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lundi 21 novembre 2022

Un ami trop grand

On ne présente plus Jean-Claude Pirotte, poète et prosateur à l’œuvre foisonnante et hors norme, adepte du vagabondage et de la cavale, familier des bars et des cafés où il pouvait débarquer à l’improviste pour poursuivre une conversation (avec le patron, la patronne, les habitués) entamée quelques années plus tôt.
Claude Andrzejewski, gardien intérimaire d’un musée au moment où il rédige ce livre, l’a connu à Angoulême, à proximité de son propre lieu de villégiature. L’écrivain arrivait de Lorient où un accident de bar – une grande claque dans le dos occasionnant une chute contre une table en marbre et une fracture du col du fémur – l’avait obligé à se doter d’une canne dont il ne se séparait plus.

Jean-Claude Pirotte est décédé en 2014 et Claude Andrzejewski, pour se remettre en mémoire leur longue amitié, a choisi de lui adresser une lettre. C’est en s’arrêtant devant quelques-unes des œuvres exposées dans ce musée où il s’ennuie ferme que se déclenchent ces retours en arrière. À chaque toile correspond un chapitre retraçant quelques-uns des moments intenses vécus ensemble. Et cela commence par la rencontre inaugurale.

"Tu te souviens, Jean-Claude, de notre rencontre, de nos premières entrevues ? Sans doute faut-il insister sur l’adoration sans bornes que tu m’avais tout de suite inspirée, et ses raisons. Notre relation s’en trouva dès le début faussée, déséquilibrée parce que nous avions une grande différence d’âge, mais surtout parce que je te magnifiais à l’excès." 

Les rencontres se multiplient, la plupart du temps dans les cafés où ils apprennent à se connaître et se trouvent des affinités, touchant à l’écriture bien sûr mais aussi à ce besoin impérieux qu’ils ont de prendre en main leur existence en tentant d’y insérer de l’aventure. Pirotte, qui ne tient pas très longtemps en place, embarque bientôt son jeune compère dans de longs périples. Il l’emmène visiter les cafés turcs (et clandestins) de Namur avant de lui faire découvrir quelques bars parisiens où il a également ses entrées : chez Italo ou chez Colette. Chemin faisant, Claude Andrzejewski se retrouve plus ou moins promu secrétaire de Jean-Claude Pirotte. Qui le convie à un rendez-vous d’écrivains belges à Montpellier. La rencontre, jalonnée de scènes épiques (malicieusement décrites ici), se poursuivra par de joyeuses libations nocturnes pour se terminer quelques jours plus tard à Barcelone.

"Il ne m’en reste qu’un chromo imprécis de tapas et de finos, de poisson en croûte de sel, de vieilles putains peu ragoûtantes croisées sur les Ramblas, du poème de Ferrater que tu m’as récité en nous égarant par des ruelles noires aux poubelles éventrées, du disque faisant vivre les guitares de Carles Benavent et Paco de Lucia dans un bar près de la Sagrada Familia. "

Puis vient le voyage en Slovaquie, agité lui aussi, où l’écrivain doit intervenir au Département de langues romanes de l’Université de Bratislava. Ils arrivent juste à temps, à l’issue d’un parcours semé d’embûches (le passeport de l’invité n’étant pas à jour) et une nuit presque blanche.

"Comment fais-tu ? Alors que nous sommes crevés du voyage et que je suis, moi, assommé par le vin du déjeuner, comment fais-tu pour te montrer si à l’aise face au parterre d’étudiants ? Ces jeunes slovaques qui t’écoutent religieusement, que tu parviens même à faire rire. "

Le grand homme semble increvable. Il a toujours soif et ne dort presque jamais. La chambre d’hôtel n’accueille que les bagages. Les hommes, eux, passent la nuit dans la pénombre des bars enfumés, à assécher verre sur verre. Et à ce rythme, Claude Andrzejewski sent que son corps est en train de flancher. L’interminable tournée des grands ducs est sans fin. Il va y laisser sa peau s’il n’effectue pas un radical pas de côté. C’est ce qu’il va faire et il s’en explique posément, quelques années plus tard. L’ami, en qui il voyait une sorte de père de substitution, qui l’avait pris sous son aile, qui entendait l’aider à écrire, qui annotait scrupuleusement ses manuscrits, était décidément trop grand pour lui.

