vendredi 25 mai 2012

Sauf

Après Caisse claire (Points/Seuil, 2007), l’anthologie établie par François-Marie Deyrolle qui reprenait plusieurs recueils de poèmes publiés par Antoine Emaz chez divers éditeurs entre 1990 et 1997, voici, chez Tarabuste, un nouvel ensemble qui, sans recouper le premier, le complète en regroupant des poèmes extraits de plaquettes et de livres allant des années 1986 à 2001. Ces textes, parfois publiés à tirages limités, étaient épuisés. Assemblés, ils permettent de suivre Emaz sur le long terme. On arpente le champ poétique qui est le sien avec la lenteur que requiert un tel cheminement. On remarque d’emblée, avec ici en ouverture Poème en miettes, que sa voix est depuis longtemps posée, ce qui ne l’empêche pas de creuser toujours un peu plus. On y retrouve, non pas amplifiés mais rappelés avec constance et rigueur, ces vers brefs ou ces fragments de prose compacte qui disent à la fois le doute et la nécessité de tenir, la fatigue et le besoin de récupérer l’énergie lâchée en cours de journée, le corps qui flanche le soir venu mais que l’on confie à la nuit pour réparation.

« finir le jour
avec pour seul désir
se libérer du jour
l’effacer se dissoudre »

Le repli sur soi est éphémère et salutaire. Il aide à recouvrer de l’allant et à se remettre d’aplomb en employant au mieux les outils qu’il a à sa disposition : une force intérieure très sollicitée, une tension vive, une réflexion bien pesée et des mots qu’il faut manier avec justesse, sans les dévoyer, en les respectant, en allant les chercher dans nul autre vocabulaire que celui qui nous est donné à entendre tous les jours, au travail, dans la rue, en famille, au bar ou ailleurs. La simplicité et la modestie dont fait preuve Emaz sont très réconfortantes. Il s’adresse à tous en puisant, à sa manière, dans les évidences et les subtilités de ce qu’il nomme « la langue utile ».

« qu’espérer d’autre
le calme plat des choses
les platanes lents ou la table de jardin
et jusqu’au ciel bleu fixe
le familier
résiste étrange
comme chaque règne dans son ordre
étanche »

Les mots, il les sait vivants, retors et pas forcément disposés à lui venir en aide sans qu’il aille, au préalable, au devant d’eux pour leur demander ce qu’il souhaite, exactement, pour concrétiser par la pensée et le texte telle ou telle émotion. « Peu de mots vont jusqu’à la fin ». Il faut faire avec. Connaître ces limites et tenter de les dépasser en y mettant du corps, de l’air, du silence.

« sans cesse
des mots couvrent
d’autres mots
très peu restent
comme des îles »

Emaz avance en travaillant sa langue de façon à transformer ce qui semble précaire en atout majeur. Il accorde sa confiance aux mots. Chacun trouve sa place, dans un contexte voulu, dans son sens premier, accolé, ou coupé des autres, pour que batte un tremblement de vie qui doit mener de l’aube au soir, en équilibre sur un arc invisible où il marche en refoulant ses peurs et en parvenant à destination.

« on entre dans un autre temps
d’un coup le jour a basculé sur un autre rythme
assez pour détendre et pouvoir
de nouveau demain
tendre un jour »

Le jour fini, le désir de calme se réalise souvent via le jardin. Il suffit d’un rien, d’une branche que le vent agite, d’une trouée, d’un oiseau agité, pour qu’il s’adonne à ce besoin d’air qu’il appelle fréquemment. Il s’offre une autre respiration, plus apaisée, plus ample.

