dimanche 12 février 2017

Disparition de Louis-François Delisse

"J'étais avec des yeux gris
ternis de tristesse quand je quittais l'occident
puis je donnai mes yeux à lécher
aux ânes croisés des confins des lacs
et ils bleuirent quand j'eus quarante ans
et vifs s'égayèrent azurés
frottés de roseaux noirs et dorés".

Louis-François Delisse,
Ode au Voyage et à Henri Michaux, Atelier de l'agneau, 2001.
 
En hommage à Louis-François Delisse, né en 1931 au hameau frontalier de Gibraltar, entre Néchin (Belgique) et Leers (France) et décédé le 7 février à Paris, voici l'entretien qu'il avait accordé à Olivier Hobé en 2007 et qui fut publié dans la revue Trémalo et sur le site des éditions Wigwam.

Olivier Hobé - Louis-François Delisse, on dit parfois de vous que vous êtes un des enfants terribles de la poésie française, on sait aussi que vos écrits ont pu consoler un René Char parfois désabusé, on dit beaucoup de choses…

Louis-François Delisse - J’ai deux prénoms que j’ai tenu à lier ensemble mais ils ont vécu chacun de leur côté. Louis était l’enfant sage, le bon élève ; François pour les filles et les 400 coups. Avec Jacky Dodin, nous avions en 44 retourné tous les panneaux de circulation de l’armée allemande en déroute, à Roubaix et à la frontière. François était aussi mon prénom d’enfant secret, d’amoureux précoce.
Puis j’ai volontairement scandalisé Roubaix en affichant mon amitié avec un repris de justice. Dans les cafés. Sur les places publiques. Louis passait son bac à 14 ans. François fuguait à Paris. A l’époque je signais François ma poésie, et Louis mes scénarii pour les journaux d’enfants illustrés.
Quant à René Char, il découvrit mes manuscrits chez GLM, à l’imprimerie et encouragea vivement l’éditeur à tirer mes poésies du Soleil total et du Vœu de la rose. Il envoya mes récits à Nadeau qui les a ensuite égarés, selon Denis de Rougemont, dont ces Lépreux souriants encore à paraître, à Rennes, aux éditions Apogée, écrits il y a juste 50 ans !
 
Olivier Hobé - Qu’est-ce qui fait de vous celui que l’on surnomme « Delisse l’Africain » ? Est-ce votre devoir, accompli, d’alphabétisation et d’enseignement à Niamey de 1954 à 1961, puis à Zinder jusque 1975 ; est-ce votre description des rues africaines dans vos poèmes ou notes, vos adaptations de poésie orale touarègue ?

Louis-François Delisse - Rappelé à l’ordre par mon service militaire en disciplinaire (pour insoumission à Metz), où par exemple on nous faisait tirer sur des cibles avec turbans, j’ai vite mis à ma libération, en avril 54, les bouts pour l’Afrique noire où je savais que je ne serais pas rappelé.
Niamey était un camp militaire à cette époque, du barbelé jusque sur ses arbres (pour les protéger des chèvres) mais ses enfants étaient si beaux, son fleuve si vaste que je finis par y rester sept ans. Les années où j’ai le plus écrit, tout en me refusant à vivre en colon, à jouir en colon et militant même pour leur indépendance.
Mais je découvrais aussi à la bibliothèque de Niamey, les poésies touarègues notées par de Foucauld de 1905 à 1917, je m’attachais à en reproduire le mot à mot si vert, si vif, érotique. Puis limogé par la politique scolaire, du côté de Zinder de 1961 à 1975, je recopiais également beaucoup de poésie des Haoussa, celle surtout de leurs ornements symboliques sur les demeures, les cuirs, l’orfèvrerie. Le Niger était désormais soumis à des présidents militaires, la poésie en péril.

