vendredi 27 juin 2014

Un truc très beau qui contient tout

Pour Jack Kerouac, qui le rencontre pour la première fois en décembre 1946, Neal Cassady est d’abord ce jeune type venu du Colorado (où il est « né sur la route, dans une bagnole ») qui écrivait à leur ami commun, Hal Chase, étudiant à l’université Columbia de New York, des lettres qui passaient de main en main. Tous découvraient avec surprise une écriture originale. Celui qui les rédigeait, « jonglant jusqu’à épuisement avec le langage », débarquait dans leur vie auréolé d’une réputation particulière. Il avait, disait-on, déjà volé cinq cents voitures et séduit autant de femmes. C’était, depuis ses quinze ans, un as du billard, un parfait tricheur aux cartes, un footballeur multipliant les passes en pleine course, un gigolo à ses heures perdues et un conducteur adepte des virages les plus serrés. Orphelin de mère, il vivait dans la rue avec son père, un clochard alcoolique. C’était également un grand lecteur, familier des bibliothèques. Il désirait devenir écrivain, tout comme ceux qui le lisaient. Ce que tous cherchaient confusément, la fougue, la spontanéité, la révolte contre l’Amérique consumériste et l’utopie, le rêve, l’envie des grands espaces, ils le trouvaient réunis de façon magistrale dans ces lettres fulgurantes. Celui qui donnait de ses nouvelles en conduisant son texte à cent à l’heure vivait bien plus intensément qu’eux.

« Je ne fais qu’obéir à ce qui me gouverne, à savoir l’émotion pure. »

En 1944, Neal Cassady a dix-huit ans. Il est incarcéré à la maison de correction de Buena Vista, Colorado, suite à un énième vol de voiture. Il travaille à la laiterie, ce qui lui permet de bénéficier d’une remise de peine (de cinq jours par mois), et écrit régulièrement à Justin Brierly, un avocat et professeur d’anglais de Denver qui a aidé de jeunes adolescents délinquants à aller étudier à Columbia. Il lui décrit son quotidien, s’arrête sur les livres lus, parle de ses projets et passe déjà d’un sujet l’autre avec une virtuosité qui ne fera que s’affirmer et qui va bientôt impressionner Kerouac. Celui-ci est fasciné par cette écriture concise et rapide, par le flux très prenant qui s’en dégage, par la rareté de la ponctuation et la vie impulsée phrase après phrase par celui qui, curieusement, semble toujours minimiser l’impact de ses lettres. Il veut encore améliorer la percussion de son texte, coller à la réalité, accorder ses mots à sa pensée en gagnant toujours un peu plus en cadence. Ses considérations sur l’écriture amènent Kerouac (qui essaie justement de tendre vers un monologue plus soutenu) à revoir sa manière. Ce que lui révèle le futur héros (le Dean Moriarty) de Sur la route est inestimable. Pendant des mois, il s’entraîne à augmenter son débit de parole et à tenir son imagination en alerte pour que naissent en son être profond des sensations jamais encore détectées. Il parvient ainsi à ce « parlé phrasé » qui lui sera propre, avec adéquation parfaite entre respiration du texte et tempo syncopé du be-bop (tous deux vénèrent le jazz).

« Il faut, je crois, écrire quasiment comme si on était le premier au monde à dire humblement et sincèrement ce qu’on a vu et vécu, aimé et perdu ; nos pensées du moment et nos chagrins et nos désirs ; et tout ça en évitant soigneusement les lieux communs, l’utilisation vulgaire de mots rebattus et trucs de même acabit. »

Les lettres de Neal Cassady publiées par les éditions Finitude sont adressées tant à ses amis écrivains (Jack Kerouac, Allen Ginsberg, John Clellon Holmes) qu’à ses femmes (il se marie trois fois durant les six années ici évoquées). Elles dressent un véritable autoportrait du personnage le plus mythique de la Beat Generation. Son charisme, son hyperactivité, son constant besoin de transgresser les bonnes manières, sa révolte, sa soif de liberté, son appétit sexuel quasi insatiable, son feu intérieur, son besoin de bouger, de voyager, son addiction aux drogues, ses galères, son travail de serre-frein aux chemins de fer, ses séjours au Mexique, ses haltes vitaminées chez les Burroughs, sa sensibilité et ses moments dépressifs sont autant de lignes de force développées avec fougue et réalisme.

 Neal Cassady (1926-1968) se montre tel qu’il est. Pas de faux semblant, pas de triche, pas de tabou. Le livre (qui n’est que le premier volume de son œuvre épistolaire) offre une vision assez précise de l’époque. On croise tous les protagonistes d’un mouvement littéraire qui en était alors à ses prémices. C’est un document indispensable pour suivre enfin, et longuement, cet autodidacte qui se voulait écrivain et qui l’est assurément, par fragments, au fil de sa correspondance, approchant des sommets dès qu’il se met à reconstituer point par point, introduisant dialogues et personnages, des scènes de vie intenses. C’est ce vécu immédiat, transcrit avec fracas, sans aucune manigance littéraire, qui emporte.