« dans le battement
on se laisse porter
dériver dans l’air ouvert
le corps s’allège
avance lentement
dans le silence
et viennent quelques visages
longtemps perdus
aimés
sans parler »

On retrouve également ce mieux être quand l’espace s’ouvre et que, face à la mer, il pousse son corps au vent en éprouvant pleinement une fatigue physique assez enivrante.
« Longue plage presque grise, et le vent debout. Aller nulle part, mais contre cette force nouée, serrée. On voit à peine la mer, les yeux se brouillent, on continue de marcher, contre. »
La somme contenue dans ce volume de 330 pages nous aide à suivre le poète Emaz dans un long parcours d’homme, certes en proie au dur à vivre mais néanmoins décidé à rester éveillé, aux aguets, prêt à se nourrir de ces instants fragiles qui viennent, à l’improviste, glisser de la douceur là où on ne l’espérait pas. Il ne se laisse jamais happer. Il fait face à force de rigueur, d’acuité et de ressenti maîtrisé.

Antoine Emaz : Sauf, éditions Tarabuste.

jeudi 17 mai 2012

Une nuit, Paul Celan est venu...



Une nuit, Celan est venu. Il faisait clair. Je me souviens d'un ciel bleu-noir couvert d'étoiles pris dans le rectangle de la lucarne entrouverte. Ce devait être durant l'été 1971. Il était porteur de poèmes dont le premier, intitulé Fugue de mort, parlait du « lait noir de l'aube » qu'il ne cessait de boire, lui et tous ses proches, matin, midi et soir. Il parlait de l'Allemagne, des dogues qui montraient les crocs, des tombes que les condamnés devaient eux-mêmes creuser, des balles de plomb qui claquaient en coupant le soleil en deux et de l'extrême profondeur d'une terre que les maîtres désiraient grande ouverte à défaut de pouvoir s'approprier l'air, le ciel et les nuages derrière lesquels résidaient pour beaucoup de sacrifiés le seul salut possible. Il revenait d'un voyage qui ressemblait peu à ceux qui, jusqu'alors, m'avaient amené à penser que j'étais en passe de devenir, à mes heures perdues, bohémien capable de sillonner en zigzag, allongé sur un matelas défoncé, des routes couvertes d'écume ou de poussière. Lui, il n'avait pas choisi le chemin étroit et intérieur qu'il voulait délimiter et donner aux autres en y posant les seuls jalons que l'histoire lui avait légués. Il y avait là des pierres sèches, des lampes tremblantes, des feux épars, des papiers pliés sous les cailloux, des bouts de bois issus d'anciens gibets, des arbres morts couverts de lichens, des cordes restées accrochées aux poutres des maisons vides. Pour le lire, pour suivre cet être tendu, pour tenter de retrouver, dans le tissage serré de la rigueur et de la désolation, l'agréable goût de l'amande ou des figues mûres, la lenteur s'imposait. Elle était dictée par la voix étrangement calme d'un homme qui, arraché aux siens et à sa terre, marchait en demandant aux «oiseaux au soulier voyageur » de l'aider à remettre ses pas dans ceux de ses père et mère et des six millions de juifs également victimes de l'Holocauste. C'était un survivant revenu du ghetto de Czernowitz (sa ville natale, en Roumanie) qui surgissait. Il faisait grincer avec dix poèmes, publiés en revue et traduits de l'allemand par Martine Broda, de nombreuses jointures lyriques. Le bruit léger du vent dans les peupliers argentés et celui, plus lointain, d'un chien de ferme dont les aboiements se mêlaient au bourdonnement d'une moissonneuse-batteuse de l'autre côté de la rivière, accompagnaient son arrivée dans la nuit. Il ouvrait au couteau les territoires du deuil et de la mémoire. Ne croyait plus à l'aube. Et ciselait âprement, non sans colère, des faits dont on parlait rarement dans le hameau, et constamment de biais, à demi-mots, les yeux rivés au sol.