Olivier Hobé - Vous êtes né à Gibraltar, près de Roubaix. C’était prémédité ? Je veux dire par là que votre lieu de naissance unifiait déjà, en quelque sorte, l’Afrique et l’Espagne…

Louis-François Delisse - Cette évocation du hameau de douaniers et fraudeurs où j’ai grandi, est la source de la poésie en moi. Dès 5 ans, j’y écrivais des lettres à ma mère éloignée, très vivantes. Puis au Collège on me mettait en retenue pour lire « mes inventions » littéraires. Mais il y avait un croisement dans ma famille, entre ma mère alsacienne et mon père frontalier…

Olivier Hobé - Oui, ce croisement c’est vous…

Louis-François Delisse - La frontière passait au milieu de leur lit, où me concevant, ils allièrent mes deux prénoms. Mais aussi, dans le pré de cette fermette il y avait une borne de l’empire de Charles Quint, du temps où les Flandres furent espagnoles. Je n’ai pas pu apprendre l’allemand mais, voyageant en chemin de fer en Espagne, l’espagnol me fut presque aussitôt une seconde langue, au moins à l’écrit où je me suis occupé à le traduire avec passion dès 1954.
J’emmenais Alberti en Afrique pour le traduire, j’emmenais toutes les traductions de poésie espagnole de GLM, avec la poésie grecque des Hymnes homériques et des Epigrammes. Quand j’eus à enseigner la philosophie au Niger, c’était les Héraclitéens et Plotin mes phares, et Césaire, Camus.
Mais je me passionnais davantage pour la poésie des Touaregs et les merveilleuses poésies des Peuls et autres négro-africains, dans les versions d’Hampaté Bâ, de Lyliane Kesteloot (une native de mon village belge !) et de Marguerite Dupire pour les Bororos.
Celle-ci devenue « l’hirondelle du Désert » pour les colons qu’elle scandalisait, vivant sous les tentes des nomades, venait du côté François de ma vie, de cette école des filles des Sœurs de Roubaix où j’envoyais mes premières poésies aux plus jolies.

Olivier Hobé - A la lecture de vos dernières Notes d’Hôtel récemment parues aux éditions Apogée, on vous voit au bord des lavoirs du Niger, près du cinéma Cokino de Zinder ou bien encore emmailloté du textile flamboyant de la ruelle du Galon d’eau ; votre nourriture c’est celle du chant des andalous, celle de ce soleil qui parfois descend très rouge…tout ceci paraît d’ailleurs très naturel au sein même de l’écriture, par son tissage même.

Louis-François Delisse - J’ai écrit ces Notes par association mentales de 3 ou 4, en une suite immédiate qui me venait à la lecture des premières que Jimmy Gladiator publiait dans son brûlot L’hôtel Ouistiti. Puis j’ai poursuivi de la même manière, je dactylographiais chaque série, mes doigts s’embrouillent depuis mais j’ai certainement encore beaucoup de suites à en donner !
La chronologie est fournie à la fin, et le lieu, je suis un disciple de Gilbert Lely ici, et de sa poésie sadienne où il s’agissait de rapporter le lieu, l’heure, l’image et l’émotion vécue, de chaque poésie. Mes éditeurs refusent ces précisions, qui selon eux alourdiraient le texte. C’est pour moi condition d’authenticité.
Tous ces récits ont été vécus, même les plus banals, et au passage François Delisse conte aussi sa part de l’ombre, braque une lumière sur certains de ses démons. Tels dans les chants andalous noirs du Cante Jondo que je ne cesse de traduire.

Olivier Hobé - Au bout du compte, il y a chez vous François et Louis, la poésie et la traduction de la poésie, des déserts et des voies pavées, des possessions, des processions même, cela fait un parcours…

