vendredi 27 janvier 2012

La poésie de A à Z (selon Jacmo)

Quand le poète Jacques Morin (auteur de recueils parus à L’idée Bleue, aux Carnets du dessert de lune, chez Gros textes ou chez Jacques Brémond) affirme que le revuisme est une activité littéraire comme une autre, il sait de quoi il parle. On peut même dire qu’il est aujourd’hui l’un des mieux placés pour s’exprimer ainsi. Il a débuté l’aventure en publiant en 1972 ses premiers poèmes dans Soror, la revue de l’université de Nanterre, avant de créer avec quelques proches Le Crayon noir (dix-huit livraisons entre 1973 et novembre 1981) et de lancer ensuite une revue-lettre baptisée Le Désespoir précisément qui compta treize numéros (années 1979-1980) et qui fut bientôt remplacée par la revue Décharge, née en 1981 et toujours très présente.

" Décharge aperçoit le tout prochain numéro 150, inaccessible, il n’y a pas si longtemps... Moi qui était admiratif de la revue La Tour de feu, sachant qu’elle s’était arrêtée au n° 149, ce 150 m’a toujours paru absolu, mythique. "

Fort de son expérience, Jacques Morin (alias Jacmo, le revuiste) a, ces derniers mois, travaillé sur un abécédaire qui l’aide à revenir sur son itinéraire en s’arrêtant sur ceux et celles qui l’ont accompagné, marqué, soutenu, éclairé tant par leur présence que par leur écriture. Parmi eux, figure en bonne place Paul Quéré, l’un de ses devanciers, l’auteur de Suite Bigoudène effilochée (hélas introuvable) et créateur dans les années 70 d’une revue au titre qui faisait mouche : Les Texticules du hasard.

Chaque lettre suscite une ou plusieurs entrées. Chaque paragraphe retrace avec simplicité et précision un partage bien particulier (avec une revue amie et toujours attendue avec impatience, ainsi Travers, ou avec un éditeur de grande proximité, ainsi Gros textes et L’idée bleue, ou avec un auteur/chroniqueur assidu, ainsi Claude Vercey). D’autres chapitres sont consacrés à la vie même de la revue. À l’intro, au choix des textes, aux notes de lectures, à la conception de l’objet – Décharge se caractérisa jusqu’à son n° 100 par une couverture Kraft à la maquette jamais figée – aux subventions, aux envois aux abonnés et aux multiples tâches quotidiennes. Il y est aussi question, sans langue de bois, de ses doutes, de ses réserves vis à vis de certains textes (rimés, huilés, fabriqués) et de ses colères et coups de sang.

" Je hais les poètes qui se prennent au sérieux. Parce que, s’il y a quelque chose qui n’est pas sérieux, c’est bien de se prendre pour un poète.
Ils ont une très haute opinion d’eux-mêmes. Ce n’est pas donné à tout le monde... Et ils peuvent traverser la société à la façon de ces animaux qui toisent, plastronnent et se pavanent. "

À ces moments de hargne auxquels succèdent des aspects parfois invisibles mais qui ne sont rien moins que les fils secrets qui aident une revue et son animateur à tenir en gardant sa motivation de départ, Morin ajoute ce que l’on retrouve assez peu dans de tels ouvrages. Il y joint son désir d’aller, de temps à autre, voir ailleurs  (en banlieue, dans les villes ou dans des campagnes plus retirées : partout où il a un jour durablement posé ses valises) en disant ce qu’il en est de l’influence des nuages, des arbres ou de la lune sur son humeur et sa poésie. Sa façon de mener son projet tout en sachant ponctuellement s’en échapper lui permet de rappeler qu’il ne faut pas toujours l’attendre là où on le croit de permanence : il lui arrive de quitter le monde des livres, de la revue, du papier et de l’encre pour respirer, calmement, l’air du dehors...

