Il revient du lavabo le
visage dégoulinant de flotte. Il s'assoit, s'installe. Pose d'abord
une main, puis l'autre, et enfin ses coudes sur la table. Je remarque
le coup d’œil circulaire : en une fraction de seconde P.K.D.
semble avoir déjà balayé murs, plafonds, sols et nappes de la
crêperie La Ville d'Ys, située rue Saint Georges à Rennes, où
nous venons tout juste de prendre place. Il décoche un sourire, des
mots : « tu vois, le hasard, le tableau de Matisse
reproduit là-bas. »
Je me retourne, regarde
derrière moi. Le rose-framboise tirant sur le mauve a l'air de
servir de buvard au décor. Les deux chaises, la corbeille de fruits
et les mains expertes de la dame au tablier blanc ne me font pas
oublier la flaque obscure qui prolonge la fenêtre. Celle-ci m'attire
et me pousserait presque à m'enfoncer dans ce coin sombre du
tableau pour quitter subrepticement les lieux.
Puis silence, silence.
Rapidement rompu par Dien qui m'explique les sensations étranges (et
sans cesse renouvelées) qu'il éprouve dès qu'il entre en contact
avec les divers travaux du peintre Matisse :
« 1869-1954.
Enterré comme mon oncle au cimetière de Cimiez – Nice. »
J'écoute. Je saisis
quelques bribes. Des choses au vol, pour comprendre. Avec lui, tout
paraît couler de source. Les poèmes et les images s'imbriquent pour
créer un appel à l'éveil des sens. Il esquisse ainsi un bout de
chemin en direction des autres en les incitant à effectuer eux aussi
un aller simple mais clair vers lui. Il les incite au dialogue,
à la rencontre, au partage. Il évoque encore Matisse. Puis fait un
détour vers par Phnom-Penh où il a grandi, vécu, étudié.
« Délaissant
momentanément les mots (blessé car certains refusent de voir en
P.K.D. un poète) vers 1985-86, je me suis mis à faire des images.
Lignes, espaces, couleurs pour tenir le même propos : perte du
lieu d'origine, exil, désir d'une terre plus humaine. » (1)
L’œuvre peinte ne peut
se concevoir (s'offrir, être reçue) que par un subtil processus de
fragmentation. La mémoire s'y faufile. Ne joue jamais sur terrain
neutre mais capte des flashes visuels, sensuels et physiques qui
alimentent la boîte noire du créateur. Elle peut même travailler à
son insu. Cela, il le sait. Il en a peur, il se méfie. Pour éviter
la faute d'inattention, il s'arme du précieux carnet de notes et de
l'indispensable appareil-photo. Il faut y ajouter une curiosité
accrue et des questions souvent dérangeantes, posées à
brûle-pourpoint à propos de telle ou telle anomalie observée sur
un paysage, un visage, un comportement. Attiré par le détail, il
détecte le rien et peut, partant de là, ouvrir des portes
essentielles.
« Images à lire.
Alphabet des signes (des hommes préhistoriques à H. Matisse /
Picasso en passant par Jean Fouquet) ». (2)
Dans sa « fabrique
des sens », les couleurs sont vives et cachent à peine des
traînées d'ombres. Ce sont celles-ci qu'il faut suivre et fixer. On
leur trouve d'emblée des contours, des lignes. On imagine çà et là
des intersignes songeurs et furtifs destinés à botter les fesses
des petits fantômes de l'âme.
Dien fait le ménage
là-dedans. Il promène ses émotions dans l'espace et le temps. Leur
insuffle du quotidien. Hésite toujours un peu entre l'écriture et
le dessin.
« Mais peindre
c'est se doter d'une écriture. » (3).
Il met sa graphie au
service des yeux et ses couleurs à la disposition des mots. Parfois,
il laisse tomber une ligne d'horizon à ses pieds. C'est sa manière
à lui d'annihiler les distances et de toucher ciel et terre du bout
des doigts.
- Extraits de La Terre Comestible n° 10
- Lettre, 11 janvier 1991
- La Terre Comestible n°7
Né en 1946 à Kompong
Speu, dans la minorité viêt du Cambodge, Phan Kim Dien est arrivé
en France en 1966. Il vit à Paris. Il a notamment publié Chin'toc,
Le Dé Bleu, 1980, La Démangeaison, Le Dé Bleu, 1987,
Phnom-Penh sur berges, Travers n° 33/34, 1987, Snap shot,
Polder, 1987, Nulle part, la terre comestible, Wigwam, 1995 et
Rock Encore, What ?, Les Carnets du dessert de lune,
1998.
On peut le retrouver
(même s'il y est absent depuis quelques mois) sur le site PKD.