" Je cherchais à me débarrasser de toute dépendance, ce pourquoi je devais m’éloigner de toi et même te faire en quelque sorte disparaître. "

Les pages que C.Andrzejewski consacre à ces moments douloureux mais nécessaires pour sa survie sont émouvantes. S’il maintient ensuite, de loin en loin, le contact avec l’écrivain, il ne le voit plus. Il s’abstient également de consommer de l’alcool. Il mène une vie plus simple, plus calme tout en continuant à écrire... Mais il sait ce qu’il doit à Jean-Claude Pirotte et le dit en lui offrant ce tombeau, captivant de bout en bout. On les revoit cavaler, avec arrêts fréquents à la buvette. Ils y côtoient des personnages dont les portraits sont ici saisis sur le vif, avec finesse et humour, au bord du zinc ou dans des zones interlopes où le jour et la nuit se confondent.

" Je m’en veux d’avoir été absent, ce jour de printemps où tu es parti, toi aussi, comme on dit. Je n’ai pas fait le voyage pour la Belgique en cette triste occasion, j’y ai renoncé sans trop savoir pourquoi. Mais maintenant je sais. Je n’avais pas envie de te dire adieu. "

 Claude Andrzejewski : Un ami trop grand, lettre à Jean-Claude Pirotte, éditions La Dragonne.

lundi 26 mai 2014

Souvenir de Jean-Claude Pirotte

 
Il arrive qu'un voyageur égaré, l'un de ceux que l'on n'attendait plus, un qui file aussi vite que son ombre, un qui franchit villes et frontières sans compter, il arrive que l'un de ceux-là, que l'on a jadis croisé ou accompagné en bordée légère, soudain rapplique et nous étonne par sa présence vive et spontanée. On le pensait en exil définitif, occupé à boucler son périple à De Panne ou au Nicaragua et voilà qu'il joue au fantôme en réapparaissant sans avoir pris la moindre ride. Il crève l'opacité des brumes. Il sort d'on ne sait où, souvent d'un havre paisible, baigné par des reflets de lumières provenant du scintillement vif, coloré, nuancé, d'une multitude de verres et de bouteilles alignées ou suspendues derrière un zinc aguicheur. 

C'est ainsi que vint un soir Jean-Claude Pirotte, en visite rapide et impromptue, heureux de sortir prendre l'air en étant sûr de retrouver le bar ouvert au rez-de-chaussée de l'hôtel Garden où il descendait, savourant, par avance, ce qu'il pourrait y déguster en cours de nuit si, par hasard, l'insomnie le gagnait. Il débarqua et s'éclipsa avant l'aube, laissant sa haute silhouette, celle d'un homme à l'imperméable chiffonné, s'appuyant sur une canne et marchant à grand pas, se fondre dans des pluies serrées qui le tiraient vers le Nord. 

C'est ainsi, également, que revint un autre soir, virevoltant en tous sens sous mes paupières, oiseau agité heurtant après vingt ans d'absence les parois d'une tête bien encombrée, Shane MacGowan. Lui, il cognait à coups répétés des pintes de bière noire, lourde, tourbée, contre celles des autres musiciens du groupe Les Pogues, accoudés au bar Le Désossé (rebaptisé depuis L'artiste assoiffé), avant de s'en aller humer le vent d'ouest qui s'engouffrait avec force dans l'entonnoir du haut de la rue Saint Louis où je le vis s'évanouir à son tour.. 

