vivre ailleurs.

Tous (à part la mère au regard dur et aux propos blessants) sont plus ou moins contraints de se battre avec (et contre) eux-mêmes. Une situation imprévue peut les déstabiliser. Les plus sensibles (Swein et Sigrid) sont les plus maladroits. Leur être intérieur est tourmenté. Leur manque de confiance peut les faire basculer en une seconde. Et cela, ce point-limite, Isabelle Flaten l’explore avec attention. Elle tourne autour, note les traits de caractère différents, la confusion des sentiments, l’impossibilité de se retrouver sur la même longueur d’ondes.

Swein, qui voit ses espoirs d’envolée en duo rapetisser jour après jour, finit par jeter l’éponge. Quant à Sigrid, en rentrant une nuit de son travail à la cafétéria, sur une route prise par le brouillard et la neige, elle sent un choc, « un bruit sec et sourd, puis une secousse » sous sa voiture et se persuade que c’est elle qui a heurté la jeune fille que l’’on a retrouvé inanimée au bord de la chaussée le matin suivant. Elle va vivre avec cet obsédant sentiment de culpabilité. Incapable de décider ce qu’elle doit faire, et ne parvenant pas à atténuer ses penchants irrationnels, elle colmate son mal-être en allant chercher l’apaisement entre les bras d’un Don Juan local.

L’efficacité de l’écriture (à la fois simple et ciselée) d’Isabelle Flaten tient à sa capacité à maintenir ses personnages dans des situations inconfortables. Elle sonde à la perfection leurs hésitations, leurs frustrations, les déceptions qui les animent et la monotonie de leur existence. Une seule phrase peut précipiter leur chute. Ou, au contraire, les sortir d’une mauvaise passe. Un couperet invisible semble en permanence suspendu au-dessus de leur tête. Il arrive qu’il tombe. À cause d’une parole un peu rude. Ou mal interprétée. Ou inappropriée.

Isabelle Flaten : Bavards comme un fjord, Le Réalgar.

dimanche 2 octobre 2016

Chagrins d'argent

On dit de lui qu’il est le nerf de la guerre. Pour lui, on peut trimer, se vendre, tricher, trahir, voler, mendier, spéculer, licencier, mourir, tuer, etc. Lui, c’est l’argent, invisible, liquide et inodore, qui dicte à peu près toujours sa loi en modifiant aisément nombre de comportements. Isabelle Flaten le place au centre de son livre et montre, à travers une série de portraits et de mises en situation, les rapports particuliers que ses différents personnages entretiennent avec celui qui mène tout ce petit monde à la baguette.

« Depuis bien longtemps elle a compris qu’avec ou sans le sou ce n’était pas pareil, et elle a choisi d’être du bon côté des choses, là où tout va de soi ; il suffit d’allonger les billets et plus personne ne bouge, le souffle suspendu au froissement du papier vers le plaisir. »

Chacun des protagonistes de ce roman-gigogne est suivi sur un laps de temps assez court et en un épisode très significatif pour qu’on puisse déceler sa personnalité, percevoir son statut social et connaître la réaction qu’il adopte face à cet argent qu’il a, n’a pas, ou n’a plus. Quand un personnage disparaît, c’est après avoir été mis en relation plus ou moins fortuite avec un (ou une) autre qui va lui succéder, et ainsi de suite. Tous sont anonymes et certains (qui s’étaient éclipsés) réapparaissent parfois au détour d’une page. La plupart d’entre eux s’avèrent un rien déboussolés, perdus dans leur solitude, barrant comme ils peuvent, en cabotage intérieur, une existence en morceaux que l’argent ne peut pas vraiment réparer.

« Elle se met à rêver d’une vie où un sou serait un sou, et elle emportée dans la foule des sombres silhouettes qui à peine sorties de leur nuit écrasent le macadam pour aller gagner leur croûte d’un pas de plomb. Elle se voit déjà parmi eux, corsetée de partout, sans même l’espace d’une respiration, aspirée toute entière dans le grand tourbillon de la nécessité. »

Le sens de l’observation très aiguisé d’Isabelle Flaten est imparable. Rien ne lui échappe. Son écriture est fluide, dynamique et extrêmement visuelle. Elle vise au cœur de la cible en une succession de tableaux vifs, cruels et réalistes où banquière, clochard, joueur de poker, bourgeoise frivole et voleuse à la tire (pour n’en citer que quelques uns) tentent de colmater les brèches de vies qui toutes, semble-t-il, avec ou sans argent, prennent l’eau.

Isabelle Flaten : Chagrins d’argent, éditions Le Réalgar.

Isabelle Flaten vient de publier Lettre ouverte à un vieux crétin incapable d'écraser une limace, chez le même éditeur.

mercredi 11 février 2015

Les noces incertaines

Lire Isabelle Flaten, c’est d’abord entrer en contact avec une écriture souple et harmonieuse, maintenue en permanence sur une fine ligne de crête grâce à un phrasé ample, régulier, tout en volupté. Chaque mot tombe juste. Il est précis et prompt à s’emboîter aux autres pour participer à l’implacable mise en place du roman. Celui-ci est traversé par le poids des culpabilités qui plombent les retrouvailles d’un homme et d’une femme contraints de s’avouer leurs lâchetés respectives avant d’envisager une vie commune. Les non-dits qu’ils traînent dans leur sillage sentent le soufre. Entre eux plane l’ombre de Tom, l’absent, le mort (suicidé au fond d’un puits) que tous deux pensent avoir anéanti le même soir, à distance, et en quelques secondes, par l’incroyable dureté de leurs propos. Ils ne regrettent pas vraiment sa disparition mais plutôt leur implication directe et les répliques qu’ils n’avaient pas imaginées à l’époque. Elles surviennent quand ils décident de former enfin ce couple qu’ils n’avaient pas réussi à construire au temps de leur jeunesse. Il faut composer avec les soubresauts de la mémoire. Et la leur est particulièrement chargée.

« Tom réapparaît au coin d’une rue, l’homme manquant, planté dans les esprits comme une rengaine brouillée, un refrain aux notes ambiguës bégayées du bout des lèvres lorsqu’elle passe sous les regards suspendus du village. »

Le livre est construit tel un triptyque. On suit tour à tour chacun des protagonistes dans son quotidien et son passé avant de les retrouver ensemble dans la dernière partie du roman. Ces deux-là s’accrochent avec l’énergie du désespoir à la dernière branche d’un arbre qu’ils ont patiemment émondé. Ils ont à leur actif une belle série de ratages. Et en prime ce maudit mort qui continue de squatter leur conscience.

« Personne ne le pleure mais tout le monde est incommodé par son linceul. »

Ce sont ces accrocs, ces failles, ces faiblesses qu’Isabelle Flaten réussit à toucher avec précision. Elle le fait en restant à distance de ses personnages, sans éprouver la moindre empathie pour eux. Il est vrai que ce ne sont pas des tendres. Elle ne les plaint pas. Mais elle les suit à la trace, elle les montre avançant en aveugle, pris dans les méandres fragiles de leur histoire intime et douloureuse.

Les noces incertaines est le troisième livre d’Isabelle Flaten. Il est accompagné (comme toujours chez Le Réalgar) par une série de peintures (des paysages saisis derrière la vitre d’un train) de Jean-Luc Brignola.

Isabelle Flaten : Les noces incertaines, peintures de Jean-Luc Brignola, éditions Le Réalgar.