samedi 4 octobre 2014

Je suis debout / Le lapin mystique

Lucien Suel a souvent répondu favorablement aux revues qui, souhaitant le publier, le sollicitaient sur des sujets bien précis. Cela lui a permis de concevoir des textes qu’il n’aurait peut-être pas écrits autrement tout en l’aidant à explorer des thématiques et des formes à travers lesquelles il pouvait exprimer  son besoin d’écrire. Ce sont ces poèmes, parfois publiés de façon confidentielle, qu’il a réunis, y ajoutant des inédits, pour former un ensemble qui court sur une vingtaine d’années. On y retrouve ses thèmes de prédilection. Il y a là le Nord et ses paysages miniers, l’attention portée à ses morts, l’attrait exercé sur son écriture par les auteurs de la Beat Generation, la présence constante du rock, du blues, du jazz, la nécessité de se réserver des moments de répit, de retrait, au milieu des fruits et légumes de son jardin tout en préparant la prochaine escapade. Chaque chose est vécue avec simplicité et intensité.

« Je suis debout devant le vieux terril dans l’air humide d’une matinée d’automne. Je m’ouvre à son histoire. Je tourne les pages du paysage dans ma tête. Je pivote, m’enfonce dans le temps, je remonte, imagine la suite. J’ai le cœur qui bat et les yeux qui se mouillent. »

Souffle ici un grand vent de liberté. La poésie de Lucien Suel est indéfectiblement liée au monde. Elle est sans frontières. Elle passe en un éclair de Mexico-City à Loos-en-Gohelle (Pas de Calais). Elle saisit avec bonheur l’entrée en scène de Patti Smith à Dranouter (Belgique) avec en main un exemplaire du Howl de Ginsberg provenant de chez " City Lights" à San Francisco. Elle fait se télescoper des lieux et des auditeurs venus la rencontrer sur le marché du Blosne à Rennes ou près des murs de briques des anciennes filatures de Lille Fives. Elle suit le périple sinueux d’une tourterelle turque en train de fendre la couche d’ozone en se demandant si la mer de Marmara (où elle a ses attaches) existe encore. Elle court sur des chemins balayés par une brise chaude en saluant d’une main leste quelques adeptes de la grand route entraperçus dans des brumes lointaines.

« Je m’autorise la liberté. Je suis boderline sans frontière. De nouveau, je danse : je suis debout, je respire, j’essaie un costume. »

Pas de frontière non plus entre les anciens et les modernes. Tous pétrissent la même pâte. À chacun d’y graver ensuite sa différence. Suel y inscrit la sienne en jouant sur les leviers de la mémoire, du voyage, de l’imaginaire et du présent. Il multiplie, pour ce faire, les formes, sautant du sonnet aux vers justifiés en se réservant également des haltes du côté des calligrammes, des haïkus et de la prose poétique.

« Je capte les pensées fugitives, la prose bop spontanée, le cut-up des langues, sans hiérarchie ni sélection. »

De temps à autre, il bifurque, s’amuse. Se poste dans une cabine de photomaton. S’attarde sur les yeux globuleux de Paul Préboist. Aperçoit « l’ombre déhanchée » de Mauricette Beaussart passant à vélo sur une route départementale. Circule Chaussée Brunehaut avec un casier de Hommel Bier et un autre de Westmalle Tripel dans le coffre de sa voiture. Il a hâte de rentrer. L’envie de bière le force à appuyer sur le champignon. C’est en réalité la vie (son foisonnement, ses éparpillements plus ou moins conscients), la vie telle qu’il l’apprécie au quotidien, qu’il retranscrit de façon fragmentaire, en choisissant de s’émerveiller, par flashes, par à-coups, pour mieux résister.

Parallèlement, paraît aux éditions La Contre Allée un court roman qui fut préalablement publié (en 1998) en feuilleton dans la revue lilloise "Le Dépli amoureux" qu’animait alors Guy Ferdinande. Clin d’œil au Latin mystique de Remy de Gourmont, on y suit les péripéties d’un narrateur qui fuit le quotidien aux côtés de deux personnages féminins (une jeune femme et une nonne) avec en tête l’idée de goûter aux délices d’une décadence fin de siècle. Il se réfugie d’abord dans une chapelle en ruine avant de se perdre sous les lumières tamisées d’une discothèque (Mystic Rabbit) pour finir, presque aussi dépiauté que l’animal aux longues oreilles, allongé sur un chariot d’hôpital.