Tous deux, comme tant de leurs semblables, viennent, à tour de rôle, rappeler que l'oubli est une petite pièce mentale et peut-être même psychique que la mémoire mène à la baguette et active ou désactive quand bon lui semble. C'est elle qui les convoque. Elle qui leur demande de se rendre illico rue de Saint Malo devant La Trinquette, Le Phoenicien, La Bernique hurlante, La mouette rieuse, Le King créole, La Nouvelle Orléans ou Le Bistrot de la plage. C'est elle qui poinçonne plannings et trajets. Elle qui les fait cavaler dans les quartiers avec passage obligé sous les vieilles portes et salut furtif aux derniers octrois.

Extraits de Terminus Rennes, éditions Apogée.

En souvenir de Jean-Claude Pirotte, qui  est décédé samedi 24 mai.

samedi 11 janvier 2014

Brouillard

Jean-Claude Pirotte revisite régulièrement les territoires secrets que sa mémoire garde en réserve. Il le fait à la façon d’un arpenteur à l’esprit vif qui avance en quête de traces disséminées au fil du temps. Le passé a empilé ses multiples séquences dans une boîte intérieure qu’il entrouvre quand il en ressent l’envie. Ou quand le besoin s’en fait sentir. Et le besoin, irrépressible, vient cette fois du corps. Qui fatigue, qui flanche, qui, rattrapé par un cancer qu’il croyait endormi pour longtemps encore, ne peut émarger au présent qu’en renouant des liens ténus avec une époque pas vraiment révolue.

« La mémoire est tapissée de reflets trompeurs et de miroirs déformants. À mesure que l’on avance en âge, les reflets se brouillent et les miroirs se fêlent et s’obscurcissent. La mémoire, note Joubert, est le crible de l’oubli. »

La sienne le ramène aux années qui vont de 1957 à 1963. Il est alors étudiant, peu assidu, déjà marié et père d’une fillette qu’il doit (son mariage battant de l’aile) élever pratiquement seul. Plus tard, ce sont les grands-parents qui prendront la relève. Il vit dans une maison isolée où il rêve, lit, écrit. Ne sort que pour retrouver quelques types en sursis (Raymond, Frans, Carlo, Manu) avec lesquels il a récemment mené quelques virées et braquages nocturnes.

« Je suis de retour dans la maisonnette sous le grand chêne et je me convaincs de n’avoir ni épouse ni enfant. Ni ascendants, ni descendante. Rien ni personne susceptibles de constituer une entrave à l’existence que je m’étais promis de mener. Hors la loi, voilà qui me convenait. Dénué de chaîne et seul juge de mes actes. »

Le narrateur (appelons-le Pirotte) qui feuillette ses carnets d’époque, tandis que la maladie gagne et nécessite de fréquents séjours à l’hôpital, tente de se situer dans le brouillard du passé, dans le brouillon de ce début de vie où il s’est très vite retrouvé, presque par inadvertance, avec un tas de fils à la patte. S’affranchir d’un faux mariage, d’une paternité de hasard, d’un père honni, d’une famille bourgeoise et d’une bande de voyous locaux : voilà quelques uns des handicaps qu’il lui faudrait surmonter pour gagner enfin sa part de liberté.

« Ce vaudeville m’inspire, quand il ne me désespère pas. Où me suis-je donc fourré ? J’étais naïf au-delà de toute innocence. Et coupable. »

Comme toujours, Pirotte ne se cherche pas d’excuses. Il assume. Il gratte le vernis et appuie là où ça fait mal. Au cœur du réel. En filtrant juste ce qu’il faut (surtout ne pas s’épancher) pour récolter ce que celui-ci contient de romanesque. Et de tension, de douleur, de disparitions, de mal-être. Mais aussi d’incitations au départ, à l’errance, au voyage. Dans le temps, dans l’espace et dans les livres. Autrement dit partout où son écriture précise peut travailler, à la manière de cette araignée qu’il évoque au tout début du roman, pour tisser une toile discrète et lumineuse à l’intérieur de laquelle il ne cesse de se déplacer.

