vendredi 4 août 2017

Mangés par la terre

Il y a beaucoup à dire de Copiteau. Le village n’est pas grand mais il s’y déroule des choses étranges. D’abord, il y a les trois frères Goussaint (deux petites frappes et un apprenti poète) qui, non contents de laisser leur père mourir allongé sur une botte de paille dans l’étable, – ils étaient ce jour-là préoccupés par le sort d’une vache qui devait vêler – passent leur temps libre à tendre un filin d’acier sur la route en espérant provoquer un accident. Après chaque mauvais coup, on les embarque à l’asile, où ils s’amusent comme des fous, profitant de la torpeur de Caroline, une autre patiente, placée là par sa mère (qui ne peut plus la voir), pour satisfaire leurs envies sexuelles.

« Les soirs où Patrick et Robert s’occupent d’elle, ils volent des cachets et les lui font avaler de force pour la calmer. Ils aiment bien qu’elle se débatte, mais pour la travailler mieux ils préfèrent qu’elle soit abandonnée. »

Ensuite, il y a Puiseux, le notaire. Il vit seul avec sa servante, lit Chateaubriand, caresse une statue en bronze, s’envoie en l’air de temps à autre avec la femme d’un vieux médecin (la mère de Caroline) avant de reprendre sa lecture là où il l’avait laissée.

« Édouard s’approche d’Agathe, ose cette expérience nouvelle, lire du Chateaubriand en bandant. La cerise sur le gâteau, la poire pour la soif, le spasme retardé de la jouissance. Mais auparavant il plonge ses yeux noirs dans ceux d’Agathe, à travers les verres sales de ses lunettes. »

Et puis il y a Jeanne qui rêve d’Amérique, le maire qui boit beaucoup et qui ne se remet pas de la mort accidentelle de son frère jumeau, la veuve Goussaint qui fait du camping dans un abri-bus, Constant qui s’habille en shérif et quelques autres qui tentent de détourner leur ennui et leur misère affective comme ils peuvent.

Tous forment une petite communauté bien frappée que Clotilde Escalle détaille avec finesse. Son sens de la narration, sa façon de concevoir de redoutables portraits et son écriture, rapide et incisive, y sont pour beaucoup. Ces êtres en marge, qu’elle suit à la trace, sont inextricablement liés les uns aux autres. Leurs rapports ambigus sont rarement désintéressés. Ils fonctionnent à l’instinct, sans affects apparents, guidés d’abord par des pulsions qui les prennent au corps.

« Gabrielle rajuste ses bas. Ils grimpent haut sur la cuisse, bien trop haut, elle s’est trompée de taille. Aujourd’hui, elle ne porte pas de culotte. Quarante-cinq ans, amoureuse du notaire, son Maître, elle sa bonne à tout faire, on appelle ça plutôt gouvernante. Quarante-cinq ans. Le désir ruisselle sur ses cuisses tandis que le civet de lapin mijote. »

Les personnages de Clotilde Escalle ne sont pas nécessairement sympathiques. Dépourvus de générosité, ils restent prisonniers de leurs faits et gestes, condamnés à les répéter et à demeurer insatisfaits. Mais pas question pour elle de s’apitoyer sur leur sort, ce qui leur arrive résultant presque toujours de leur caractère impulsif.


 Clotilde Escalle : Mangés par la terre, Les éditions du Sonneur.


mardi 25 juillet 2017

Ville-songe / Poèmes après les poèmes

Viktor Krivouline est l’un des auteurs les plus importants de ce que l’on nomme la génération des années 1970, celle de l’underground, libre et décomplexée, qui s’exprimait depuis Saint-Pétersbourg et qui n’a cessé, en des temps sombres et difficiles, de faire bouger les lignes à travers revues, éditions, lectures publiques, conférences, séminaires et interventions intempestives.

