jeudi 24 novembre 2011

Rome, regards

D’octobre 1972 à janvier 1973, Rolf Dieter Brinkmann séjourna à Rome, Villa Massimo, qui est à l’Allemagne ce que la Villa Médicis est à la France. Il y consigna en détails les impressions, notes, rencontres, promenades, lectures, émotions vécues durant son passage dans cette ville où les nombreux vestiges du passé ne viendront jamais atténuer sa solitude et ses difficultés à s’adapter aux lieux.

« Nous sommes samedi soir, vers 9 heures à Rome (…). Les voilà tous à se retrouver maintenant dans des pizzerias et des restaurants pour bavasser. Hurlements d’avions à réaction au-dessus du parc de la Villa Massimo rafraîchi par la brume, mon système nerveux est à vif, je martèle les touches au petit bonheur, ça devient plus inintelligible, oui, plus enchevêtré… »

Il adresse de très longues lettres, quasi-quotidiennes, à sa compagne Maleen. Notant tout ce qui le traverse, il ne se montre pas forcément sous un bon jour. On le découvre ainsi souvent injuste, péremptoire, un rien misanthrope et très hâtif dans ses jugements artistiques ou littéraires. Mais cela correspond totalement à ce qu’il espère véhiculer à travers ces « regards ». Ils veut les restituer de façon brute, qu’ils soient projetés sur ce qui l’entoure (rues, affiches, flâneurs) ou sur ce qui peut bouillir (colère, envie d’en découdre, de devenir incisif) à l’intérieur de lui-même. Regards libres, immédiats, sans concession. Personne n’est épargné. C’est l’une des forces – l’autre résidant dans l’écriture presque hallucinée qui jaillit par bribes – de cette somme (trois cahiers augmentés de collages, de plans, de photos) où la générosité finit toujours par l’emporter et qui nous arrive, en traduction, (grâce à Martine Rémon) avec trente-cinq ans de retard.

R.D. Brinkmann, né en Basse Saxe en 1940, fut proche des auteurs de la Beat Generation. C’est lui qui fit connaître Burroughs ou Giorno en Allemagne en les traduisant et en les publiant dès 1969 dans l’anthologie Acid.
Auteur d’un seul roman, La Lumière assombrit les feuilles (Gallimard, 1971), il s’adonna très vite à ce qui le faisait vivre à cent à l’heure, tapant, notant, martelant de nombreuses pages par jour, mêlant le tout à ses voyages et multiples déambulations menées également à toute allure. Cet homme pressé oublia néanmoins un jour la présence des voitures autour de lui. C’est en voulant traverser une rue qu’il fut renversé, à Londres, le 23 avril 1975, « quelques jours après avoir lu ses poèmes au Cambridge Poetry Festival », comme le rappelle Thibaud de Ruyter dans une préface qui nous aide à entrer dans l’œuvre de celui qui tenait à l’époque, avec vigueur et régularité, ce qui s’apparentait déjà à un blog.

 Rolf Dieter Brinkmann : Rome, regards, éditions Quidam.

dimanche 13 novembre 2011

La Nada

C’est bien à un livre de mémoire que nous convie Jean-Claude Tardif avec La Nada. Non pas directement la sienne mais celle qui se nourrit du collectif et qui a ses racines en Espagne, pays de son grand père Antonio Sorondo, républicain contraint de s’exiler en Bretagne et près duquel il a, durant de longues années, sut se tenir à l’écoute.

« C’est l’exécution de l’instituteur, sur la place, au petit jour, qui me fit partir. À genoux, les mains dans le dos. Une balle. La chute du corps sans bruit. L’écho de la détonation ronflait encore entre les maisons lorsque le visage de Don Severo Elso frappa le pavement de la place. »

En six nouvelles, l’auteur retrace le parcours de quelques uns de ceux qui l’ont, d’une façon ou d’une autre, marqué. Il éclaire leur part d’ombre. Remet leur histoire en route à l’endroit même – à Madrid, à Séville, à Brunete – où elle a dû s’arrêter ou bifurquer.