« J’ai eu l’idée du style spontané de Sur la route en voyant comment ce bon vieux Neal écrivait ses lettres : toujours à la première personne, une écriture rapide, folle et pleine de détails, comme une confession. » (Jack Kerouac)

Neal Cassady : Un truc très beau qui contient tout, lettres 1944-1950, traduit et présenté par Fanny Wallendorf, éditions Finitude.

vendredi 20 juin 2014

Histoire d'un éléphant fougueux

La biographie que Jonathan Coe a consacré à B.S. Johnson, l’auteur d’Albert Angelo et des Malchanceux, a été publiée par les éditions  Quidam il y a quelques années. Le livre, aussi imposant que pouvait l’être, physiquement, Johnson lui-même, est une mine pour qui veut découvrir cet écrivain hors normes.

En quelques 500 pages, Jonathan Coe va à la rencontre d’une œuvre qui l’interroge et qui le fascine tout en cherchant à comprendre et à suivre le parcours de celui qui l’a conçue. Il procède de façon méthodique et scrupuleuse, revenant d’abord sur chacun des sept romans de l’auteur et montrant, lettres et extraits du journal tenu par Johnson à l’appui, que le refrain obsessionnel de celui-ci, « raconter des histoires, c’est raconter des mensonges », va guider toute sa vie. Se méfiant de la fiction, il veut que son texte colle à la réalité et y puise sa force.

Cette vision très stricte du travail littéraire n’exclut pas les innovations formelles. Johnson, fervent lecteur de Joyce et de Beckett (qui présenta d’ailleurs, en 4ième de couverture, l’édition de poche anglaise de Christie Malry règle ses comptes), pourfend le roman traditionnel et n’hésite pas à le désacraliser en trouant par exemple quelques pages d’Albert Angelo (pour que le lecteur impatient puisse découvrir, à travers ces trous, ce qui va se passer un peu plus loin) ou en concevant Les Malchanceux en chapitres volants et interchangeables.

Jonathan Coe souligne également, avec justesse, ce qu’il y a de restrictif dans la démarche de Johnson. Celui-ci regorge d’énergie. Il a le cerveau en grande ébullition. Il a, en lui, des chevaux qui ne demandent qu’à se libérer. La fiction qu’il refuse pourrait peut-être ouvrir ces vannes qu’il s’évertue à maintenir fermées. Et qui causent de sérieux dégâts psychologiques. Cet homme qui se limite ainsi pour faire valoir un parti pris intransigeant mais sincère se brûle et tombe périodiquement en dépression.

Outre ce côté restrictif, Coe évoque les contradictions qui traversent l’homme. Epris de vérité, il se trouve parfois confronté à des expériences irrationnelles et mystiques, trouvant sur sa route livres et personnages qui deviennent peu à peu ses démons.

La force du livre que propose Jonathan Coe tient au tissage minutieux qu’il crée en reconstituant le puzzle d’une vie en 160 fragments très documentés. Pour ce faire, il s’est déplacé, a refait, trente ans plus tard, certains des trajets empruntés jadis par l’auteur de Chalut ou de R.A.S. Infirmière-Chef. Il est allé à la rencontre de ses proches. Il a interrogé des écrivains (entre autres John Berger). Il a croisé leurs regards et témoignages pour percer les mystères d’un écrivain secret et terriblement attachant. Tout cela, Coe le fait avec empathie et lucidité.

Il redonne ainsi vie à un être fougueux, perpétuellement en colère (souvent contre lui-même), souffrant de son image physique (108 kilos et un constant besoin de sucreries), proche de la classe ouvrière, n’ayant jamais oublié son évacuation de Londres – se trouvant très jeune séparé de ses parents – durant la Seconde Guerre mondiale, se rappelant sans cesse ses premiers échecs amoureux, travaillant comme un forcené (romans, poèmes, critiques, correspondances, journal, textes pour la télévision et le théâtre), ne faisant relâche que quelques heures par semaine pour supporter l’équipe de football de Chelsea et se rendre au pub.

Les dernières pages de cette biographie intense et réussie s’intéressent au destin de B.S. Johnson. On se doute, dès le début, que cela finira mal. Que cette fougue trop intériorisée ne peut qu’anéantir un être profondément humain et qui n’aspirait sans doute pas à autre chose qu’à vivre une vie familiale paisible doublée d’une vraie reconnaissance littéraire.