« Chacun de leurs mots meurt !
Aux fourrés des bibliothèques
l’ivresse des temps révolus
alourdit mes paupières.
Qui a dit : « catacombes ? » -
Nous traînons dans les tripots, les pharmacies !
Et nos destins dans le sous-sol
sont noirs comme des fleuves sous la terre. »

Krivouline décoche dans ses différents textes des flèches subtiles et ciblées. La réalité, l’imaginaire et la réflexion y cohabitent. Son œuvre est vaste et multiforme. Il est à la fois poète et essayiste mais aussi ce chroniqueur au regard acéré que l’on découvre dans Ville-songe. Cet ouvrage, qui regroupe dix essais des années 1990, révèle une écriture minutieuse et un auteur qui connaît remarquablement l’histoire et la mémoire poétique de sa ville. On le suit dans ses déambulations nocturnes. Il embrasse tout ce qui met ses sens en ébullition, saisit ici deux ou trois détails au vol, brosse un peu plus loin quelques portraits de proches en situations parfois burlesques, capte ailleurs des bribes d’un dialogue impromptu. Il sonde les tourments et les espoirs du temps présent. L’érudit qu’il est n’en rajoute jamais. Sa prose faite de méandres, de retours en arrière et d’arrêts instantanés en divers lieux de la cité embarque le lecteur et permet de sauter aisément du passé à l’instant T en compagnie de tous ceux qui – vivants ou morts – lui sont proches. Ce sont des peintres, des metteurs en scène ou des poètes, tous issus de la même génération, tel Léonide Aronzon (1939-1970).

« C’est aujourd’hui l’un des rares poètes de l’underground qui conserve une chance de ne pas sombrer dans le néant avec toute notre époque de temps arrêté. Une chance d’avoir une seconde vie, quand notre morne saison culturelle fera place à des temps fertiles. »

Le second livre publié par les Hauts-fonds est une très riche anthologie des poèmes de Viktor Krivouline. S’y côtoient plusieurs périodes. Les textes amples et parfois élégiaques des premières années (qui se déploient en milieu urbain avec en toile de fond de nombreuses angoisses et déconvenues) laissent peu à peu place à des poèmes tout aussi intenses et habités mais plus brefs, plus concis, plus visuels.

« Il fait noir. Les corbeaux ont lancé
leur adieu. Et tout s’est tu. Le soufflet
de la porte a soupiré, et le tramway
s’éloigne dans les arbres. Si un visage au moins,
un seul, avait prolongé son voyage
jusque dans ces banlieues ! Ou si ces immeubles-dortoirs,
à gauche, là... Il fait noir. J’entends mieux
le prurit du silence – enflammé, brutal...
Mais on allume la télé, c’est bien !
Oui, ces voix sont salvatrices comme un rêve
répété mille fois. »

Né en 1944, Viktor Krivouline est décédé en 2001. Il lui a fallu attendre les années 1990 et la fin du régime soviétique pour être enfin publié dans son pays. On retrouve à ses côtés, parmi les plus connus dans cette génération dont le lien organique est Saint-Pétersbourg, Elena Schwarz, Sergeï Stratanovski, Léonide Aronzon, Oleg Okhapkine. À peine plus âgé, Joseph Brodsky a été, quant à lui, expulsé d’URSS en 1972.

Viktor Krivouline : Ville-songe (168 pages) et Poèmes après les poèmes (144 pages), traduits du russe et présentés par Hélène Henry, couvertures de Valéri Michine Les Hauts-Fonds.

vendredi 14 juillet 2017

Requiem de guerre

Il faut écouter Franck Venaille quand il parle de l’écriture, quand il évoque ce qui, depuis des décennies, emplit sa vie. C’était en 1980, lors d’un entretien avec Dominique Labarrière, dans le numéro 4/5 de la revue Monsieur Bloom qu’il dirigeait alors.

