lundi 29 novembre 2010

Paris

Jean Follain n’est pas seulement le poète de l’instant, du mouvement, de l’infime capté et restitué illico, celui que l’on retrouve dans Usage du temps et dans Exister, ses deux livres-phares (disponibles en poésie/Gallimard). En marge des poèmes, il a écrit de nombreux textes épars. Grand adepte de la curiosité, il a su donner libre cours à celle-ci dans des centaines de notes (regroupées dans les Agendas, 1926-1971, publiés aux éditions Claire Paulhan et hélas épuisés) ou dans des ouvrages où on l’attendait moins, tels sa Célébration de la pomme de terre (éd. Deyrolle) ou son Petit glossaire de l’argot ecclésiastique (éd. Pauvert).
Parmi ces proses multiples subsiste, intact, discret et subtil, ce Paris, publié une première fois chez Corrêa en 1935, réédité chez Phébus en 1989 et depuis quelques années disponible en poche.

« Un jour, je sentis que sous le pavé de Paris, il y avait la terre, la vieille terre des propriétaires et des partageux ; souvent le pavé s’est gonflé sous sa poussée ; au soir de révolution on arrache les pavés, l’on casse l’asphalte, et la terre apparaît, une terre maigre certes, mais qui tend à conquérir les sucs du ciel. »

Ici, l’antique barrière ville/champs vole en éclats. Follain se fiche de ces frontières-là. Son univers est ailleurs. Il déambule, observe, s’imprègne de la ville et de ses énigmes en évitant de trop s’entourer de murs. C’est un flâneur. Le plein air lui est profitable. Les rencontres anonymes l’attirent plus que les monuments. Son Paris n’est pas celui des guides. Il s’y déplace en zigzag. Va de cafés en cimetières en frôlant les hôpitaux, les prisons, en s’engouffrant, au besoin, dans un passage pour changer d’itinéraire à l’improviste. Il parle peu de lui. Préfère aller vers l’autre. Noter non seulement ce qu’il voit mais aussi ce que son imaginaire (en ébullition) y ajoute.

« Un pigeon échappé d’un laboratoire et à qui on a enlevé le bulbe rachidien titube sur un trottoir. Plusieurs filles l’examinent avec cruauté, l’une d’elles, suave comme une madone d’Italie, porte le bras en écharpe parce qu’elle a été blessée par un amant féroce à peau ambrée.
Sur les avenues et boulevards, le souffle des dormeurs sur les bancs agite une seconde une feuille morte. Dans le fond des cafés, au cœur noir des petits hôtels, des gens rêvent tout haut.
L’arôme vanillé des chocolats de qualité à la fumée dense, consommés encore dans quelques discrets salons de thé, n’est perçu que des chiens errants qui jouissent d’un odorat plus délicat que celui de l’homme. »
Partout, la réalité affleure et glisse vers le possible ou le probable. Ce qu’il saisit prend matière grâce aux mots. Gil Jouanard, dans sa préface, cite ce que Dhôtel un jour lui confia à propos de Follain :

« Il semblait tout traverser sans rien regarder. En fait il voyait tout ce qui avait de l’importance et pouvait se traduire avec des mots précis, exacts, justes ; car son vrai regard transitait par le prisme du langage ; et c’est de cette précision lexicale qu’il faisait l’épaisseur même de sa poésie. »

C’est en sillonnant cette ville qu’il aura tant arpenté (tout comme Calet, Fargue, Mandiargues, Réda, Yves Martin et tant d’autres marcheurs) que Jean Follain devait trouver la mort, renversé par une voiture le 10 mars 1971, quelques semaines avant la publication d’espèces d’instants, autre incontournable jalon.

Jean Follain : Paris, éditions Phébus (libretto).

mardi 23 novembre 2010

Paul Rebeyrolle, L'oeuvre de chair

Paul Rebeyrolle a souvent parlé de son premier contact avec ce qu’il nommait « un vrai tableau ». Celui-ci eut lieu un peu par hasard, en 1944, boulevard Raspail, quand il fut attiré, passant devant la devanture d’un marchand de tableaux, par un Rouault exposé en vitrine... D’autres rencontres, lui permettant de voir « la grande peinture lui arriver en plein dessus, d’un coup », vont dès lors se succéder, en accéléré. Il y aura, outre Soutine et sa force brute, la découverte, dans le désordre, de chocs nommés Rubens, Delacroix, Courbet, Rembrandt...
De ces secousses, Rebeyrolle aime à en ramasser les éclats. Il les loge dans son corps. Les frotte à sa propre histoire, à son présent, à ses paysages familiers - tout particulièrement ceux d’Eymoutiers (en haute-Vienne) où il est né en 1926 - qui ne cessent de le nourrir. C’est ce cheminement - ouvrant sur la secrète alchimie qui en est sortie, faite d’énergie, de révolte, de hargne et de violence - que Lionel Bourg interroge et restitue avec fougue dans L’œuvre de chair (éd. Urdla).