 Jean-Claude Pirotte : Brouillard, Le Cherche midi.

samedi 10 décembre 2011

Revermont

Si l’automne a toujours été très présent dans l’œuvre de Jean-Claude Pirotte, dans ce livre-ci il semble bien vouloir prendre ses aises et même s’installer à demeure. Un peu comme s’il voulait suivre au plus près ce que précisait Jean Grosjean, si justement cité en exergue, dans Les Parvis : « L’octobre comme un navire / Va vers les derniers rivages ».

Revermont, la contrée qui donne son titre au livre, c’est d’abord un lieu étendu entre montagne et vallées, décor escarpé du vieux Jura, paysages rudes et âpres où les vignes apportent parfois chaleur, douceur et répit. C’est aussi, et durant de longs mois dans l’année, une région où, préparant les mauvais jours (qui viennent tôt), des images que l’on croyait encore lointaines refont surface. Avec leurs cargaisons de bois que l’on stocke et les inimitables « manchons tricotés » qui iront calfeutrer le dessous des portes. C’est dans ces parages incertains et isolés que vit Pirotte.

« c’est dans l’hiver d’Arbois
rue du Montot que je gîte ».

De là qu’il donne de ses nouvelles. Elles ne sont pas franchement bonnes. Il est calé à sa table, face à la fenêtre donnant sur la rue. « J’écris ce que je vois / pour ne pas disparaître », dit-il, se comparant tantôt au « cheval boiteux » qui « rêve à l’écurie » (« le cheval fourbu / c’est moi tout craché devant l’écritoire »), tantôt au « vieux montreur de marionnettes / que jamais personne n’a vu / et qui redit le même texte » jusqu’à ce qu’une main inconnue coupe les fils.

« je vis reclus parmi les ombres
plus présentes que les vivants
et si cette chambre est ma tombe
je vis ma mort depuis longtemps. »

Ses dialogues, ses adresses, ses pensées vont d’ailleurs essentiellement vers des auteurs morts (Thomas, Perros, Frénaud, Michaux…) qui ne cessent de l’accompagner et dont les livres, il en est persuadé, sauront un jour se rassembler pour inventer cette fragile passerelle qui lui permettra de passer lui aussi d’une rive à l’autre.

Il y a de la mélancolie dans ces textes. De la colère également. Mais peu de désillusions : Pirotte sait que la réalité et le passé ont une terrible capacité à rogner les ailes de l’utopie et que face à ce travail de sape le rêve ne peut pas se hisser très haut.

Çà et là, des séquences enfouies dans l’enfance reviennent. Toutes mettent en scène la mère de l’auteur d’ Une adolescence en Gueldre. « Je ne suis qu’un drôle d’oiseau / c’était l’opinion de ma mère ». « Tu devras réfléchir / à ce que tu vas faire / ainsi parlait ma mère / je n’ai pas connu pire / individu que toi ». « Reviens sur terre disait-elle ».

Écrit durant l’automne 2007, ancré dans le paysage (« en face le carreau / du toit capte un dernier / reflet du jour d’octobre ») et dans le quotidien tremblotant et habité d’inquiétude qui est alors celui de Pirotte (« ce soir j’entends couler / de la plaie du sol une eau noire »), cet ensemble, que les fantômes traversent en coup de vent, sinue entre regrets et humilité pour aboutir à une acceptation de ce qui est. Sera. Et un jour ne sera plus.

Jean-Claude Pirotte : Revermont, éditions Le Temps qu'il fait.