« Écrire me rend malade. Toutes mes journées de travail se partagent entre ce bureau et le lit où je vais m’étendre, la main posée sur mon côté droit, pour me calmer. C’est ce va-et-vient entre les deux lieux qui est à la base de tous mes livres. Parler de l’écriture sans tenir compte de cela serait impossible ou mensonger. Tout passe par la douleur physique et, pourtant, je continue d’écrire. »

Ce qu’il dit là se retrouve au centre de Requiem de guerre. Les deux lieux sont bien présents. Entre eux naît une grande déambulation physique et mentale. Celui qui va de l’un à l’autre le fait en multipliant les détours. Il se frotte au dehors. À l’urbain et au maritime. Mais visite d’abord sa mémoire et son corps. Avec eux, arpente les rues en rasant les lampadaires et les flaques, surpris de voir son ombre pencher de plus en plus entre le mur et le trottoir.

« Pour moi la réalité c’est une jambe après l’autre. Violemment. Halte. Respirer. Repartir pour deux mètres. Laissez-moi. Souffler. Avec violence, c’est cela : violemment. »

Ces marches lentes se font de nuit. Quand il rêve ou somnole. Ou, pire, quand ses cauchemars s’arrangent pour déclencher de longues insomnies.

« L’obscur est notre pain quotidien.
C’est la nuit, dans la matière même du rêve, que nous mesurons le mieux son poids de détresse. »

Il délivre ses mots avec parcimonie et précision, leur insufflant un rythme qui a des allures de blues tendu et syncopé tout en les invitant à s’engager dans une traversée qui sera forcément houleuse. Ces mots prennent le large après avoir longuement mûris en lui. Ils ont auparavant côtoyé ses blessures, ont essuyé beaucoup d’épreuves, se sont nourris d’une mémoire née bien avant lui.

« Ce sont les mots

qui sortent de ma bouche.

Je pourrais dire qu’il

s’agit d’un bruit nocturne

ma nuit est définitivement blanche

tandis que je suis dans la terreur

née de mes cauchemars adultes et de ce qu’ils montrent de moi-même,

enfant

grand’ pitié c’est ce que je vous demande

grand’ pitié ! »

Son corps est à la peine, on le sent, mais il résiste, se bat ardemment. Il évoque l’hôpital et les nuits de garde. Il fourbit ses armes. Toutes ont un lien avec la poésie. C’est elle qui l’aide à se relever quand il lui arrive de tomber.

« Obstiné à vivre », il se méfie de l’angoisse. Trop prégnante, elle peut paralyser, tétaniser, mettre le lyrisme sous cloche. Il le sait. Entend « guérir de l’idée même de guérir ». Tente de délimiter un périmètre de sécurité. Demande au texte de dévier le cours de la douleur, de la faire sortir de son lit, de l’obliger à rouler sur d’autres surfaces, ne serait-ce que pour retrouver le sable des dunes de son enfance et les marques que les sabots du « cheval chagrin » y avaient alors imprimées.

« ce cheval sur lequel

hein ! En avant pour le Bien

hein ! En arrière pour le Mal

je me bascule »

« Ce que fut ma devise dans mes guerres singulières : de l’ironie face au malheur », dit-il avant de prendre congé. Avant de quitter ce grand livre. Afin d’emprunter d’autres chemins de traverse, de contourner d’autres obstacles, de mâcher de nouvelles peines avec en tête l’espoir de renouer avec cet enfant qui fut jadis lui-même et qu’il dit avoir perdu – et peut-être même tué – en cours de route.

« Je traîne dans les rues qui souffrent, là où les hommes peinent,

puis

j’irais au Marché aux livres, au Marché aux fleurs, au Marché des épices avant de me rendre au chevet du poète Franck Venaille afin de l’assister dans sa dormition. »


Franck Venaille : Requiem de guerre, Mercure de France.

Début mai, le Goncourt de la poésie 2017 a été décerné à Franck Venaille.


mercredi 5 juillet 2017

Hommage à Michel Merlen

Le poète Michel Merlen est décédé le vendredi 30 juin 2017. Voici, en hommage à cet auteur discret qui n'aimait pas capter la lumière, un portrait, publié dans une première version, il y a quelques années. 