Le lapin facétieux (et majestueux, tout de fourrure soyeuse vêtu) qui entre subrepticement dans le livre va grignoter de plus en plus de place. Il ne débarque pas seul. Il est accompagné par un corbeau plus noir que la suie et par un kangourou qui subtilise tout ce qui se trouve à sa portée pour le glisser dans sa poche. Tous trois forment une intrigante trinité. Ils fomentent leurs coups en douce. Battent la campagne et maintiennent un tempo d’enfer tout au long d’un histoire qui risque, on en a bien peur, de s’achever derrière la grille d’un ancien garde-manger.

Le narrateur cavale dans un état second d’une fin de siècle à l’autre. Pas étonnant, dans ce contexte, entre monde crépusculaire et paradis artificiels, de voir Marianne Faithfull (en panne de voiture) venir lui rendre visite. Elle exécute quelques aller-retour très remarqués et finit par s’éclipser (sur la pointe de ses talons aiguilles) pour le laisser seul avec le mangeur de carottes.

« Mon éblouissement fut bref. Je vis, sur le sol, faisant face à Laure, un énorme lapin, assis sur son arrière-train, qui la dévorait de ses grands yeux roses et mouillés, tout en remuant le nez. »

La suite, vie et mort du Géant des Flandres en état de transe est à découvrir entre les pages de ce texte circulaire...

Lucien Suel : Je suis debout (La Table ronde) et Le Lapin mystique (La Contre Allée).


samedi 27 septembre 2014

Chasseur de primes

Il a toujours son sac à dos, sa musette, ses carnets vierges et son bâton de marche à portée de la main. Prêt à prendre la route, le train, l’avion pour aller rencontrer d’autres contemporains, d’autres paysages, d’autres personnalités. C’est un chasseur de primes d’un nouveau genre. Un type armé d’un stylo qui, s’étant porté candidat pour séjourner en qualité de résident dans tel ou tel lieu, en ville ou à la campagne, et ayant été retenu, s’en va gagner sa croûte en tentant de faire entrer (et parfois vibrer) la poésie çà et là. Ce peut-être à Montréal, à Sékou, à Vénissieux, à Rennes, dans le Jura, au Mont Noir (dans la villa Yourcenar) ou ailleurs. Partout, il a un contrat à remplir. Des classes à éveiller. Des ateliers d’écriture à animer. Des textes à lire. Et des nouveaux à écrire. Des bibliothécaires à côtoyer. Des liens à tisser. Des sentiments à moduler ou à refréner.

« Le chasseur de primes ne doit pas s’attacher à son employeur, ni au pays qui l’héberge, sous peine de troubles affectifs et de manques trop prégnants. Il risque de baisser sa garde et de ne plus prospecter l’univers en quête d’autres horizons. Alors, il jongle avec l’absence, ironise tendrement sur la précarité des sentiments. »

Il a auparavant exercé d’autres métiers. Ils furent pour la plupart manuels. Il connaît bien les usines et les zones industrielles. Ce n’est qu’en l’an 2000, après avoir été salarié pendant près de vingt-cinq ans, qu’il a décidé de se consacrer uniquement à cette activité qui ne cessait de le presser, au point de devenir de moins en moins partageuse.

« Écrivain au caractère ouvrier et sans statut particulier, je cherche toujours un salaire chaque mois, mais c’est plus difficile. »

C’est son parcours de résident itinérant qu’il donne ici à découvrir. Il s’attache aux bienfaits et aux aléas de sa mission. Sa sensibilité, sa générosité et son humilité traversent le livre. Ce choix de vie, qu’il sait ne pas pouvoir tenir sur du long terme, il l’assume et s’en explique. Il ne se plaint pas. N’ai pas du genre à pleurnicher. Préfère pousser un coup de gueule s’il le faut. Et faire valoir ses droits. C’est une façon d’être très saine qu’il nous fait partager. Il dit ses espoirs, ses angoisses, son envie de se nourrir au contact des autres et sa disponibilité parfois vacillante, sa difficulté à être là alors qu’il se sent ailleurs, ses envies de silence alors qu’il doit parler...