Le prix Apollinaire 2011 a été décerné à Jean-Claude Pirotte pour ses deux récents recueils : Autres séjours (Le Temps qu'il fait) et Cette âme perdue (Le Castor astral).

dimanche 14 novembre 2010

Absent de Bagdad

Ceux qui lisent régulièrement Jean-Claude Pirotte savent qu’il ne faut surtout pas, pour évoquer l’auteur des Récits incertains (Le Temps qu’il fait, 1992) se cantonner au seul registre des brumes, des bruines, des bars et des petits matins gris qui collent de loin en loin (c’est indéniable) leur rosée mélancolique sur les plis et replis de plusieurs de ses livres. Cela, c’est le versant nord, fugueur, nomade, curieux, originel, rêveur de l’oeuvre. Celui où il se rapproche des auteurs (Dhôtel, Follain, Thomas, Thiry) sans lesquels il n’aurait peut-être jamais trouvé cette voix émouvante et singulière qui est aujourd’hui la sienne.

Or, il est un autre versant, un territoire plus coupant, décapant, rude (où se mêlent l’humilité et les creux ou hauts fonds de l’âme humaine) sur lequel Pirotte s’aventure de temps en temps, donnant des récits brefs, efficaces, tranchants. Des textes où chaque phrase pèse et porte. Ces textes descendent souvent vers le sud. Ce fut le cas avec Un voyage en automne (La Table Ronde, 1996) ou Cavale (même éditeur, 1997) et ça l’est à nouveau avec le cinglant et remarquable Absent de Bagdad.

« au début j’avais réussi à écrire quelques mots dans ma langue, ou plutôt les graver du bout de l’ongle sur un carton minuscule que j’avais trouvé dans le noir en tâtonnant, ils ont dit que j’avais écrit le nom d’Allah et que c’était de l’arabe, mais ils se trompaient, il n’y avait ni le nom d’Allah ni aucun mot d’arabe, c’était le prénom de ma fiancée turque, et d’autres mots griffonnés que j’ai oubliés après qu’ils m’eurent enchaîné les mains et les pieds, la main gauche au pied droit, la droite au pied gauche, et qu’ils m’eurent entouré le cou d’une laisse cloutée au moyen de laquelle ils me traînaient dans une galerie souterraine semée de tessons de bouteilles ».

Histoire adaptable à toutes les époques. Un homme est enfermé dans une cave. Humilié, il n’en résiste pas moins, appelant à la rescousse, outre ses amis d’Istanbul (Shevket, Hassan, Youssouf, Lakhbar et tant d’autres), les écrivains susceptibles de l’aider à tenir : Montaigne, Bernanos, Ibn’ Arabi.

« J’avais été jeté dans ce trou obscur la tête cagoulée et les mains entravées, j’étais étendu sur un sol de terre battue et de poussière qui ne me révélait rien, je me suis traîné juqu’à toucher de l’épaule une paroi contre laquelle j’ai réussi à me redresser d’abord, à m’appuyer ensuite »

Impossible, avançant dans ce récit où abondent incises et signaux lancés à un hypothétique auditeur (il s’agit d’un monologue haletant, d’un texte pour voix) de ne pas penser à la prison d’Abou Ghraib et aux images diffusées partout dans le monde qui montraient les supplices infligés aux détenus par des membres de l’armée américaine. La métisse cheyenne aux yeux verts ("la jeune femme sergent qui me baptise d’un jet d’urine") ressemble, à s’y méprendre, à Lynndie England, la soldate garde-chiourme que l’on a vu à l’oeuvre à la une de bien des quotidiens.

Ces images, Pirotte, comme tout un chacun, les a vues. Il les a reçues en pleine figure, les a capturées et retravaillées, demandant à ce narrateur qui lui ressemble et qui subit le sort des humiliés de serrer et de polir au plus près ces images-là afin de les transformer en pierres capables de retomber, en pluie sèche, sur ceux qui ont initié ce jeu de mort.

Absent de Bagdad est un livre de colère, de réflexion, de résistance. Müslüm, le narrateur, ne se contente pas de décrire ses conditions de détention. Il s’adresse également (à mi-voix, en murmure intérieur) à ceux qui le détiennent.