« On ne se délecte pas de la peinture de Paul Rebeyrolle. Récusant toute posture, tout voyeurisme, toute contemplation sereine ou détachée des tableaux dont elle s’affranchit afin de plus énergiquement les investir, son impétuosité ruine les prétentions du spectateur. C’est que la regarder ne suffit pas. Qu’elle exige davantage. Plonge quiconque s’y confronte au sein de ses turbulences. »

Il suit cet homme, dont l’œuvre « s’insurge, s’enivre et jouit, s’arc-boute, dénonce », avec entrain et connivence. Ses phrases pivotantes s’intègrent aisément à « cet univers d’étreintes et de clameurs, de cris, d’œdèmes ou de tripailles jetées sur la toile » par Rebeyrolle durant plus de cinquante ans.

Lionel Bourg s’affirme, par bien des côtés, proche de celui qu’il salue ici. Il y a dans sa façon d’écrire, dans son appétit de vivre, dans sa soif d’en découdre et de se colleter le présent sans que le moindre compromis ne soit de mise, des affinités qui ne trompent pas... Il faut du souffle et de la puissance (il en a) pour suivre le peintre de série en série, de Guérilleros en Prisonniers en passant par Faillite de la science bourgeoise  avant de le décrire au travail, en sueur près de ses Sangliers, de ses Nus, de ses Paysages, aux prises avec cette vitalité sauvage et primitive qui l’aura portée toute sa vie.

Rebeyrolle est mort dans son atelier en février 2005. Ce livre est plus qu’un hommage. C’est une incitation à aller voir l’un des artistes majeurs - et sans doute l’un des plus solitaires - de la seconde moitié du vingtième siècle de plus près.
Depuis 1995, un espace permanent est  consacré à ses œuvres, à Eymoutiers, au bord du ruisseau Planchemouton, là où ses cendres ont été dispersées.

Lionel Bourg : Paul Rebeyrolle, L'œuvre de chair, éditions Urdla.

vendredi 19 novembre 2010

69 vies de mon père

Dire le père, la mort du père, sans effusion, en allant au plus précis, au plus juste de ce que fut son existence, ce qu’il en reste, ce qui (de lui) revient en boucle et en mémoire, voilà la ligne délicate, le fil fragile que Ludovic Degroote a décidé de suivre pour mener à bien ce récit volontairement éclaté.

« Je suis né le 2 avril 1920 à Hazebrouck, au 41 de la rue du Rivage, et mort à La Madeleine le 9 juin 1989, 143 avenue de la République. Né chez moi, mort chez moi. Entre ces deux dates, ma vie. Je crois qu’en mourant j’ai laissé quelque chose qui ne m’appartenait plus. »

C’est ce "quelque chose", qui désormais appartient aux autres, que Ludovic Degroote exprime ici, en 69 séquences, le nombre d’années vécues par celui dont il retrace le parcours, le faisant (page à page) se dire, se répéter, revenir sur des scènes, des épisodes, des guerres, des morts jamais acceptées, dans une manière proche de la supplique, de l’incantation, de la psalmodie.

« mon Dieu mon Dieu, c’est terrible ce désarroi humain, cette honte de voir se succéder ces soirs sans vie, prétendus libres et brassés par le vide, on ne se sentirait pas plus seul face à une croix sans corps. »

De lui, le père, on apprend peu à peu le métier non voulu (brasseur), la lignée sinueuse, le père mort - comme le grand père - à 60 ans, la mort d’une fille dont il ne se remettra jamais ("chaque jour me voilà qui meurs d’être encore là abandonné en 66 Godeleine 18 ans morte et toute ma vie là 46 ans d’une vie achevée"), la fatigue ("minuit déjà et je ne suis pas monté c’est à cause de tout ce travail"), le besoin d’aligner des chiffres, des dates, de jongler avec eux ("oh les calculs j’aime ça. Faire les comptes, établir des prévisions, ça on peut dire que j’aime ça"), bref le parcours, le destin, les rêves sinon brisés tout au moins contrariés d’un homme à la fois unique et ordinaire...

Cet homme, au fur et à mesure que se dessine son portrait apparaît, également, de plus en plus nettement, ce qui le différencie de ce fils ("mon fils et moi on ne se comprend pas") qui tente après coup de lui donner la parole. L’écriture est une de ces divergences.