« Je cherche dans l’écriture le passage qui pourrait me libérer. J’ai déjà passé beaucoup de temps à cette entreprise. Rien en vue. Je ferais donc comme tout le monde, un tas de papiers pour l’esprit du vent ! »

Joël Bastard avance tel un compagnon du tour de France qui part ponctuellement, muni d’outils simples mais efficaces, fabriquer des passerelles immatérielles pour quelques uns, quelques unes, qui ne se seraient sans doute pas réunis, à telle heure, à tel endroit, si, invité par d’autres chasseurs de primes (ou plutôt de subventions), il n’avait pas fait le déplacement pour favoriser la rencontre.

 Joël Bastard : Chasseur de primes, éditions La Passe du vent.


jeudi 18 septembre 2014

La ligne des glaces

Samuel, le narrateur du troisième roman d’Emmanuel Ruben est un jeune diplomate qui a déjà beaucoup bourlingué. À la fin de l’été, il quitte le soleil et la chaleur d’Istanbul pour rejoindre le poste qu’il vient d’accepter, tout au nord de l’Europe, dans un pays qui lui est totalement inconnu et où il va devoir vivre durant plusieurs mois. À peine arrivé dans la capitale, située quelque part au bord de la Baltique, dans une contrée jamais nommée, qui pourrait bien être la Lettonie, l’Ambassade de France le charge de délimiter les frontières maritimes du pays. Il sait que celui-ci touche la Russie, s’étale sur la mer et apprend qu’il a, par ailleurs, la particularité de se trouver là où se termine (et où commence) la moitié du continent européen.

« Pour la première fois, je prends pleinement conscience de ceci : à savoir qu’il y a, vingt ans après la chute du Mur, encore deux Europe, équivalentes par leur superficie. La première Europe, c’est l’Union. La majeure partie de l’autre Europe se situe toujours en Russie. »

Il ne lui faudra que quelques jours de travail, quelques recherches sur de vieux atlas puis une série de déplacements sur place, pour comprendre que la mission qui lui a été confiée est irréalisable. Il s’y attelle donc mollement et finit par s’y désintéresser pour consacrer son temps à une exploration plus personnelle. Curieux et attentif, il a à cœur de découvrir le monde inconnu qui l’entoure. Accompagné d’un ami linguiste d’origine suisse, il passe des soirées animées au bar, y rencontre une jeune femme, débute une relation amoureuse, multiplie les virées alentour, se cogne au froid glacial, à l’interminable hiver local, à la non moins longue nuit qui enveloppe les terres et mers glacées de ce territoire aux frontières floues et indéfinies où la loi exige l’arrêt de toute activité dès que le thermomètre passe sous la barre fatidique des moins vingt-cinq degrés.

« Imaginez tout un pays qui ne travaille plus, ne se lève plus, ne prend plus sa bagnole, le taxi, le bus, le trolley, le tramway, n’entend plus de klaxons, ne connaît plus de bouchons ! Imaginez le rêve de tous les peuples, de toutes les nations, de toutes les sociétés, de toutes les civilisations : trêve générale ! »
L’étonnant, et inquiétant paradoxe, en ce bout de terre apparemment préservé, est de se rendre très vite compte qu’ici aussi, bien accrochés dans les mémoires, et réactivés en un éclair, sévissent nationalisme, querelles linguistiques, racisme, menaces et intrigues géopolitiques. Autant de réalités notées au jour le jour dans les carnets que Samuel ne cesse d’alimenter. Il y écrit en détails tout ce qui nourrit sa présence au cœur de la Baltique orientale. Le cercle fermé des diplomates (qui surestiment leur mission et ont tendance à prendre les locaux pour des demeurés) est griffé à coups de traits vifs et percutants, exemples et propos à l’appui. L’idée des frontières – et en particulier de celles qui s’érigent dans les têtes – est lentement démontée.