« Les yeux de Pilar étaient dans ma tête, vrillés comme deux balles sombres. Je portai la main à mon front et la ramenais, étonné de ne point la trouver rouge. Le fleuve était calme et noir, les étoiles s’y étaient noyées. Dans les jours qui suivirent, je revins souvent rôder dans les ruelles de la Juderia, mais jamais je ne trouvai le courage de franchir la porte. Je ne la revis jamais. »

Ce sont ces moments brefs, ceux où une vie peut s’interrompre ou basculer, que Jean-Claude Tardif réactive à distance. Il le fait en restant volontairement en retrait et en redonnant la parole à ceux qui lui ont transmis les morceaux de leur propre itinéraire. En réalité ou par le biais des livres ou des faits relatés en famille ou entre amis. Ainsi l’histoire de Pilar, la danseuse. Ou celle de Gerda Taro, la photographe tuée en 1937, à la veille de ses vingt-sept ans, à qui François Maspéro a consacré un livre saisissant. Ou encore celle de Dona Lobos, exilée elle aussi sur les côtes bretonnes et à laquelle le grand père aimait rendre visite. Pour parler des Asturies, là où elle vivait auparavant.

La guerre civile est au centre de La Nada. Tardif l’évoque avec retenue. Ce qui ne l’empêche pas de viser juste. Son projet n’était pas de s’immerger dans un pays et une époque mais bien de montrer, des années et des générations plus tard, ce qu’il peut y avoir de douloureux chez ceux qui, sans avoir vécu ces heures tragiques, en sont néanmoins dépositaires.

« L’un après l’autre ils se sont couchés au hasard de la route, de la barricade ou du pavé, les yeux étonnés. Ils sont là et partout éparpillés le long de ma mémoire, de ma langue, du bleuté de mes veines. »

 Jean-Claude Tardif : La Nada, éditions Le Temps qu’il fait.

dimanche 6 novembre 2011

La Palude

Daniel Garcia Helder, né à Rosario en 1961, est en Argentine l’un des poètes les plus novateurs de sa génération. La Palude, son premier livre traduit en France, nous permet de mieux approcher ces territoires situés entre zones industrielles et lagunes aux eaux grises et stagnantes où il aime vaquer pour y déceler tel ou tel élément susceptible de déclencher la venue d’un poème bref et circonstancié. Cela peut être un objet abandonné dans un terrain vague, un néon qui bouge et clignote dans la nuit, une tombe au « Cimetière des Dissidents » ou la vue du supermarché Makro qui se dresse au milieu d’une plaine côtière, tel un phare de béton, sur la route qui mène à la ville de Rosario.

Les entrepôts de banlieue, les ruines métalliques et les hangars éventrés où les herbes folles lèchent la ferraille et la rouille servent fréquemment d’appui à un paysage qui est tout à la fois réel et intérieur.

" Je ne suis pas enfant de mes parents mais de la rigueur
et je suis fatigué, la tête entre les mains
comme une noix ouverte."

Notant cela, Garcia Helder sait de quoi il parle. Sa génération est celle qui, après avoir grandi sous la dictature, a vu son pays s’effondrer économiquement et la pauvreté toucher le plus grand nombre. Ces friches disséminées qu’il dévoile en peu de mots, il sait qu’elles prolifèrent aussi dans les têtes, causant des dégâts irréparables, touchant le mental, l’intégrité, la personnalité même de ceux qui souffrent.

Si ces fêlures, celles de l’histoire récente et du présent qui en découle, n’apparaissent que de façon lapidaire dans ses textes, il ne les occulte pourtant pas. Elles restent perceptibles, se glissent dans des poèmes dont le centre de gravité se trouve ailleurs, plus précisément dans des lieux publics (garage, cimetière, hôpital, quartiers urbains, toilettes d’un bar) qui s’imposent à lui et qu’il décrit brièvement, déroulant, à la manière d’un William Carlos Williams ou d’un Wallace Stevens, dont on le sent parfois proche, des scènes concrètes.