« Mon fils écrit des poèmes, je n’y comprends rien. Il passe sa journée à écrire des poèmes, comme s’il n’avait rien d’autre à faire, il ne travaille pas, il ne lit pas, il ne voit pas d’amis, il écrit des poèmes, et je crois qu’en plus ils sont très mauvais. »

D’autres différences et désaccords (ou incompréhensions) ("lève-toi, je t’en prie, ça me fait mal de te voir assis, toute l’église est debout") jalonnent ce récit ample et vivant, idéal pour la diction, plein de gravité et d’humanité, jusque dans la souffrance et le désenchantement qui souvent affleurent.
69 vies de mon père  est à placer dans la proximité d’un autre livre de Ludovic Degroote : Pensées des morts (éditions Tarabuste), recueil pour lequel il a reçu le prix des Découvreurs en 2005.

Ludovic Degroote : 69 vies de mon père, éditions Champ Vallon.

dimanche 14 novembre 2010

Absent de Bagdad

Ceux qui lisent régulièrement Jean-Claude Pirotte savent qu’il ne faut surtout pas, pour évoquer l’auteur des Récits incertains (Le Temps qu’il fait, 1992) se cantonner au seul registre des brumes, des bruines, des bars et des petits matins gris qui collent de loin en loin (c’est indéniable) leur rosée mélancolique sur les plis et replis de plusieurs de ses livres. Cela, c’est le versant nord, fugueur, nomade, curieux, originel, rêveur de l’oeuvre. Celui où il se rapproche des auteurs (Dhôtel, Follain, Thomas, Thiry) sans lesquels il n’aurait peut-être jamais trouvé cette voix émouvante et singulière qui est aujourd’hui la sienne.

Or, il est un autre versant, un territoire plus coupant, décapant, rude (où se mêlent l’humilité et les creux ou hauts fonds de l’âme humaine) sur lequel Pirotte s’aventure de temps en temps, donnant des récits brefs, efficaces, tranchants. Des textes où chaque phrase pèse et porte. Ces textes descendent souvent vers le sud. Ce fut le cas avec Un voyage en automne (La Table Ronde, 1996) ou Cavale (même éditeur, 1997) et ça l’est à nouveau avec le cinglant et remarquable Absent de Bagdad.

« au début j’avais réussi à écrire quelques mots dans ma langue, ou plutôt les graver du bout de l’ongle sur un carton minuscule que j’avais trouvé dans le noir en tâtonnant, ils ont dit que j’avais écrit le nom d’Allah et que c’était de l’arabe, mais ils se trompaient, il n’y avait ni le nom d’Allah ni aucun mot d’arabe, c’était le prénom de ma fiancée turque, et d’autres mots griffonnés que j’ai oubliés après qu’ils m’eurent enchaîné les mains et les pieds, la main gauche au pied droit, la droite au pied gauche, et qu’ils m’eurent entouré le cou d’une laisse cloutée au moyen de laquelle ils me traînaient dans une galerie souterraine semée de tessons de bouteilles ».

Histoire adaptable à toutes les époques. Un homme est enfermé dans une cave. Humilié, il n’en résiste pas moins, appelant à la rescousse, outre ses amis d’Istanbul (Shevket, Hassan, Youssouf, Lakhbar et tant d’autres), les écrivains susceptibles de l’aider à tenir : Montaigne, Bernanos, Ibn’ Arabi.

« J’avais été jeté dans ce trou obscur la tête cagoulée et les mains entravées, j’étais étendu sur un sol de terre battue et de poussière qui ne me révélait rien, je me suis traîné juqu’à toucher de l’épaule une paroi contre laquelle j’ai réussi à me redresser d’abord, à m’appuyer ensuite »

Impossible, avançant dans ce récit où abondent incises et signaux lancés à un hypothétique auditeur (il s’agit d’un monologue haletant, d’un texte pour voix) de ne pas penser à la prison d’Abou Ghraib et aux images diffusées partout dans le monde qui montraient les supplices infligés aux détenus par des membres de l’armée américaine. La métisse cheyenne aux yeux verts ("la jeune femme sergent qui me baptise d’un jet d’urine") ressemble, à s’y méprendre, à Lynndie England, la soldate garde-chiourme que l’on a vu à l’oeuvre à la une de bien des quotidiens.

Ces images, Pirotte, comme tout un chacun, les a vues. Il les a reçues en pleine figure, les a capturées et retravaillées, demandant à ce narrateur qui lui ressemble et qui subit le sort des humiliés de serrer et de polir au plus près ces images-là afin de les transformer en pierres capables de retomber, en pluie sèche, sur ceux qui ont initié ce jeu de mort.

Absent de Bagdad est un livre de colère, de réflexion, de résistance. Müslüm, le narrateur, ne se contente pas de décrire ses conditions de détention. Il s’adresse également (à mi-voix, en murmure intérieur) à ceux qui le détiennent.