« Tu cherches une frontière extérieure, alors tu crois la trouver au bout de tes forces. Mais il n’y a pas de frontière extérieure. Crois-moi, la vraie frontière est à l’intérieur. Elle est infiniment plus proche que tu l’imagines. »

Elle s’ouvre, en l’occurrence, et Emmanuel Ruben, qui n’a d’autre passeport que son écriture pour la franchir, excelle à le démontrer, sur un imaginaire en verve, un monde en expansion où paysages et personnages se façonnent les uns les autres pour vivre avec intensité. La fin du livre est en ce sens superbe. Après le gel et le dégel survient l’été qui voit les corps sortir enfin de leur léthargie pour s’unir en quête de sensations extrêmes. L’auteur de Kaddish pour un orphelin célèbre et un matelot inconnu a patiemment préparé cette apothéose. En auscultant les lieux deux saisons durant. En brossant les portraits des différents protagonistes de son roman. En décrivant au mieux les décors glacés, enneigés ou simplement recouverts d’une pellicule de givre qui vont bientôt éclater en s’offrant à la lumière. En rappelant ici une anecdote, là un fragment extrait de l’histoire récente du pays, ailleurs un drame survenu durant l’occupation allemande ou une légende sortie des confins. En plaçant enfin, et constamment, son narrateur en position de témoin surpris, effaré, rassuré ou troublé par ce qu’il découvre au fil de son séjour. Le roman qu’il construit, courant sur plus de trois cents pages, se densifie de plus en plus et emporte le lecteur dans une aventure qui déborde de vitalité.

 Emmanuel Ruben : La ligne des glaces, éditions Rivages.


mardi 9 septembre 2014

L'échappée

On le surnommait l’Ange de la montagne. Roland Barthes, dans ses Mythologies, le voyait en "Rimbaud du Tour" . Il était frêle, taciturne, solitaire. Il appréciait tout particulièrement la pluie et parvenait, dès qu’une route en lacets atteignait des pourcentages respectables, à créer de grands écarts dans les étapes de montagne. Charly Gaul gagna ainsi le tour de France en 1958 et s’imposa dans le tour d’Italie en 1956 et en 1959.

« Quand il domine un Tour de France d’anthologie, en 1958, le champion luxembourgeois est déjà mon héros.
Je ne jure, ne respire que par lui, qui rougit, bredouille au micro lorsque l’un des reporters des actualités cinématographiques l’abreuve de compliments. »

Lionel Bourg n’a pas dix ans quand il reconnaît en ce coureur cycliste un être capable de donner, à distance, un peu plus de fierté, de couleurs et d’optimisme à son quotidien d’enfant vivant dans une famille en souffrance. Comme dans presque tous ses textes, la part autobiographique est ici la matière même du récit. La présence de Charly Gaul, et ses exploits, sa fougue, son panache, viennent opportunément rétablir l’équilibre dans un univers plombé par la tristesse, le mal être et les visites hebdomadaires au cimetière sur la tombe du frère aîné (mort noyé) en compagnie de la mère qui pleure, fond, psalmodie, se révolte.

« Maman, qui, jusqu’à l’effondrement dont elle allait mourir, ne sut qu’avec outrance et comme gonflée de colère porter un deuil infiniment destructeur. »

C’est dans ces moments de douleur, vécus au cœur d’une ville ouvrière où la plupart des hommes bossent à la mine ou aux aciéries, que la présence virevoltante du cycliste en démonstration dans les cols mythiques des Abruzzes, des Alpes, des Dolomites et des Pyrénées devient réconfortante. Le fabuleux grimpeur rétablit, sans le savoir, un point d’équilibre qui permet à celui qui en a fait son idole de supporter l’insupportable.

« Un soir, à l’étape, il me semble que tu parlas du ciel et des hérons, des grues occupées à cisailler les bancs de brume. J’écoutais. Engrangeais tes paroles ou celle que j’entendais en secret dans ma tête. L’enfance n’a de recours qu’en elle-même. »

Gaul était un rêveur. Il aimait vivre à l’écart, loin des convenances sociales et autres obligations d’usage. Sitôt sa carrière terminée, il se retira dans les bois et s’arrangea pour qu’on ne vienne pas le déranger. Il s’effaça, coupa les ponts, se réserva une vie intérieure et la préserva jusqu’à sa mort en 2005. C’est à cet homme taciturne et secret, grâce auquel il a pu s’échapper et vibrer, que Lionel Bourg rend hommage en le suivant tout particulièrement de la fin des années cinquante au début des années soixante.