La seconde partie du livre est une anthologie de 33 poètes contemporains qui ont eu une importance dans le cheminement poétique de Jacques Morin. Le choix est éclectique et très significatif de la belle ouverture d’esprit de ce grand lecteur. On y retrouve Pierre Autin-Grenier (qui donna les premières bottes de ses Radis bleus, désormais disponibles en Folio, à Décharge) voisinant avec Catrine Mafaraud (dont le livre phare, Je suis laide aujourd’hui comme une cathédrale reste à rééditer) et Gaston Criel, l’auteur de Swing et de La Grande Foutaise (éditions Samuel Tastet). On y croise, aux côtés d’Antoine Emaz et de Valérie Rouzeau, des poètes que l’on aimerait lire plus souvent (Michel Merlen, Jean-Paul Klée, Michel Bourçon, Jean-Pierre Georges) et d’autres, disparus ces dernières années, dont il faut, sans cesse, faire circuler les textes (Michel Valprémy, Loïc Herry, Gilles Pajot, Alain Malherbe) afin de ne jamais perdre leur trace.

La revue Décharge, quant à elle, poursuit son chemin avec une belle régularité. La parution du n° 150, dont parle Jacques Morin dans son abécédaire, a ainsi été suivi d'un très bel "hors série". Depuis, deux nouvelles livraisons ont vu le jour.

 Jacques Morin : La poésie de A à Z (selon Jacmo), illustrations de Denis Pellegrini, éditions Rhubarbe.



mardi 17 janvier 2012

Un petit garçon un peu silencieux

« il y a en lui des mots qui arrivent déformés à sa bouche
qui se transforment en simples sons entrecoupant celui des grillons dans l’herbe le soir
épaississant un peu la grille de lecture des jours »

Cet enfant qui parle autrement qu’avec des mots crée des liens subtils (et moins silencieux qu’il n’y paraît) entre lui et ses proches. Il les incite à se tenir à l’écoute. Percevoir ce que veut dire un geste, un regard, un fou rire ou un murmure et entreprendre le dialogue, en belle complicité, n’est pas si simple. Il faut être attentif et discret. Comme l’est Amandine Marembert qui parvient à exprimer avec retenue, simplicité, fraîcheur et parfois même étonnement ce qu’elle vit, échange et entend.

« il a des sourires très blancs les dents belles offertes au regard
cherche le contact des peaux frotte sa tête contre la mienne
fait un feu de nos cheveux qui s’emmêlent en tas d’herbes séchées »

Les scènes brèves ici esquissées en quelques lignes, et inscrites dans un temps présent, disent l’étroite relation qui est à l’œuvre entre celle qui écrit et le « petit garçon un peu silencieux ». Souvent situées au dehors (au jardin, ou près de l’eau, ou offertes à la fluidité de l’air), elles donnent au livre les mots simples que l’enfant dans son mutisme ne peut prononcer. Ceux-ci s’attachent à exprimer la fragilité, la patience, l’acceptation et le partage des moments rares et secrets qui relient deux êtres en quête d’un autre langage.

« il est souvent une énigme posée aux quatre coins du jour
la percer serait le blesser d’une lumière trop crue
j’apprends plutôt à apprivoiser son ombre ».

Amandine Marembert : Un petit garçon un peu silencieux, dessins de Diane de Bournazel, éditions Al Manar.

On peut également découvrir Amandine Marembert en arpentant ses "Chambres", ficelle n° 98, illustrations de Claire Laporte.
Elle anime, par ailleurs, avec Romain Fustier, la revue (et les éditions) Contre-Allées. Le n° 29 vient de paraître avec au sommaire Ariane Dreyfus,  Ludovic Degroote, Étienne Faure, Camille Loivier et bien d'autres encore.

lundi 9 janvier 2012

La main de neige

C’est un livre apaisé, une suite de poèmes reliés entre eux par l’acceptation de ce qui est inéluctable, que donne ici Marc Le Gros. Pas de lutte apparente. Pas de corps à corps douloureux. La main de neige vient quand elle le décide. Elle prend souvent son temps, coud deux dates ensemble, recouvre le corps de qui s’absente, laisse le silence s’installer et poursuit sa route. Elle a une longue liste en poche. De nombreux paysages à ensevelir. Des pentes à dévaler. Des souffles courts à blanchir sur terre ou sur mer.