" La rue est sale et en désordre,
branches se frottant comme des épées
à la hauteur de corniches et de balcons
où la pluie se résume
à un minimum de lumière, de gris sale
et un crépitement pareil à de l’huile de friture.
On voit la fausse manœuvre d’un camion
frigorifique, la porte arrière qui s’ouvre.
Une demi-carcasse suspendue à la barre
oscille, solitaire, sous le regard des gens.
Et il faudrait se dire qu’on ne l’emporte pas
à la boucherie, mais au garage
où a monté son atelier un naturaliste
tardif, un nouveau futur Rembrandt
qui à cette heure du point du jour
doit être après à nettoyer les pinceaux
sur la manche de sa chemise."

Poète du geste et du regard, Garcia Helder n’omet aucun détail et réussit à concevoir des séries de tableaux qu’il met lentement en mouvement. Le décor est volontairement pauvre. Situé dans des lieux qui le sont tout autant. À la périphérie des villes. Là où la mémoire semble s’être figée. Laissant émerger des pointillés de vie. Qui chez lui forment poèmes. Notes de veille. Et passages cloutés (ou ponts, passerelles) capables de relier un passé fragile à ce présent incertain qu’il ne cesse, dubitatif, d’interroger.

" Qu’est-ce que j’ai à voir avec ça.
Qu’est-ce que ça a à voir avec moi."

Daniel Garcia Helder : La Palude, traduit de l’espagnol (Argentine) par Vincent Ozanam, préface de Sergio Delgado, éditions Les Hauts-Fonds.

samedi 29 octobre 2011

Le Début des pieds

Le titre peut surprendre. Et le livre tout autant. Il y est question de présence au monde, de trop plein ou d’excès de vide, d’un corps difficile à porter, de pensées qui s’empilent en lui, du ventre qui prend parfois un peu de la rondeur du monde à son compte, des pieds qui doivent supporter tout ce que la tête fomente et décide.

« je travaille à l’intérieur de mes barrières comme les enfants et comme les vaches je me colle à la clôture je regarde passer le monde il va si vite je me cale contre le bord j’aime bien ça je ne peux pas faire autrement je suis très mal »

Un homme doit vivre avec ça. Avec ce qui en lui s’effondre, bascule, touche terre et pourtant, in extremis, se relève (puisque aussi bien « c’est au moment de mourir qu’il faut tenir la route ») pour poursuivre le périple en ramassant sur les bas-côtés de quoi confondre la noirceur du temps. Pour ce faire il y a bien la télé au quotidien, avec ses lenteurs, ses séries, ses dépêches, ses riens mais il y a surtout le besoin impérieux de se trouver en un réel pauvre, et de l’exprimer le plus simplement possible. C’est ce que fait Ludovic Degroote. Il procède (« c’est difficile d’être continu ») par touches, fragments, pensées, réflexions, notes graves ou ironiques pour tenter de tirer au clair ce mal être qui l’empoisonne.

« je mange ce qui se mange
je cherche le monde
je ne le trouve pas
je ne trouve que moi
sur le bord de l’assiette
chacun se vide
nous allons bien ensemble »

Vacillant mais debout, avançant pas à pas, corps fixé, précisément, sur ces pieds qui le précèdent, il marche et invente ses propres repères. Il filtre, rabote, isole l’infime. Parfois reviennent des peurs qui restent encore vives au fond des caves. Ce sont celles précédemment évoquées dans Un petit viol. Leurs pinces se resserrent. Il les touche, les écarte. Il a des mots justes, des vers brefs, évidents et implacables pour cela. Il les assemble dans Le Début des pieds. Et, simultanément, pose une à une, en poésie, des pièces rares et retrouvées, issues d’un « travail de fourmi qui passe par la voûte du sol ».

« déchus de notre mobilité nous ne vivons plus
les morts le savent bien ».

Ludovic Degroote : Le Début des pieds, Atelier La Feugraie (14770 Saint-Pierre-la-Vieille).

samedi 22 octobre 2011

Cours de danse pour élèves et adultes avancés

Le livre démarre au quart de tour, par une phrase, une seule, bien articulée, modulée, destinée à durer, à être entendue, à tenir en haleine, une phrase simple qu’adresse un homme âgé à une demoiselle à qui il a décidé de dire combien sa mémoire reste indéfectiblement solide et fidèle. Tout doit être sauvé de l’oubli. Le plus infime détail, pour peu qu’on le rattache à un autre et qu’on le propulse vers un troisième capable de ricocher lui même en éveillant dans ses parages le vif ou la brutalité de la vie, vaut qu’on s’y attarde. C’est ce que fait Hrabal. Il donne la parole à un narrateur qui ne la lâchera plus (et la phrase va ainsi se déployer jusqu’à la fin du livre) pour conter, raconter, en vrac, par bribes ou zigzags, en sautant du coq à l’âne, des brassées d’anecdotes, de rencontres, d’illusions, de réflexions, de fêtes, de noces, de morts et de faits-divers qu’il faut transmettre.