« La nuit
n'a nul besoin d'étoiles, nulle part
on ne s'intéresse à nous.  »

Le chemin sur lequel il se trouvait était semé d'embûches. Il n'avait réussi à en dégager qu'une étroite trouée. Il se faufilait entre barbelés et ronces, dans des paysages mornes où le souvenir des bruits de ferraille des trains qui chuintaient en plaquant de la vapeur et des restes d'âmes sur les quais humides des gares traversées n'avaient rien à voir avec le Zipper de la Southern Pacific à bord duquel Kerouac fut un temps serre-freins ni avec la micheline jaune et rouge dont j'aimais entendre le sifflement au loin, debout, certains soirs, sur le seuil du cellier, quand les vents étaient orientés plein Sud et qu'elle contournait le Menez Bré en se dirigeant vers Bégard, Pédernec, Squiffiec...

Le poète Celan dont je découvrais alors une infime partie de l’œuvre était précis et énigmatique. Je n'avais pas (n'ai toujours pas) en main les outils nécessaires pour m'improviser critique littéraire et tenter d'expliquer la retenue et la force des mots qu'il allait chercher dans la langue de ses bourreaux et qu'il lui fallait ajuster à sa pensée. La tension qui émanait de ces vers aiguisait le réseau des nerfs. Je la percevais instinctivement. Le vagabondage de l'esprit (au bord des talus, dans les herbes folles ou au comptoir d'une buvette installée sous des pins parasols) qui s'adaptait chez tant d'auteurs à ma propre errance intérieure n'avait pas ici lieu d'être. La souffrance couvait sous un tas de braises. Il s'en emparait et semblait vouloir épargner la dureté de la tâche aux autres en la prenant à son compte, en redonnant sens aux mots, en enlevant la suie et la poussière des os calcinés qui les recouvraient, en allant au plus juste, au plus concis, pour porter haut le verbe des morts. 

Le lire, c'était sentir combien, chez lui, le poème et son cœur battant, invisible, haletait en quête d'une respiration soutenue. Le texte, à l'égal du bois, travaillait et grinçait, ouvrant parfois des rais de lumière là où la brume s'était installée. 

Le lire, c'était aussi partir à la rencontre d'autres voix, celles, quasi secrètes, de poètes dont les œuvres m'étaient inconnues. Certains d'entre eux, tels Ossip Mandelstam et Marina Tsvetaeva, l'avaient précédé sur de mêmes routes périlleuses. Il les évoquait avec discrétion. Les citait en exergue ou notait leur nom dans un poème. Tous tentaient, à son image, de déceler dans leur incessante et rude recherche en poésie un point d'équilibre capable de les faire tenir debout. 

Je n'en pris la mesure que des années plus tard, découvrant d'abord Pavot et mémoire et Dialogue dans la montagne, puis trouvant çà et là quelques textes qui retraçaient son parcours terrestre, sa vie douloureuse, son passage en camp de travail forcé en Moldavie, son exil à Vienne et, enfin, sa mort par suicide un soir du mois d'avril 1970 à Paris...

Logo : Photo d'identité de Paul Celan en 1938.















dimanche 6 mai 2012

Vrouz


 Derrière Vrouz, ce titre-déclic, on se dit que se cache peut-être un identifiant, un mot de passe capable d’ouvrir une multitude de fenêtres et puis on pense, presque simultanément, à un bruit de moteur vif et alerte, celui d’une mécanique bien huilée qui va démarrer au quart de tour et qui demande au lecteur de s’apprêter au départ. Ce qui l’attend, introduit par ce mot venu de nulle part, est tout entier tenu, animé, mis en voix par une marionnettiste de la langue que l’on retrouve ici maîtrisant, sans en avoir l’air, les subtilités sonores du sonnet en le tournant à sa manière et en y glissant, au fil des portraits, autoportraits, instantanés et retours autobiographiques qui fondent l’ensemble, anagrammes, onomatopées, expressions populaires, jeux phonétiques et références diverses et discrètes à ce qu’elle appelle « mes mots des autres ».

Le rythme est naturel et rapide. Il se déploie grâce à la respiration ample qu’impulse dans ses textes, et ce depuis Pas revoir, Valérie Rouzeau. C’est ce souffle tendu qui emporte. D’emblée, elle s’y appuie, le réactive, s’y grise et annonce teneur et couleur des poèmes qui vont suivre.