" il était décidé à ne rien faire
mais il n'eut pas la force nécessaire
il fallut qu'il se commette avec les mots " 

 Michel Merlen, Abattoir du silence
  
C'est un soir d'automne. Cela se passe rue de l'Ouest, sous un ciel bas, dans la grisaille du quatorzième arrondissement. Le bar s'appelle L'écume. Il paraît que la poésie y rôde par effraction. Qu'on lui réserve un jour par semaine. Que les ténors du genre boudent l'endroit. Que seuls les outsiders et les porteurs d'ombre munis de feuilles volantes pliées en quatre dans les poches intérieures de leurs vestes élimées viennent y frotter leur solitude. Michel Merlen m'y a donné rendez-vous. Pour m'y rendre, j'arpente des rues sombres et sinueuses situées derrière la gare Montparnasse. Le vent colle les résidus d'une bruine tenace au ras du bitume. L'endroit, vu du dehors, avec sa porte noire et ses fenêtres aux vitres teintées, ne paie pas de mine. À l'intérieur, tout est différent. On y retrouve le long brouhaha des buveurs en action. Leurs mots fusent dans la pénombre tamisée. Merlen, chaleureux, m'accueille et m'invite à m'asseoir près de lui. J'apprécie l'homme et le poète. Celui qui dit la ville, l'envers du décor, les corps en émois, les mains qui se nouent en terrasse des bars, les auvents qui claquent les jours de tempête, les disputes qui éclatent pour un mot trop blessant ou un regard de pierre. Trois vers lui suffisent pour passer de la sensualité au mal-être. Sa façon de saisir des fragments de scènes quotidiennes en un clin d’œil et d'y projeter son anxiété, sa soif de tranquillité et les failles d'un passé douloureux où certaines morsures secrètes ne transparaissent qu'à contre cœur, est spontanée et efficace. D'emblée, je lui parle d'un projet, à propos duquel nous avons déjà échangé quelques lettres. Il m'écoute. Regard clair, reste discret, boit à peine. Il s'exprime en douceur, donne sa chance au vertige, m'offre au passage Fracture du soleil (éditions de la Grisière, 1970) qu'il dédicace dans « l'étonnement d'une rencontre vraie », se lève, s'entretient avec d'autres, ne s'épanche pas beaucoup et s'esquive, aux alentours de minuit, en ce 8 novembre 1979. Il m'annonce qu'il va m'aider, me guider, me donner un coup de main. Il ira voir Rancillac, Schlosser, Ipoustéguy, Giai-Minet, Abel Ogier et les autres. Il les suivra jusqu'au creux de leur terrier. Calé dans les angles morts, se fera oublié et détaillera leur travail à l'atelier. Il s'y rendra avec carnet et appareil-photo. Et me confiera ce qu'il aura glané (des liasses de documents) le moment venu.

« il est tard
les ailes des oiseaux
barrent le ciel fragmenté
que ronge la mousse bleue
des jours à l'envers. »

Quand il s'éclipse ainsi, personne ne sait où il va. Ni quand il reviendra. Le sablier bleu du hasard qui colore ses dérives peut prendre des allures de gyrophare. C'est un homme secret qui part sans se retourner. Tout vêtu de noir, je l'ai vu se faufiler et se fondre dans l'obscurité. Cette nuit-là, il a dû errer longuement dans les rues. Puis il est resté silencieux pendant des mois, le temps que je m'habitue, comme les autres, à ses manières d'être et de disparaître. Dans l'enveloppe qui signifiait son retour aux affaires, et au dos de laquelle figurait une nouvelle adresse, qui ne serait d'ailleurs que passagère, se trouvait tout ce qu'il m'avait promis.