« Le temps n’est rien, un coup de hache, parfois,
Dans la résine têtue de l’enfance,
Des remontées d’odeurs
Un peu de soleil sur la peau,
Un chemin creux. »

La main de neige, ce qui suggère sa venue, ce peut être un cœur qui lâche, tel un oiseau coloré (bouvreuil, rouge-gorge) qui tombe, une syncope en plein midi, l’ombre d’un homme qui s’étire entre deux arbres pour ne plus réapparaître, un joueur de tarot qui passe son tour tandis qu’à côté la vie n’en continue pas moins de battre ses cartes et le temps de prendre son temps. Ce sont ces moments brefs (et ultimes) que Marc Le Gros retient en les plaçant toujours au dehors, dans un décor paisible, en un silence à peine altéré par des bruissements d’ailes. Il dit ce qui reste et relie l’absent aux autres : la chaise vide, la page blanche...

« En général on s’arrange
Pour mourir un peu chaque jour,
C’est toujours ça de pris. »

Les oiseaux – qui passent avec légèreté dans les encres de Anne-Flore Labrunie – volent entre les pages. L’ange aussi, qui n’est pas un oiseau comme les autres. Invisible, transparent, se mêlant à la densité des flocons, il bat des ailes et reste « soluble dans l’air ». Il semble étroitement lié à celle qui vient, qui coupe les amarres, qui annonce l’hiver et les joues froides.

Marc Le Gros ne recense pas les disparitions. Il rassemble simplement, sans les nommer, quelques uns de ses proches qui ne sont plus présents de ce côté-ci de la terre. Il le fait avec douceur, leur redonnant en peu de mots (quelques traces vives) une présence impalpable et lancinante, évoquant au passage d’autres départs dans la neige.

« On rêve toujours à la fin douce
de Walser
Au mimétisme des grands lièvres
Dans l’île des Lofoten

Souvent on s’égare au milieu des sapins
On dort debout. »

Marc Le Gros : La main de neige, encres de Anne-Flore Labrunie, préface de Alexis Gloaguen, éditions Voix d’encre.

lundi 2 janvier 2012

Aile, elle

« Louis-François Delisse est un poète dont il me tarde de lire l’oeuvre imprimée, en particulier celle que GLM se propose d’éditer. Elle nous consolera de tant d’êtres et de choses en ces temps loqueteux. »

Ces propos sont de René Char. Ils ont plus de 50 ans. Depuis, GLM a en effet publié Louis-François Delisse (Soleil total en 1960 et Le vœu de la rose en 1961) mais force est d’admettre que l’auteur est toujours aussi méconnu.

Né en 1931 à la frontière belge, il a longtemps vécu en Afrique, notamment au Niger où il restera de 1954 à 1975. Il fut rapatrié quand la dictature militaire, soutenue par nos dirigeants de l’époque, prit le pouvoir... Là-bas, Delisse a écrit en silence, avançant en plaçant sans cesse l’ellipse et l’image sur un fil tendu à la verticale, celui qui sert d’ossature légère à ses poèmes aux vers courts, saccadés, rythmés par l’élan, le désir, la rencontre... Ces textes ont été réunis dans Aile, elle, un beau volume de 200 pages. On y retrouve, intacte, « cette profonde fraîcheur mi-ombre, mi-lumière » dont parlait naguère Char.

« l’aube m’a touché
comme je quittai ma retraite et montai
aux collines écrêtées du jour
me voici
de la mousse sur les dents sortant du
limon la main sur le rire du jour
je monte
au-devant de l’ami chevrotant parmi
les ibis et les agneaux que le soleil
baigne de mon sang. »

Le livre (préfacé par Charles-Mézence Briseul, l’éditeur) regroupe l’ensemble des poèmes africains de celui qui, suivant les conseils de son ami Albert Béguin, quitta la France pour aller "trouver sa voix en d’autres pays", décidant de donner tout son temps aux enfants de Niamey - et à leurs parents - à un moment où il se savait, par ailleurs, menacé de rappel en Algérie. Il débute par Soleil total - ci-dessus : la couverture en logo - (pour lequel GLM avait reçu en 1960 le prix des arts graphiques), se poursuit avec les longs poèmes écrits à Maïné et à Zinder pour se terminer avec l’Ode au voyage et à Henri Michaux qui donne, à elle seule, bien des indices à qui souhaite suivre Delisse dans sa démarche et ses méandres.