« Bonne qu’à ça ou rien
Je ne sais pas nager pas danser pas conduire
De voiture même petite
Pas coudre pas compter pas me battre pas baiser
Je ne sais pas non plus manger ni cuisiner
(Vais me faire cuire un œuf)
Quant à boire c’est déboires
Mourir impossible présentement »

Si le mal à vivre est toujours présent, la nécessité de calmer ses ardeurs et de colmater les brèches qu’il ouvre en intérieur l’est tout autant. Pour se faire, frotter les mots les uns aux autres et les assembler afin de s’embarquer en leur compagnie dans des voyages et des méandres insoupçonnés est une mise à distance souvent salvatrice. Valérie Rouzeau, quand elle part ainsi, et un rien (un regard, un coup de vent, la lune dans la lucarne, une lumière qui traverse un homme ou son ombre) l’y incite, aime ne pas être seule et invite dans ses sonnets sonnants la voix lointaine d’un inconnu qui continue à jacter à l’autre bout d’un téléphone qu’un autre vient de jeter dans une poubelle londonienne ou la frêle silhouette d’un gosse qui claudique (« petit gamin blessé à la patte un peu folle ») derrière un père qui marche trop vite pour lui. Celle qui affirme ne pas savoir conduire mène ses poèmes à vive allure en négociant chaque virage au cordeau. Elle attrape au vol la main de ceux qu’elle désire à ses côtés. Ils doivent simplement monter en marche et prendre place dans son imaginaire en y apportant de quoi le nourrir.

« La tête d’envournée dans le métro rapide
Je vois ce jeune homme pâle sa mèche crantée
Ce joli coup de peigne qu’il a quand il sourit
Alors je reconnais sa très arrière-grand-mère
La jeune fille d’autrefois qui vit dans ce gars-là
Elle existe comme lui je le vois
Les yeux verts un peu gris la couleur de la Seine
Bien coiffée plutôt sage au-dessus de la Seine »

Vrouz est en réalité bien plus qu’une suite d’autoportraits saisis sur le vif : c’est également un retour contre soi (pour reprendre un titre d’Yves Martin) - et sur soi - qui passe par les autres (souvent par le tamis de leur regard) et qui permet à Valérie Rouzeau de saisir les jours ("c’est là où nous vivons"), d’en rattraper quelques uns, de dire ce qu’elle y met, ce qu’elle aimerait y ajouter, y soutirer, ce qu’elle subit parfois de peu réjouissant au quotidien, ce qu’il lui faut désamorcer avec aplomb dès que la pompe à blues émet ses premières notes. Elle évoque ses multiples déplacements entrecoupés de périodes de calme ou de repli. Durant ces moments presque vacants, « je est un hôte » qui regarde au plafond ou à la fenêtre en faisant venir les mots, la grammaire et les bruissements qu’ils produisent en se touchant avec autant de rapidité que si elle se trouvait à bord d’un train ou d’un avion. Il y a une belle (et grande) énergie dans ce livre où elle réussit à maintenir, d’un bout à l’autre, autrement dit pendant 160 pages, un rythme soutenu. Elle s’y dévoile toujours très présente aux autres, s’éclipsant quand il le faut et n’oubliant jamais d’initier, envers ses proches, le geste simple qui permet de garder intacts les liens que mort, maladie ou éloignement momentané ne pourront entamer.