« et vous tous, qui nous tenez à votre merci, de quelle école de droit frelaté, de quels enseignements de l’imposture avez-vous reçu vos diplômes, vos médailles, vos grades

un jour j’ai lu ceci : les imbéciles sont travaillés par l’idée de la rédemption, je crois que ce vieux livre parle de vous

il parle aussi de vous lorsqu’il nous apprend que, pour déchaîner la colère des imbéciles, il suffit de les mettre en contradiction avec eux-mêmes. » 

Jean-Claude Pirotte : Absent de Bagdad, éditions La Table ronde.

vendredi 14 mai 2010

Les Périls de Londres



Marchant dans Londres, ville qu’elle connaît bien et qu’elle sillonne depuis de nombreuses années, Sylvie Doizelet a pris, pendant ses récents séjours, des séries de photos qui disent les dangers, interdictions, dérapages, risques de chute, de contamination et de mort qui guettent l’imprudent qui oublierait de prendre au sérieux tous ces rappels.
Ils fleurissent sur de multiples panneaux. On les trouve partout : des terrains vagues au cœur de la ville en passant par les trottoirs, les grilles, les cages d’escalier, les façades de verre, les quais, les esplanades, les souterrains… Façon pour les uns de se prémunir et pour les autres de trembloter en se méfiant de ces incessants périls susceptibles de transformer les éventuelles (et de plus en plus problématiques) flâneries en guet-apens.
Ces dangers inhérents à la capitale londonienne, Jean-Claude Pirotte a choisi de les contourner sans s’en laisser conter. Ces pancartes vont, au contraire, l’inciter à se promener en convoquant, dans les courtes fables, légendes, vignettes qu’elles lui inspirent, des êtres (anonymes ou célèbres) dont les livres ou parcours l’accompagnent et qui, eux aussi, ont arpenté (ou arpentent encore) les rues de Londres. Il y puise sagesse et ironie. Pense aux enfants qui ne savent pas lire. Aux aveugles qui seront piégés. Aux brumes de l’ivresse. Aux ombres qui se bousculent sur les pontons. Et à tous ceux, la plupart, qui, malgré tout, s’en sortent.
« Il reste, accroché à la pointe d’une hallebarde, un fond de pantalon qui flotte au vent, dans le courant d’air éternel de l’agitation urbaine. Quant au propriétaire du pantalon, c’est un garçonnet qui a disparu la veille dans un roman de Dickens. »
Pirotte enchaîne poèmes, récits brefs, réflexions et anecdotes. Il glisse son ombre entre brouillard et lampadaires, s’en remet au hasard – qui le lui rend bien –, évite les parquets cirés des banques de la City et donne à lire des fragments d’existence capables de survivre à bien des interdictions.
Parfois, Henri Thomas, l’auteur de La nuit de Londres, apparaît à la faveur d’un porche éclairé. Armand Robin, qu’il rencontra là-bas, marche à proximité. Mac Orlan vaque également dans les parages. Et Ted Hughes (que traduit Sylvie Doizelet). Et Samuel Pepys. Et Sylvia Plath. Pirotte les salue tous, à tour de rôle, sans s’attarder mais en leur rappelant combien leur invisible présence en bord de Tamise, lui apporte, certains soirs, douceur et réconfort.
Les périls de Londres est le deuxième livre que Sylvie Doizelet et Jean-Claude Pirotte réalisent ensemble. Dans le premier, Chemin de croix (La Table ronde, 2004), c’est elle qui écrivait tandis que lui s’attelait déjà à la légende, mais d’une autre manière, en dessinant des encres aquarellées en regard des quatorze stations évoquées. Ici, les rôles s’inversent à peine. Et le duo, discret, mobile et accordé, est tout aussi épatant.

Sylvie Doizelet et Jean-Claude Pirotte : Les Périls de Londres, éd. Le Temps qu'il fait.