Lionel Bourg : L’échappée, éditions L’escampette.
Logo : Charly Gaul en 1957.

* Lionel Bourg publie parallèlement Ce serait du moins quelque chose, récit où l'on retrouve ces balises autobiographiques qu'il pose, comme autant  de passerelles sensibles, entre l'enfant qu'il fut et l'écrivain qu'il est devenu. Elles  jalonnent une œuvre de plus en plus dense. Le livre, superbe, est l'un de ceux que concoctent les belles éditions Le Réalgar, avec des dessins de Christine Guinamand.

mardi 2 septembre 2014

Tant de larmes ont coulé depuis

Chez Alfons Cervera, la mémoire se conjugue au présent. Celui qui s’y réfère doit la réactiver en permanence en la frottant à la réalité en cours. Elle se rattache à des lieux précis, en l’occurrence, ici, à Los Yesares, en Espagne, où le narrateur, installé à Orange depuis longtemps, se rend pour assister aux obsèques de Teresa. Il est lui-même originaire de cette localité et y revient en tant qu’ami de la famille. La vieille femme qui est décédée était, par ailleurs, la figure centrale de Ces Vies-là, le précédent livre du romancier.

« Je suis de ceux qui sont restés en France, bien que de temps en temps, comme c’est le cas aujourd’hui même, je revienne à Los Yesares, et c’est comme si je n’avais jamais quitté cet endroit, comme si une étrange sensation de permanence s’inscrivait dans tous les retours. »

En arrière-plan se dessine l’histoire d’une ville marqué par l’exil des nombreux habitants qui ont dû fuir d’abord la guerre civile et l’instauration du Franquisme et ensuite la crise économique des années soixante. Tous ceux qui se réunissent pour la cérémonie ont vécu ce déracinement. Certains ont réussi à rentrer au pays. D’autres n’y reviennent que ponctuellement. Tous ont néanmoins en commun une mémoire collective qui se revivifie dès qu’ils se retrouvent ensemble. Celle-ci bouge en eux. Elle travaille. Elle s’ouvre à la fiction. Elle se nourrit d’événements précis, d’itinéraires cabossés, de disparitions tragiques, d’absences inexpliquées, de personnages attachants, d’anecdotes revenant à la surface ou de scènes de la vie quotidienne survenues tant à Orange qu’à Los Yesares.

« Le souvenir n’est pas ce qui s’est passé vraiment mais ce que nous inventons pour ne pas rester vides au-dedans de nous-mêmes. »

Alfons Cervera, en de brefs chapitres, très ciselés, très vifs, fait en sorte que d’autres voix viennent se mêler à celle du narrateur. Cela lui permet de multiplier les points de vue et de mieux cerner différentes personnalités. On saisit d’emblée de belles complicités. La figure de l’écrivain y est convoquée. Il sort subrepticement de l’ombre. Puis y retourne. Un autre prend sa place. Chacun apporte sa voix (et son regard) à un roman polyphonique dans lequel le temps ne s’arrête pas. Il pose simplement des jalons. Qu’il est bon de revisiter de temps à autre. Si la défunte est à peine évoquée, c’est parce que son parcours est déjà en train de s’inscrire dans leur propre mémoire.

« A pas lents, nous portons sur les épaules le cercueil avec le corps de Teresa. Un enterrement a quelque chose d’une inquiète temporisation, d’un deuil élémentaire, d’un équilibre calculé dans cette effervescence d’oiseaux muets qu’est la mort. »

Procédant de façon presque cinématographique, à coups de plans-séquences bien ciblés, restituant un à un plusieurs fragments de l’existence des hommes et des femmes réunis pour les funérailles, Alfons Cervera offre une chronique sensible et vivante d’une petite communauté consciente que la route qui s’ouvre devant tous, avec ses virages, ses guet-apens, ses coups du sort, ne peut s’envisager sans qu’ils soient, infiniment, humainement, et toujours, reliés  les uns aux autres.

 Alfons Cervera : Tant de larmes ont coulé depuis, traduit de l’espagnol par Georges Tyras, éditions La Contre Allée.