« J’ai l’amour spontané de mon prochain sauf quand
Mon prochain s’intéresse de trop près à mon goût
À ma personne gentille et froide et solitaire
Alors là je m’éloigne à grandes enjambées
Du buffet dînatoire où j’étais conviviée
Et je rentre chez moi savourer mon congé. »

Valérie Rouzeau :Vrouz, La Table ronde.

dimanche 29 avril 2012

Le Nazi et le Barbier


Après avoir publié Fuck America, désormais disponible en poche (Points Seuil), les éditions Attila ont publié en 2010  Le Nazi et Le Barbier, un nouveau livre d’Edgar Hilsenrath, qui vient également de sortir en poche. Ce roman est aussi enlevé, décapant, saisissant, burlesque et effrayant que le précédent.
Hilsenrath ne tourne jamais longtemps autour du pot. Il ouvre son livre en évitant tout préambule. Celui qui va prendre la parole et la garder ou la distribuer durant 500 pages s’appelle Max Schulz, « fils illégitime mais aryen pure souche de Minna Schulz. »

Né en mai 1907, il a cinq pères présumés et un beau père barbier et violeur d’enfants. Il passe ses premières années à Wieshalle, dans les rues Goethe et Schiller où son meilleur ami, né le même jour que lui, se nomme Itzig Finkelstein. Lui aussi est fils de barbier. Tous deux, inséparables, empruntent les mêmes voies : même école, mêmes loisirs, même envie de devenir à leur tour garçons coiffeurs. Ce qui va les séparer, c’est l’arrivée au pouvoir de Hitler et la fascination que les idées du dictateur vont exercer sur Max Schulz.

« Hitler a parlé des esprits boutiquiers et des sangsues, de souillure et de conspiration ; il nous a expliqué que l’honneur était héréditaire, comme le courage et la fidélité ; il a parlé du complot de la juiverie internationale, qui tenait dans ses griffes l’honneur allemand, le courage allemand et la fidélité allemande en otage, les empêchant de se déployer. »

Dès 1933, Max devient fanatique. Il s’enrôle dans les SS. En 1938, il est aux premières loges quand brûle la synagogue de la rue Schiller. En 1939, il est en Pologne. Puis il part en Russie. Revient en Pologne. Est affecté au camp de concentration de Laubwalde où il reste jusqu’à la fin de la guerre. Là, il excelle, il joue, il tue avec zèle. Deux cents mille juifs sont assassinés. Dont Itzig Finkelstein, son ex meilleur ami. Qui disparaît en même temps que toute sa famille.

La première partie du livre de Hilsenrath s’achève ainsi. Il évoque la Shoah de façon très crue. En se mettant, lui qui a connu les ghettos durant la guerre, du côté des bourreaux. Les scènes décrites sont brèves et cinglantes. Tout se déroule sur fond d’alcool et d’idéologie primaire mais redoutable. Max Schulz ressemble parfois au brave soldat chveik. Il s’en démarque dès que sa roublardise le place du côté des génocidaires.

La suite du livre s’affirme tout aussi étonnante. Recherché par les alliés à la libération, Max Schulz va errer, se cacher, vendre au marché noir le sac de dents en or qu’il avait ramené du camp pour, bientôt, changer d’identité et réapparaître sous le nom d’Itzig Finkelstein. Il prend non seulement l’identité de son ami d’enfance mais épouse avec un certain allant la cause juive pour finir, après bien des péripéties, par partir s’installer en Palestine où il ouvre boutique, devient barbier célèbre et verse, à nouveau, dans le fanatisme.

« Après sa première action, le meurtrier de masse Max Schulz avait pris part à six autres opérations. Il avait dynamité un pont, fait dérailler un train, braqué une banque, attaqué deux casernes ainsi qu’un convoi de chars sur la route Tel Aviv-Jérusalem. »

Sa métamorphose ne l’empêche pas de craindre d’être un jour ou l’autre démasqué. Le temps passant, cela devient de plus en plus improbable. Et de fait, jamais Max Schulz, devenu Itzig Finkelstein, ne sera retrouvé. Les seuls qui connaissent son secret sont les arbres de " la forêt des six millions" avec lesquels, vieillissant, il va de plus en plus souvent dialoguer.

« Tu te feras prendre et tu seras pendu », dirent les arbres.

