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jeudi 19 janvier 2017

Ravive

Pas facile de ranimer la flamme et de retrouver vivacité et fraîcheur quand le corps et le psychisme décrochent en lâchant de plus en plus de lest. Il faut, pour y parvenir, passer par différentes épreuves, satisfaire à de curieux rituels et plonger parfois dans des zones noires pour y repêcher quelques images macabres. Ainsi celle de ce petit corps, celui d’un enfant, livré à la voracité des tourteaux au fond d’un puits marin.

« Avec le flux et le reflux, des lambeaux de chair se décollaient des flancs, ondulaient comme de blanches soles, puis recollaient lâchement au corps. Accroupi et fouillant de mes mains dans le noir pour y trouver l’appui ferme de la roche, je regardais tétanisé. »

Celui qui parle est un adulte qui « après trente ans d’excès et d’épuisement » revient visiter les lieux où il passait jadis ses vacances en compagnie de ses parents. Ce bref retour en arrière, et le compte-rendu de ce qu’il avait vu alors, sont au centre de la première des neuf nouvelles qui composent le recueil de Romain Verger. Y circule un vertige qui ira crescendo de texte en texte. On glisse de l’ordinaire à l’étrange puis de l’angoisse à l’effroi. Le basculement se fait en quelques phrases. Et les personnages qui apparaissent, en proie à la solitude et en quête d’une identité qui leur échappe, quittent à tour de rôle le champ du réel pour arpenter celui du fantastique et de l’imaginaire. Ils sont fascinants, déconnectés et diablement excessifs.

Ici un homme sort de sa torpeur, seul et exténué, après avoir vécu une nuit d’ivresse et d’amour intense avec une inconnue au bord de l’océan, là un être partage son quotidien avec une femme qui le rafistole régulièrement sur la table de travail où elle fabrique des bébés sur mesure qui sont ensuite vendus et livrés à domicile par la poste, ailleurs un autre part à la rencontre des hommes-soleils au Nouveau-Mexique.

« Dans ses rêves, Nel enfourchait un cheval écumant, fendait au galop les steppes d’altitude, remontait les pentes rocailleuses des gorges sous l’œil tutélaire de l’ibex, entre les roches constellées d’hommes-soleils qu’il attrapait de son lasso et jetait dans le cercle blanc de ses nuits. »

Ces nouvelles ont beau s’aventurer dans des lieux et registres différents, elles n’en présentent pas moins de nombreux points communs. À commencer par la mer, l’enfance, le passé, la folie, le rêve et le corps. Le tout orchestré par l’écriture de Romain Verger. Sa prose éclatante, dense et riche, est celle d’un styliste qui tient son texte de façon imparable. Il y a chez lui une idée de la description et une faculté à trouver des images rares qui ne laissent rien au hasard. Tout est précis, millimétré, bien calé. Ce qui ne l’empêche pas de laisser toute liberté à sa phrase. Qui peut, dès que le besoin s’en fait sentir, se tendre, se resserrer ou (plus volontiers) s’étirer, onduler, prendre de l’ampleur.

Romain Verger : Ravive, Éditions de l’Ogre.

mardi 6 août 2013

Fissions

Il y a des rencontres à maudire, des attirances extrêmes à garder impérativement à distance en les maintenant dans le domaine virtuel qui les a vus naître. C’est ce que doit penser, sans vraiment se l’avouer, le narrateur de ce roman en se remémorant la vie brève qu’il a tenté de partager avec celle qu’il a connu sur « un site de rencontres aléatoires ». Il s’attache à retracer tout particulièrement sa nuit de noces, un 21 juin, à la montagne, nuit la plus courte de l’année mais celle où sa vie a, alcool, instincts et folie aidant, basculé. Au moment où débute son récit, il est isolé sous camisole chimique, n’offrant à ses journées que « trois décharges d’ordinateur » durant lesquelles il essaie de renouer le fil de son inexorable dégringolade.

« À défaut de cellule psychologique, j’assure ma survie, construisant mon récit comme un poste médical avancé. »

C’est sur un versant très abrupt qu’il s’est aventuré en s’introduisant, lui le citadin, dans la famille de celle (prénommée Noëline, parce que née une nuit de Noël) qu’il a voulu épouser. Tout, les habits, les habitudes, les semelles de bois, semble issu d’un autre siècle dans cette maison au plafond parsemé de rubans tue-mouches. D’entrée, la mère le rabroue sèchement, lui rappelle qu’il n'est qu' un intrus, à qui l’on sait néanmoins gré d’avoir choisi la plus difficile des trois sœurs à marier. Un matin, elle lui tend la corde au bout de laquelle est attaché le bouc destiné au méchoui de mariage en lui présentant un couteau pour qu’il l’égorge sur le champ. Il refuse, jette l’arme par terre et se réfugie dans sa chambre.

« Soudain, un cri a retenti dehors, suivi d’un martèlement sourd. Je me suis penché à la fenêtre. La pauvre bête maculée d’un tablier de sang frappait le tronc de ses sabots et sa tête à demi décollée valdinguait dans les airs. Noëline face à elle, le couteau à la main, la regardait immobile batailler dans le vide. »

Le cri du bouc va très vite se propager pour venir se nicher dans le corps de la jeune femme qui, sitôt la cérémonie de mariage terminée, va s’enfermer à l’étage pour ne plus en ressortir, laissant les convives poursuivre la fête sans elle. Elle pousse ponctuellement des « cris de bêtes (…) qui ébranlaient les soupières de gaspacho » en anéantissant toujours un peu plus l’ex-rêveur, chercheur d’âme sœur qui ne va pas tarder à se transformer en tueur. C’est cette histoire, tragique et méticuleuse, que tresse Romain Verger dans un roman âpre et déstabilisant. Il le fait en alternant les séquences vécues au présent et celles issues de son passé récent. Sa perspicacité créatrice et son écriture percutante, suggestive, d’une grande puissance, presque physique parfois, s’allient pour inventer un univers fantastique, peuplé d’êtres habités par une part d’ancestrale animalité qui se réveille à l’improviste, consumant leur pensée et les rendant experts en cruauté.

« La mort travaillait en moi tandis que j’avançais machinalement dans le corps d’un autre qui descendait pour moi dans la nuit noire, faisant taire les grillons. »

Au final, le narrateur (qui, comble de l’aveuglement, en est venu à se crever les yeux) n’a d’autre issue que d’occuper le temps, le seul bien qui lui reste, en recollant à tâtons les morceaux de cette rencontre, puis ceux de ses noces tragiques et de leurs à-côtés imprégnés de sang et de folie qui l’ont définitivement jeté hors du monde.

 Romain Verger : Fissions, Le Vampire actif.