Le 13 novembre 1973, à quarante ans, à bout de force, incapable de retravailler un texte en cours, supportant mal le décès de sa mère, seul dans sa maison désertée depuis quelques jours par sa femme et ses enfants qui, craignant les effets violents dictés par la dépression et l’alcool, ont préféré trouver refuge chez des amis, B.S. Johnson met fin à ses jours. Il se fait couler un bain, s’enfonce dans la baignoire, reproduit les gestes tranchants de Pétrone et laisse près de lui une bouteille de cognac et une carte où il note : « Ceci est mon dernier mot. »


 Jonathan Coe : B.S. Johnson, histoire d’un éléphant fougueux, (traduit de l’anglais par Vanessa Guignery) Éditions Quidam.


jeudi 12 juin 2014

Animales

L’étonnement qui semble animer en permanence Pierre Drogi est déroutant et stimulant. Il le renouvelle de page en page avec subtilité, offrant à la poésie ce qu’on est parfois en droit d’en attendre : du souffle, des fulgurances, des impulsions qui piègent la conscience et des émotions qui traversent le corps fébrile du promeneur aux aguets. Il se frotte au monde extérieur. Touche des yeux la martre et le renard. Se sent démuni face à l’oiseau. Un peu décontenancé par le regard de la hulotte mais heureux de pouvoir néanmoins l’imiter en privé. C’est un adepte du contre-pied. Un virtuose du coq à l’âne assumé.


« joué à l’homme
- à la cervelle de bois -
toute une année
tout un an
loin du but. »

Tout ce qui respire, bouge, s’anime (un arbre, un animal, une rivière ou un être, une conscience, une parole, etc) noue une relation avec son double, son contraire ou son semblable mais ceci ne s’érige pas pour autant en vérité immuable. L’imaginaire apprécie la surprise et aime la provoquer. L’imprévu guette au carrefour. Il peut ainsi arriver qu’un distrait en virée dans un chemin de terre enfile des digitales en guise de gants, ou qu’un soir d’orage un chien fidèle rapporte une boule de feu à son maître, ou que des « oisifs en partance dans un ciel déserté » surprennent et rejoignent dans les vallons « des rouleaux de lièvres » en liesse. Il peut tout aussi bien advenir qu’un mot en appelant un autre puis un autre voit rappliquer sur la page celui qu’il n’attendait pas. Cet heureux contretemps va, incidemment, faire bifurquer le poème en le propulsant dans un monde onirique où fleurs, lumière, sauterelles et bottes du pêcheur égaré (par exemple) scelleront l’instant en apportant chacun sa part de rêve et de réalité. Le matériau reste très friable. Drogi le manipule en conséquence.

« les mots ne sont que les petits captifs d’autre chose (sourcement) qui coule cache et délivre une moisson d’étranges bulles ? »

Les suites et séquences qui composent Animales s’entrelacent et réservent de multiples surprises. Il y a là un souffle, un ton, une légèreté qui tiennent tout à la fois de l’aérien et du terre-à-terre. Ce que Pierre Drogi détecte niche souvent dans l’infiniment petit ou dans l’infiniment grand. Ce sont goutte de rosée ou forêt, libellule ou gros gibier. Il considère, à juste titre, que tout ceci (et mille autres signes précis, visibles ou pas) participe au foisonnement des vies en cours, simultanément, dans des lieux proches, et que les uns, les unes, les autres ne cessent de se frôler, de se toucher, voire de s’interpénétrer sans s’en douter. Il cherche (et trouve et rassemble) des traces de connivence. Il en saisit les contours flous, devine leur fantaisie et les cale dans son livre à ciel ouvert.

« le roi est un corps / il est nu. sur la prairie rase rouge / de belettes / avec bouleaux et saules / encagés. »

 Pierre Drogi : Animales suivi de Suite azyme & Porte-lune, Le clou dans le fer.


mardi 3 juin 2014

Passerelle

Chaque page de ce carnet de mer débute par de brèves informations qui ont à voir avec la météo marine en cours, le lieu où se trouve le bateau et la façon dont il se comporte face aux intempéries.
« Temps couvert et à grains-mer forts, roulis modéré. Vent fraîchissant de S. à S.S.E. Tangage accentué. L’état de mer nous contraint à renoncer à l’accostage. Pris route de sécurité. ».
Ces notes, prises sur le vif, ouvrent le texte. Ce sont des avant-goûts, des mises en situation. L’auteur s’y adosse pour dire ensuite ce qu’il vit, ressent, imagine à bord. L’isolement sur la passerelle reste propice à la réflexion. Il ne se laisse cependant pas submerger par l’immensité qui l’entoure. On le sent, au contraire, guidé par une sorte de ressac intérieur stimulé par la force des éléments auxquels il se frotte.