Louis-François Delisse - Je suis parti des décadents, des Noctes pour la Dent d’or, ma première publication en 1951 (éditions Debresse), où le symbolisme côtoie Verlaine et Rimbaud. Puis la jeune poésie que je découvrais à Paris, de banale à brillante, de la papoésie et l’apoésie à Malcolm de Chazal et Césaire, m’aurait découragé sans ma décision d’aller l’exercer au Niger, où j’ai écrit Soleil total presque d’un trait, en 16 mois.
Je l’adressais à GLM dès 1956, GLM qui m’avait été révélé pendant mon service militaire par un libraire de la place ducale à Nancy. Puis j’écrivis, presque possédé, au fleuve, où je vivais mes nuits, à Yentalla, « dieu-tige » en somme, mais ce grand manuscrit m’a longtemps échappé. Je l’avais recopié en 3 exemplaires à Roubaix, chez Albert Derasse qui était mon agent pour la publication de Soleil total chez GLM. Mon exemplaire à Niamey était au deux tiers brûlé par une grenade lancée dans ma case par l’OAS en 1960.
Celui de GLM, qu’il prêta, ne lui fut pas rendu (Gallimard, à qui j’avais refusé Soleil total ?) Et Derasse, partant pour l’Afrique à son tour, cacha si bien son exemplaire qu’il ne le retrouvait qu’en 1997, à Roubaix, et il fut aussitôt publié à Brive, chez Myrddin, par Pierre Peuchmaurd.
L’anthologie de mon Vœu de la rose, poésies de 1950 à 1960, chez GLM, n’empêcha pas le manque de « dieu-tige » comme cause de mon silence éditorial jusque 1990, où je publiais mon dernier recueil préparé au Niger, Paysages avec bestiaire et pierres tombales, à l’Embellie roturière.
Mon retour du Niger, en 1975, m’a été imposé, arraché. Ma poésie a failli en disparaître, sauf en anglais ou espagnol…J’ai presque plus traduit qu’écrit, depuis.

Olivier Hobé - Louis-François Delisse, quels sont aujourd’hui vos projets d’édition, d’écriture, de voyages peut-être ?

Louis-François Delisse - Hélas, je ne puis plus voyager que dans ma tête –on m’a hospitalisé chez moi, et retiré même ma carte de bus, je suis souvent au jardin Simone Weil, avec les enfants et les oiseaux, avec des personnes très âgées mais qui ont beaucoup vécu, Lucienne qui fut modèle de Matisse et secrétaire de Neruda ; ses cendres viennent d’être dispersées, avec son long passé d’anarchiste, au Mur des Fédérés, à ses 101 ans.
C’est donc dans ce jardin que je voyage, tandis que 2008 verra enfin paraître mes Lépreux souriants, les cinq récits de ma vie à Niamey (1954-61) et ma deuxième anthologie (après Aile elle mon « livre nègre » composé de neuf recueils écrits au Niger) Le Logis des Gémeaux, autres poésies d’avant et d’après le Niger, mon « livre blanc » si l’on veut.
Et puis, je pourrai m’étendre, publier cette Fable de Polyphème et Galatée, ou encore de nouvelles notes de voyage…
Étendu, au jardin ou au lit, j’écrirai encore des lettres et chacune de ces lettres aura sa poésie épistolaire originale, comme Myrddin vient d’en publier la première suite dans sa collection La part de l’eau.

Olivier Hobé - Louis-François Delisse, je vous remercie. Puisse le dieu-tige vous animer de longs jours encore.

Louis-François Delisse  - Je vous le fais ?

Olivier Hobé - Le dieu-tige ?

De Louis-François Delisse, les éditions Wigwam ont publié De fleur et de corde (2006) et les éditions Apogée  Notes d’hôtel (2007) et Les Lépreux souriants (2009) (dans la collection "Piqué d’étoiles").

Parmi les autres publications de L.F. Delisse : Soleil total (GLM, 1960), Le Vœu de la rose (GLM, 1961),  Procès de la fleur (Myrddin, 1993), Paysages (L'embellie rôturière, 1994), D'un désert l'autre (Le Grand Hors-jeu, 1995), Dieu-tige (L'Air de l'Eau, 1998), Poésie amoureuse des Touaregs - avec Zahara Ag Mouddour, (Le Corridor bleu, 2000), Aile, elle (Le Corridor bleu, 2002) Tombeaux (Myrddin, 2005), De la mort du lion (Les Vanneaux, 2005), Le Logis des gémeaux (Le Corridor bleu, 2011)

Olivier Hobé, auteur, entre autres, du Journal d'un haricot, (éditions Apogée) a animé la revue Trémalo

Lire : Louis-François Delisse de Laurent Albarracin (éditions Les Vanneaux),  

jeudi 2 février 2017

Limite

La limite ici évoquée est celle du corps. Qui ne va pas bien. Qu’il faut tenter de soigner, de retaper. En s’engageant dans un processus à l’issue incertaine. Un long cheminement qui n’a pas simplement à voir avec la mécanique physique. La tête accuse également le coup mais cela n’altère en rien sa vivacité. Elle cogite. Ressasse. Balance entre acceptation et doute. Et s’en remet aux mots qui, bien que pris eux aussi dans la nasse de ces années difficiles, demeurent, dans leur fragilité même, les seuls à pouvoir baliser la route.