« et vous tous, qui nous tenez à votre merci, de quelle école de droit frelaté, de quels enseignements de l’imposture avez-vous reçu vos diplômes, vos médailles, vos grades

un jour j’ai lu ceci : les imbéciles sont travaillés par l’idée de la rédemption, je crois que ce vieux livre parle de vous

il parle aussi de vous lorsqu’il nous apprend que, pour déchaîner la colère des imbéciles, il suffit de les mettre en contradiction avec eux-mêmes. » 

Jean-Claude Pirotte : Absent de Bagdad, éditions La Table ronde.

mercredi 10 novembre 2010

Moi qui ai servi le roi d'Angleterre

Une simple phrase (« suivez attentivement ce que je vais vous raconter ») et voilà le monologue qui démarre, sans préambule, à toute vitesse, Hrabal faisant feu de tout bois pour projeter son narrateur sur des chemins de plus en plus scabreux. C’est que l’homme, personnage de petite taille, qui débute comme groom à l’hôtel « À la ville dorée de Prague », a une ambition : devenir riche au point de pouvoir recouvrir chaque soir le plancher de sa chambre avec les billets gagnés durant la journée. Pour cela : ne pas hésiter à s’accommoder de l’histoire et de ses à-côtés, celle de la Tchécoslovaquie de l’époque (des années 20 au coup d’État de 1948) n’en manquant vraiment pas.

Hrabal plante le décor. Il aime s’amuser, multiplier les situations cocasses, susciter la naïveté, l’innocence feinte, la rouerie, l’opportunisme, la lâcheté, mais aussi la culpabilité, la gravité et même la sagesse de ce héros qui d’étincelle en étincelle allume (à l’instar du brave soldat Chvéïk de Jaroslav Hasek) des incendies partout où il passe, finissant bien sûr par s’y brûler.

« Il me recommandait d’apprendre à jauger les capacités financières du client pour évaluer ce que celui-ci pouvait ou devrait se permettre comme dépense. Voilà l’essentiel pour faire un bon maître d’hôtel, me disait-il, et quand on en avait le temps, il m’indiquait à voix basse de quel genre était le client qui venait d’entrer. (...) À chaque coup il avait raison, toujours et sans exception. Au point qu’une fois je m’étais enhardi jusqu’à lui demander sans détour : mais comment se fait-il que vous sachiez tout ça ? Et il me répondit en se redressant fièrement : c’est que j’ai servi le roi d’Angleterre... »

Bientôt Jan Ditie, enfant sorti de nulle part, passé de groom à maître d’hôtel (devenant ensuite patron puis millionnaire mais sans jamais s’affranchir de sa condition de valet) pourra lui aussi se prévaloir d’un titre de gloire. Il n’aura pas servi le roi d’Angleterre mais l’empereur d’Éthiopie en personne, lors d’un repas épique avec chameau égorgé sur place, antilopes rôties et remplies de dindons farcis eux-mêmes garnis de centaines d’œufs durs et de poissons, le tout agrémenté de cornets d’épices et badigeonné d’un bouquet de menthe trempé dans de la bière.

Ce sera l’apothéose avant la dégringolade amorcée dès le début de la guerre (Ditie se marie avec une Allemande prof de gym) et parachevée par le coup d’État communiste, « tous les droits de propriété passant désormais entre les mains du peuple ».

« Ma chance, c’est d’avoir sans cesse été poursuivi par la malchance », marmonnera, plus tard, celui qui termine son périple en solo, perdu dans un bistrot délabré d’un village de montagne, en compagnie d’un cheval, d’une chèvre, d’un chien et d’un chat...

Bohumil Hrabal  est de ces rares qui peuvent évoquer des faits graves avec légèreté, maniant un humour féroce et salvateur en dosant avec parcimonie anecdotes et scènes cocasses. Cela procure une grande humanité à ce récit où, de temps à autre, « l’inconcevable devient réalité ». On retrouve cette démesure slave et quasi naturelle dans le film que son ami Jiri Menzel (à qui l’on devait déjà Trains étroitement surveillés et La Chevelure sacrifiée) a réalisé à partir de Moi qui ai servi le roi d'Angleterre. Une verve et une fulgurance qui, passant du comique au drame sans transition, rendent hommage à l’imaginaire ébouriffant de l’homme libre que fut, sa vie durant, et ce malgré ses multiples peurs totales et ses nombreux déboires éditoriaux (livres interdits et pilonnés) l’écrivain Hrabal.

Bohumil Hrabal : Moi qui ai servi le roi d’Angleterre (Pavillons poche / éditions Robert Laffont).