J’étais avec des yeux gris
ternis de tristesse quand je quittais l’occident
puis je donnai mes yeux à lécher
aux ânes croisés des confins des lacs
et ils bleuirent quand j’eus quarante ans.

L’occasion de découvrir  ce poète, si rare et secret, est trop belle pour ne pas être saisie... Un second volume, Le Logis des gémeaux,  rassemblant  les poèmes écrits depuis son retour en France est, depuis peu, disponible chez le même éditeur..

Deux livres de Louis-François Delisse figurent également en bonne place au catalogue des éditions Apogée : Notes d'hôtel et Les Lépreux souriants.

 Louis-François Delisse : Aile, elle, Le Corridor bleu.

mercredi 28 décembre 2011

Mille étangs

Philippe Marchal a créé la revue Travers en 1979. De nombreux auteurs y ont été publiés. D’abord dans des ensembles thématiques assez vastes (pour y inclure la route, la nuit, le café, le grand large ou la forêt) ou dans des numéros plus particulièrement dédiés à un écrivain (l'un des derniers en date était consacré à Jean Vodaine).

De temps à autre, Philippe Marchal (qui construit chaque livraison patiemment, à la maison, choisissant les caractères typographiques, le papier, les couleurs, les formats) met en route un numéro d’une série baptisée Voix multiples. Il demande alors à deux protagonistes de travailler ensemble sur un projet. Mille étangs, textes de Françoise Ascal et images de Philippe Aubry est né ainsi. Dans une proximité géographique, en Haute-Saône, quelque part entre Fougerolles, Corravillers, Servance et Melisey, au hasard d’un « paysage fait de creux et de bosses » que l’un et l’autre sillonnent en parfaite connivence.

Françoise Ascal - son récit, Un automne sur la colline (éd. Apogée) avait déjà pour décor un lieu proche, la chapelle de Le Corbusier à Ronchamps - ancre sa mémoire sur ce plateau qu’elle connait bien.

« Immobile, narines ouvertes, tu absorbes ce qui monte du sol instable, une odeur de croupi délicieuse, musquée, poivrée par quelques tiges de menthe écrasée, une odeur de champignons décomposés, de bois pourrissant, d’insectes en fuite laissant un sillage répulsif sur une feuille de populage large comme ta main, tu sens les arômes secrets de ton corps, tu as conscience de tes cuisses, de tes genoux ouverts pointés vers le ciel, ton dos se courbe un peu plus vers la terre et l’eau, ou vers ton ventre, comme si tu voulais t’enrouler sur toi-même pour mieux rejoindre le premier étage du mystère, celui qu’habitent les vairons aux yeux de groseilles, les têtards infatigables en grappes de raisins noirs, les carpes lascives, les poissons-chats aux moustaches frémissantes... »

Elle se laisse guider par les sensations, touche le paysage dans ce qu’il a de plus indicible, de plus secret, de plus impalpable aussi.

« Deux cent vingt kilomètres carrés de terre ingrate. Huit cent cinquante étangs, peut-être plus. Des hectares de marécages, de fondrières, de landes incultes. Sur la carte, un rectangle oublié des routes impérieuses. »

C’est là, dans ces interstices, loin des « itinéraires fléchés », qu’elle nous donne rendez-vous. Accompagnée par les longues bandes lumineuses, faites d’eau, d’herbes et de branchages hirsutes que Philippe Aubry - délaissant momentanément ses grands formats - a su saisir lors de ses balades au coeur du pays austère.

La revue Travers est éditée à 500 exemplaires. Sa parution est volontairement... traversière. Il faut du temps pour concocter et fabriquer un tel objet. C’est le quatrième Voix Multiples conçu par Philippe Marchal. Le précédent, constitué des fac-similés de lettres du poète et ancien facteur Jules Mougin à son ami Claude Billon, lui-même facteur et poète, avait pour titre 1912 : toutes les boîtes aux lettres sont peintes en bleu. Disponible, comme Mille étangs, au 10 rue des jardins - 70220 Fougerolles.

Françoise Ascal et Philippe Aubry : Mille étangs, revue Travers, collection Voix multiples.