« ce ne sont pas les mots qui manquent
ils sont là comme des bulles
pétillent
dans la lumière de septembre
presque joueurs
sans avant ni après libres
presque »

C’est à une « graphie de vie plus ou moins vide selon les jours parfois seulement meublés par l’attente » qu’Antoine Emaz décide de recourir. Pour dire, pour tenir. Pour graver la fatigue, la peur, les regrets (de devoir peut-être tout laisser en plan), la tristesse, la monotonie des jours et la lenteur des nuits à même la page. En employant des mots brefs, effilés, affûtés. En une écriture sèche, tranchante.

« s’habituer à la fin

une vie retourne à la vie

quoi craindre
même si ça crie »

Il y a une lutte sourde, intérieure, qui se dévoile à peine, ne s’autorise que de simples questionnements, souvent sans réponses, tournant autour du moment présent et de sa précarité tout en restant attentif à ces petits riens, en d’autres temps anodins, qui soudain rattachent à la vie et donnent un certain relief au quotidien.

« dans ces moments
la poésie peut passer par
une brise qui bouge l’herbe
un soleil pâle
une main tendue

on entend le bruit d’une machine à laver
le tic-tac d’un réveil
comme de l’encore vivant »

On ne détecte pas la moindre plainte. Tout au long du livre domine une grande pudeur. Dictée par une extrême retenue. Le recours aux mots est essentiel. Non pas pour filtrer le mal, l’intrus, l’empêcheur de vivre normalement mais pour donner corps à ce qui continue d’exister, de penser, de réfléchir, de créer et de s’ouvrir. Consciemment, ou pas, de nombreuses métaphores marines parsèment l’ensemble.

« on voudrait tenir encore la barre

la barque est déjà partie
sa voile est noire ou blanche »

ou encore 

« dans le roulis de l’air
pesant de nuit
une épave bois flotté
qui se défait dérive dans l’eau verte »

Ailleurs, le corps s’en va, tel un radeau, sous « la coque renversé du ciel ». Celui-ci est également souvent sollicité. Pour son bleu intense qui peut aspirer et initier à l’apesanteur.
Antoine Emaz n’avait pas publié de poèmes depuis la parution de Plaie (éditions Tarabuste) en 2010. Ceux-ci, graves et saisissants, vont de l’été 2013 à l’été 2015, dernière période durant laquelle semble pointer un léger apaisement

Antoine Emaz : Limite, éditions Tarabuste.


mercredi 25 janvier 2017

Témoin

De septembre 2013 à janvier 2014, Sophie G. Lucas a suivi des procès en correctionnelle au Tribunal de Grande Instance de Nantes. De là est né Témoin, un ensemble de textes brefs, taillés au scalpel, qui disent avec force ce que sont les vies en morceaux de la plupart de ceux et de celles qui défilent à la barre. Ce qui la happe, et qu’elle restitue avec précision, c’est leur parcours, leur sensibilité émoussée, leurs mots maladroits, leur façon de s’apitoyer sur eux-mêmes, leur absence de compassion vis à vis des victimes, leur impossibilité à justifier leurs actes et leur envie, à tous ou presque, de briser enfin le cercle infernal qui les broie et les porte constamment à la récidive. Ils sont là parce qu’il y a eu vol, attaque à main armée, violences conjugales, conduite en état d’ivresse, viol, exhibitionnisme, falsification de chèques bancaire, etc.