Je ris et dis : « C’est hautement improbable. La plupart des génocidaires courent toujours. Certains sont à l’étranger. La plupart sont retournés au pays, comme au bon vieux temps. Vous n’avez pas lu les journaux ? Ils se portent à merveille, les génocidaires ! Ils sont coiffeurs. Ou autre chose. Beaucoup ont leur propre commerce. Beaucoup possèdent des usines, sont de gros industriels. Beaucoup se sont remis à la politique, siègent au gouvernement, sont respectés, considérés, ont une famille. »

Écrit en 1972, Le Nazi et Le Barbier, a été publié aux États-Unis la même année. Il lui faudra attendre cinq ans avant d’être édité en Allemagne. Où le scandale qu’il déclencha fut suivi par un grand succès littéraire. Des vérités, pas toujours faciles à dire et à accepter, se cachent en permanence derrière la satire, la farce et les nombreux dialogues iconoclastes qui forment l’ossature du roman de Hilsenrath.


 Edgar Hilsenrath : Le Nazi et le Barbier, traduit de l’allemand par Jörg Stickan et Sacha Zilberfarb. Couverture de Hennig Wagenbreth, éditions Attila, 2010 et Points Seuil 2012.

samedi 21 avril 2012

La passe

Il y a des livres dont on hésite à parler tant l’intimité qui les porte et la retenue pudique de leur auteur nous incitent à ne dévoiler qu’avec parcimonie les épisodes douloureux qui s’y impriment. La passe d’Antoinette Dilasser en fait partie. Son récit, qui ne met jamais le lecteur dans une position de voyeur malgré lui, incite au murmure et au partage. Ce qu’elle transmet par touches brèves et continues, la maladie de son compagnon, le grand peintre François Dilasser, obligé de vivre dans une maison où demeurent ceux qui ont oublié qui ils sont, elle le fait en évitant l’épanchement et en vivant résolument au présent. Sa sagesse est égale à sa discrétion sans qu’elle ne s’empêche, pour autant, de livrer le désarroi qui parfois la submerge.

« Je suis ici, tu es ailleurs. Il n’y a plus de lien entre ces lieux étanches, est-ce que c’est ainsi, les cases qui nous sont imparties ne communiquent pas, autrefois tu as dessiné des bonshommes au tronc ligoté, chacun prisonnier de son casier, tu savais ? »

Il lui arrive d’interroger l’œuvre, de déceler après coup dans tel ou tel tableau les prémices insoupçonnés de la maladie à venir. Elle peut, de même, en se remémorant quelques attitudes, ou d’anciennes lectures, ou les silences prolongés du peintre, y voir, après coup, des possibles symptômes qu’elle regrette de ne pas avoir su interpréter.

« À présent je pense que tu avais compris, tu savais depuis longtemps, tu n’as rien dit, dire n’était pas ton fort, mais tu avais peur. Ton angoisse. Le dernier carnet. Et j’ai laissé courir. Je t’ai fait ça. Je me protégeais ? »

Passant par différents sentiments, de la culpabilité à la colère, puis de l’incompréhension à la détresse, Antoinette Dilasser travaille à la fois sur elle-même et sur son texte pour parvenir à un ensemble où l’acceptation des faits, même s’ils sont pénibles et sans rémission, finit par s’imposer. Elle pose sa vie en se donnant à ses activités quotidiennes et en s’entourant du mieux possible, rendant visite régulièrement à son mari, trouvant à ses côtés une petite communauté qui lui devient familière et où chacun aide l’autre malade à sa façon. Chaque être qu’elle rencontre est décrit avec cette manière très particulière et efficace qu’elle a de dessiner, en quelques traits, un visage, un regard, une personnalité attachante. Elle aime les autres. Cela transparaît dans ce livre qui n’est pas vraiment de deuil mais plutôt de présence.

« Ordinaire des jours. Tu me parles, je distingue des mots, hier c’était le mot “six” , nos enfants, ton visage s’éclaire quand j’ai compris. C’est peu mais ça enferme une somme infinie de tendresse. »


 Antoinette Dilasser :La passe, éditions Le Temps qu’il fait.