« La mer ne nous égare pas, nous ne sommes jamais perdus par ses mensonges, qu’elle nous affronte ou bien nous frôle, nous esquive, nous piège, nous enlace et nous déchire, elle nous révèle chaque fois davantage, non pas un secret, mais la présence d’un secret. »

Il s’interroge, cherche à saisir une sensation, un silence, un moment à ne pas oublier. Il sait pourtant que noircir ce carnet qu’il garde à portée de la main ne suffira pas. Il lui faut adapter sa langue, la travailler, la modifier, lui offrir des mots, un lexique, une palette et un timbre adéquats. La dureté des vagues venant cogner les pontons d’un port et le glissement de l’eau roulant sur la pierre ne s’énoncent pas de la même manière. « L’écriture est liée au corps » et celui-ci cherche en permanence à être disponible pour sentir toutes les vibrations qui émanent de l’extérieur.

« Écrire est un travail physique. Perpétuelle recherche. Comment dire aujourd’hui ? La faille au monde n’a aucune langue. »

Attentif aux turbulences de l’océan et en proie à une mélancolie qui parfois le visite à l’improviste, Erwann Rougé s’invente également, tout au long de ses trajets maritimes, des haltes en un lieu sûr, territoire intime qu’il nomme Loc Meven et qui devient refuge mental. Dès que ses pensées le lui demandent, il s’y projette, s’adressant à celle qui l’attend à terre et qui vit, à son image, entourée de livres.

« J’ai le désir panique de revenir à la beauté de l’autre ou de faire n’importe quoi pour éviter le gouffre, les trouilles. » 

Il y a dans ce livre une densité d’être (avec blessures, heurts et tremblements) qui réussit à dépasser une réalité fascinante (une vie au large, mouvementée, frappée d’écume) pour découvrir des rivages plus secrets, au cœur d’une intériorité et d’une profondeur qu’Erwann Rougé parvient à rendre avec subtilité.

 Erwann Rougé : Passerelle, carnet de mer, L’Amourier.

lundi 26 mai 2014

Souvenir de Jean-Claude Pirotte

 
Il arrive qu'un voyageur égaré, l'un de ceux que l'on n'attendait plus, un qui file aussi vite que son ombre, un qui franchit villes et frontières sans compter, il arrive que l'un de ceux-là, que l'on a jadis croisé ou accompagné en bordée légère, soudain rapplique et nous étonne par sa présence vive et spontanée. On le pensait en exil définitif, occupé à boucler son périple à De Panne ou au Nicaragua et voilà qu'il joue au fantôme en réapparaissant sans avoir pris la moindre ride. Il crève l'opacité des brumes. Il sort d'on ne sait où, souvent d'un havre paisible, baigné par des reflets de lumières provenant du scintillement vif, coloré, nuancé, d'une multitude de verres et de bouteilles alignées ou suspendues derrière un zinc aguicheur. 

C'est ainsi que vint un soir Jean-Claude Pirotte, en visite rapide et impromptue, heureux de sortir prendre l'air en étant sûr de retrouver le bar ouvert au rez-de-chaussée de l'hôtel Garden où il descendait, savourant, par avance, ce qu'il pourrait y déguster en cours de nuit si, par hasard, l'insomnie le gagnait. Il débarqua et s'éclipsa avant l'aube, laissant sa haute silhouette, celle d'un homme à l'imperméable chiffonné, s'appuyant sur une canne et marchant à grand pas, se fondre dans des pluies serrées qui le tiraient vers le Nord. 

C'est ainsi, également, que revint un autre soir, virevoltant en tous sens sous mes paupières, oiseau agité heurtant après vingt ans d'absence les parois d'une tête bien encombrée, Shane MacGowan. Lui, il cognait à coups répétés des pintes de bière noire, lourde, tourbée, contre celles des autres musiciens du groupe Les Pogues, accoudés au bar Le Désossé (rebaptisé depuis L'artiste assoiffé), avant de s'en aller humer le vent d'ouest qui s'engouffrait avec force dans l'entonnoir du haut de la rue Saint Louis où je le vis s'évanouir à son tour.. 

Tous deux, comme tant de leurs semblables, viennent, à tour de rôle, rappeler que l'oubli est une petite pièce mentale et peut-être même psychique que la mémoire mène à la baguette et active ou désactive quand bon lui semble. C'est elle qui les convoque. Elle qui leur demande de se rendre illico rue de Saint Malo devant La Trinquette, Le Phoenicien, La Bernique hurlante, La mouette rieuse, Le King créole, La Nouvelle Orléans ou Le Bistrot de la plage. C'est elle qui poinçonne plannings et trajets. Elle qui les fait cavaler dans les quartiers avec passage obligé sous les vieilles portes et salut furtif aux derniers octrois.

Extraits de Terminus Rennes, éditions Apogée.

En souvenir de Jean-Claude Pirotte, qui  est décédé samedi 24 mai.