« Il revient d’une rave party. Il conduit sans permis. Il a pris des stupéfiants. Il force le contrôle routier. Course-poursuite sur vingt kilomètres. Il percute une voiture de policiers. S’enfuit à pied. Et rentre chez lui. Je savais que ça allait mal se passer. Mon casier. J’ai paniqué. Je voulais voir mon chien et ma femme une dernière fois. Il a dix-sept condamnations à son casier. Il est libre depuis dix ans. Il est sans emploi. Il vit avec sa compagne étudiante en Master 1 de Psychologie criminelle. Ma vie avait changé. »

De nombreux prévenus se présentent à la barre. Tous paraissent marqués. En rupture. Chargés d’un passé lourd. Livrés à eux-mêmes. De plus en plus fragiles et précaires. Sophie G. Lucas fixe leur portrait en une seconde. Chaque texte est construit à coups de phrases courtes. Ce qui lui insuffle un rythme vif, saccadé. Elle trouve l’angle juste pour toucher de près l’être déboussolé et perturbé qui se cache derrière l’accusé. La forme qu’elle parvient à donner à cet ensemble est imparable. Elle juxtapose les propos des uns et des autres (prévenus, juges, témoins) en un maillage subtil. Les voix s’entrecroisent. Les scènes décrites deviennent très visuelles. Sans qu’il y ait le moindre élan de voyeurisme dans l’air. Elle reste au contraire discrète, toujours à sa place, allant à l’essentiel.

« Arrêt du tramway. Il jette une bouteille par terre. Éclats. Un passant lui fait une remarque. Que ça ne se fait pas. Que c’est dangereux. Il sort une lame. Il le menace. Le passant se protège avec son parapluie. Il manque d’être touché. S’enfuit en courant. Mais l’homme ivre lui court après. Le passant se réfugie dans un magasin. L’homme finit par être interpellé. Il avait deux grammes d’alcool dans le sang. Condamné sept fois en dix ans. Violences. Et il a fait onze ans de prison. Pour meurtre. »

La ronde des petits et gros bras qui fréquentent le box semble sans fin. Attentive, Sophie G. Lucas les regarde défiler. Ils ont tous de nombreux points communs. Des sorties de route prévisibles. Que les peines successives ne parviennent pas à stopper. Elle en dresse un constat presque clinique. Dans un livre puissant et percutant où elle se révèle être bien plus qu’un simple témoin. Et se montre d’autant plus touchée par ce qu’elle voit, entend, écoute et note, qu’elle se remémore, régulièrement, au fil de textes titrés « la longue peine », la figure de son père dont, dit-elle par ailleurs, « la vie chaotique a trouvé des échos dans celles des prévenus, au fur et à mesure des procès ».

« Mon père est cet homme qui ment, mon père est cet enfant qui frappe, mon père est ce jeune homme perdu dans le box, mon père est cet homme qui tient une arme, mon père est cet homme alcoolique, mon père est celui qui abandonne ses enfants, mon père est ce voleur, mon père est ce chauffard, mon père est celui qui court sous les balles, mon père est ce petit caïd, mon père est celui qui se raconte des histoires, »

Elle dédie son livre « à nos mères, à nos pères », et cela est loin d’être anodin.

Sophie G. Lucas : Témoin, éditions La Contre Allée.

jeudi 19 janvier 2017

Ravive

Pas facile de ranimer la flamme et de retrouver vivacité et fraîcheur quand le corps et le psychisme décrochent en lâchant de plus en plus de lest. Il faut, pour y parvenir, passer par différentes épreuves, satisfaire à de curieux rituels et plonger parfois dans des zones noires pour y repêcher quelques images macabres. Ainsi celle de ce petit corps, celui d’un enfant, livré à la voracité des tourteaux au fond d’un puits marin.