« Mozart et Goethe, eux non plus ne jouaient pas au football, même l’empereur n’y jouait pas, il préférait aller chasser le chamois à Ischl, il portait des pantalons comme ceux des gosses, des culottes à pont, il aimait bien les gens et mangeait de la viande de porc, pendant tout son règne il n’y a eu qu’une seule dévaluation et il a fait pendre Solsarek et Hugo Chenk »

Hrabal passe aisément du futile au tragique. Tout comme de la parole à l’écrit. Ceux-ci restent chez lui étroitement liés. Il les offre en un désordre apparent, en brassant petite et grande histoire. Le rythme est soutenu. Il n’y a aucun arrêt possible. Souvenirs d’enfance, rebuts de lecture, morts brutales (souvent par pendaison) et cours effréné de la vie courante s’entremêlent et nourrissent un récit aux ramifications imprévues et exponentielles. C’est la méthode Hrabal. Celle du palabreur en grande forme. Traversé par un fleuve où les mots tourbillonnent en formant roulis, remous, écume et alluvions...

« Un bon livre n’est pas fait pour endormir le lecteur mais pour qu’il saute de son lit et qu’il coure en caleçon taper sur la gueule de l’auteur »

Comme toujours, Hrabal mène son texte avec fantaisie et légèreté, en maintenant une cadence folle. De nombreux anonymes s’y promènent, faisant un bref passage avant de laisser la place aux autres. Ainsi Konupek, le joueur d’hélicon qui, à cause d’un vent retournant, s’est étranglé avec la courroie de son instrument, ainsi le caporal Mejtnej qui "avait une barbe comme le prophète Élie, en été il la rentrait dans sa braguette et l’hiver il se la mettait autour du cou comme un cache-col", ainsi le vieux Grepl, qui "se mettait les pieds dans l’eau froide pour ne pas dormir trop tard parce qu’il n’avait pas de réveil". Tous naviguent entre Edison, Pouchkine, Socrate, Einstein, le Pape, l’empereur François-Joseph, Mozart, Strauss...

« Vous me rappelez le feu Strauss dans sa jeunesse, sa mère venait d’un château du côté de Premyslovice, un bled qui s’appelait Hlochov et appartenait à Boclmer, et son père, qui était notaire lui aussi, circulait dans un carrosse tiré par quatre étalons blancs, avec six dogues mouchetés à la langue pendante qui couraient derrière »

Parmi ceux qui déambulent dans le livre, il en est un, Egon Bondy, ami de l’écrivain, qui revient fréquemment. Lors de courtes apparitions, le temps de boire quelques bières au bar, tout en tenant d’une main un landau avec deux enfants dedans. Il philosophe un peu, à sa manière, énigmatique et tonitruante, avant de s’en aller pour cause de paternité à assumer.

« Le poète Bondy est venu voir mon neveu avec ses deux mioches dans leur poussette et ils ont vidé trois brocs de bière et comme le café allait fermer ils en ont emporté une provision dans une bassine pour la nuit »

À la fin de son monologue non-stop, le narrateur, qui n’est autre (même si jamais nommé) que l’oncle Pépine, lui dont la verve, la mémoire en ébullition constante et la jonglerie verbale ont tant inspiré Hrabal, lui "qui a passé tout l’après-midi à raconter", glisse dans l’hébétude, fatigué, mains jointes, regard dans le flou, ne perdant pourtant pas de vue celle à qui il vient de s’adresser et qui, pour le remercier, "se lave au crépuscule pour ses yeux émerveillés".

Bohumil Hrabal : Cours de danse pour adultes et élèves avancés, préface de Milan Kundera, traduction de François Kérel, éditions Gallimard.