« Avec le flux et le reflux, des lambeaux de chair se décollaient des flancs, ondulaient comme de blanches soles, puis recollaient lâchement au corps. Accroupi et fouillant de mes mains dans le noir pour y trouver l’appui ferme de la roche, je regardais tétanisé. »

Celui qui parle est un adulte qui « après trente ans d’excès et d’épuisement » revient visiter les lieux où il passait jadis ses vacances en compagnie de ses parents. Ce bref retour en arrière, et le compte-rendu de ce qu’il avait vu alors, sont au centre de la première des neuf nouvelles qui composent le recueil de Romain Verger. Y circule un vertige qui ira crescendo de texte en texte. On glisse de l’ordinaire à l’étrange puis de l’angoisse à l’effroi. Le basculement se fait en quelques phrases. Et les personnages qui apparaissent, en proie à la solitude et en quête d’une identité qui leur échappe, quittent à tour de rôle le champ du réel pour arpenter celui du fantastique et de l’imaginaire. Ils sont fascinants, déconnectés et diablement excessifs.

Ici un homme sort de sa torpeur, seul et exténué, après avoir vécu une nuit d’ivresse et d’amour intense avec une inconnue au bord de l’océan, là un être partage son quotidien avec une femme qui le rafistole régulièrement sur la table de travail où elle fabrique des bébés sur mesure qui sont ensuite vendus et livrés à domicile par la poste, ailleurs un autre part à la rencontre des hommes-soleils au Nouveau-Mexique.

« Dans ses rêves, Nel enfourchait un cheval écumant, fendait au galop les steppes d’altitude, remontait les pentes rocailleuses des gorges sous l’œil tutélaire de l’ibex, entre les roches constellées d’hommes-soleils qu’il attrapait de son lasso et jetait dans le cercle blanc de ses nuits. »

Ces nouvelles ont beau s’aventurer dans des lieux et registres différents, elles n’en présentent pas moins de nombreux points communs. À commencer par la mer, l’enfance, le passé, la folie, le rêve et le corps. Le tout orchestré par l’écriture de Romain Verger. Sa prose éclatante, dense et riche, est celle d’un styliste qui tient son texte de façon imparable. Il y a chez lui une idée de la description et une faculté à trouver des images rares qui ne laissent rien au hasard. Tout est précis, millimétré, bien calé. Ce qui ne l’empêche pas de laisser toute liberté à sa phrase. Qui peut, dès que le besoin s’en fait sentir, se tendre, se resserrer ou (plus volontiers) s’étirer, onduler, prendre de l’ampleur.

Romain Verger : Ravive, Éditions de l’Ogre.

lundi 9 janvier 2017

Sad paradise

Kerouac revenait fréquemment sur ses origines bretonnes. Enfant, son père Léo ne manquait jamais de les lui rappeler. On les retrouve, parfois fantasmées, dans plusieurs de ses textes et tout particulièrement dans Satori à Paris, le roman qui relate son voyage à Brest, sur les traces de ses ancêtres. On sait qu’il rentrera bredouille, fatigué, esseulé, heureux de retraverser l’océan après ce périple brumeux et très alcoolisé qui eut lieu au printemps 1965. Ce que l’on sait moins, c’est qu’à la suite de ce voyage, et après parution du texte consacré à ce séjour épique dans deux numéros successifs de la revue Evergreen, un artiste breton, poète, musicien, chanteur et sculpteur, qui lisait Kerouac depuis déjà de nombreuses années, osa enfin entrer en contact avec lui. Il s’appelle Youenn Gwernig. Il vit à New York depuis la fin des années cinquante. Il a même pris la nationalité américaine. Le lien entre eux est d’abord la Bretagne.

« Quand je suis arrivé dans ce pays, j’ai acheté un de vos livres, Sur la route, juste parce que votre nom me rappelait le nom d’un lieu-dit, Kerouac’h, près de ma ville natale qui n’est pas loin de Quimper en Cornouaille. »

Kerouac lui répond rapidement.

« Oui, j’aimerais vraiment beaucoup te voir, lors de mon prochain voyage à New York City... J’aurais aimé aller à Kerouac’h avant d’écrire le livre... mais j’envisage de retourner en Bretagne, en voiture avec un ami, et de la visiter vraiment cette fois-ci. »

Au fil des rencontres et des lettres échangées, une amitié naît entre ces deux hommes qui ont à peu près le même âge et qui se sentent à l’étroit dans un monde réel bien trop petit pour pouvoir satisfaire leur besoin de grand large. Ils veulent vivre et vibrer, plus ardemment, plus intensément. Leur correspondance est à ce titre très explicite. Elle durera trois ans et ne s’arrêtera qu’avec la mort en octobre 1969 de celui que l’on surnommait Memory babe, en référence à cette phénoménale mémoire qui ne le lâchait jamais.

Ce sont ses dernières années qui sont ici évoquées, non seulement par écrit mais aussi à travers le regard et la sensibilité du photographe René Tanguy. Celui-ci a remarquablement saisi l’esprit de l’écrivain. De Lowell, Massachusetts à Brest en passant par New York ou St Petersburg, Floride, ultime lieu de résidence de Kerouac, il multiplie les prises de vue avec pour seule ambition le désir de laisser se croiser deux itinéraires prompts à transmettre une irrésistible envie de départ à qui accepte d’entrer en contact avec ces paysages urbains, maritimes, ferroviaires ou forestiers qui les traversaient en permanence.

Tout y est. La ville qui glisse dans la brume, les fins de soirées piquetées de lumières, les enseignes vives qui clignotent au-dessus des motels, l’intérieur bleu nuit d’un bar fermé, les pierres noires et rudes prises d’assaut par une mer en furie, les feux arrières des voitures qui disparaissent au loin, les bateaux pris dans la tempête, le v des oiseaux migrateurs zébrant un ciel blanc... Et les ruelles pavées et luisantes des communes endormies du centre Bretagne, les arbres tordus d’une forêt qui est peut-être celle du Huelgoat, là où un autre voyageur, Victor Segalen, fut retrouvé mort. Sans oublier les ponts, les palissades, les voies de chemin de fer, les immeubles de banlieue, le cimetière dans la neige et l’inévitable berline abandonnée, coffre ouvert et roues démontées, dans un garage de fortune.

Le livre (dont le titre est emprunté à un poème de Ginsberg) est superbe. Il incite au voyage. Les lettres, reproduites en fac-similé, sont traduites en fin d’ouvrage. Il donne envie de relire (encore et encore) Kerouac qui tenait Gwernig en grande estime. « Je crois que tu es le seul homme que je connaisse aujourd’hui dont la conversation et la présence sont un cadeau », lui écrivait-il le 19 juillet 1967. Il permet aussi de mettre enfin en lumière cet homme discret et malicieux, auteur, entre autres titres, de La Grande tribu (Grasset, 1982), qui a mené sa vie sans jamais s’enorgueillir d’avoir eu un ami si célèbre. Lors d’une visite chez lui, à Locmaria-Berrien, en 1998 (en compagnie d’Alain Jégou pour la préparation du livre collectif Kerouac city blues), il nous parla avec retenue de leurs rencontres régulières, de ces week-end agités, se souvenant entre deux rires de quelques anecdotes, disant également que l’auteur de Sur la route dormait peu et lui téléphonait souvent en cours de nuit, passant un temps fou en ligne. Il nous montra pour finir les fameux numéros de la revue Evergreen.
Les derniers mots reviennent à Stella, la veuve de Jack Kerouac, écrits quelques jours après la mort de celui-ci, dans une lettre adressée à l’ami qui avait, peu avant, quitté les États-Unis pour revenir vivre en Bretagne (où il décédera en 2006) :

« Il buvait beaucoup, nous le savions tous. On le croyait quand il disait qu’il savait quand s’arrêter.
C’était un petit garçon qui refusait de grandir. Et pourtant il avait tellement de projets pour l’avenir. Jusqu’à la fin, il disait qu’il allait retourner à Lowell, visiter la Bretagne, découvrir l’Europe et se construire une maison dans les bois de Nouvelle-Angleterre.
Ce fut très soudain, pour lui comme pour nous. Les médecins ont tout fait pour le sauver et jusqu’au bout il s’est battu comme un tigre pour vivre. »

Sad paradise, la dernière route de Jack Kerouac, photographies de René Tanguy, lettres de Jack Kerouac et de Youenn Gwernig, traductions de Annaig Baillard-Gwernig, textes de présentation de Jean-Luc Germain, éditions Locus Solus.