Au fil du temps, d'autres éclipses partielles ont eu lieu. Qui se répercutèrent jusque dans ses publications. Le poète de l'éros sombre qui marchait en laissant son ombre flotter avec légèreté au ras des réverbères et dont les textes coupants, gorgés de mélancolie et de désir firent tilt dans les années 70 et 80, figurant dans de nombreuses anthologies, est ainsi devenu de plus en plus rare. On a beau reprendre ses livres pour tenter de dénouer l'énigme, de comprendre ces départs précipités, ces absences prolongées et ces plombs qui sautent à l'improviste, le jetant hors du monde, on ne déniche que des réponses de bric et de broc. Les critiques disent qu'il écrit dans l'urgence et que c'est également ainsi qu'il vit. Poète étrange, insolite, inquiet, fragile, désespéré parfois mais plus enclin, cependant, à ouvrir ses rêves plutôt que ses veines.

« Je sors des hôpitaux
pour me soigner
au vent cinglant des villes. »

Il ne se confie pas. Ou à peine. Dit qu'il fut tour à tour employé de banque, aide-géomètre, surveillant, correcteur d'imprimerie. Dévie en alignant quelques faits anodins. Déclare qu'il est né à Hyères où il retourne parfois revoir sa vieille mère, que sa fille se prénomme Julie et son chat Ulysse. Évoque ici la prison des Baumettes, là une entrée aux urgences après une traversée de Paris allongé à l'arrière d'une ambulance sous assistance respiratoire. Rappelle qu'un après-midi du siècle dernier, s'ennuyant ferme, il est allé rendre visite à Baudelaire. Il ne l'a pas trouvé au mieux. Le dandy, seul et malade, déclinait et maugréait en buvant une fée verte à petites goulées.

Plus tard, on apprend, presque par hasard, qu'il y a eu, en prélude infernal, avant même que les premiers poèmes ne viennent griffer ses insomnies, la guerre d'Algérie. Celle-ci vint, en guise de feu d'artifice, arroser de billes d'acier ses vingt ans. Trois années de djebel et en prime un nœud trop serré et suintant sous la pomme d'Adam pour pouvoir simplement en parler. Un bloc de « mots dans la gorge de celui qui ne parvient pas à trancher entre la parole et les cris ». Avec en creux, déjà solidement ancrée, la nécessité de ne jamais suivre la meute, de se planquer dans l'ombre des portes cochères, d'effacer ses traces, de devenir invisible, de brouiller les pistes, de se perdre dans la stratosphère poétique et d'aller la nuit écouter aux murs des Abattoirs du silence (ces foutus hôpitaux) pour en interpréter les cris perçants.

« La gorge nue sous le métal
j'aboie muet
surgit alors
l'homme en blouse blanche
qui prend ma main
mais ne dit pas bonjour.

Cette propension à disparaître, il n'aura cessé de l'expérimenter et est si bien parvenu à la mettre en œuvre qu'il a fini par s'effacer presque totalement. Aujourd'hui, son nom n'apparaît que pour parler d'une époque que l'on dit révolue. Il sourit en songeant que c'est ainsi que chaque nouvelle génération enterre la précédente. Cela dure depuis la nuit des temps. À la limite, il s'en fout. N'a pas triché. N'a jamais élaboré de plan de carrière. Ses poèmes sont dispersés dans des livres parfois introuvables. Lui, il habitait, il y a peu encore, dans une grande bâtisse. Sa fenêtre s'ouvrait sur un parc classé. Il écoutait le bruissement du vent qui roulait dans les feuillages. Se souvenait de ses escales à Barcelone, à Madrid, à New York ou à Tunis. Et des fragments ciselés, habités par l'instant, gravés sur le motif, à même la rue, avec personnages en appui, qu'il avait écrits d'un seul jet, sans illusion, sans rature, simplement parce qu'il en avait besoin pour vivre, en s'imprégnant de ces villes qui lui parlaient avec tant de légèreté. Il lisait et écrivait toujours. Semblait en harmonie avec lui-même. Après avoir traversé plusieurs vies. En solo ou en compagnie. Jusqu'à ce que la mort ne vienne le surprendre, le vendredi 30 juin 2017.

Bibliographie de Michel Merlen :

Les Fenêtres bleues (Jeune Poésie, 1969)
Fracture du soleil (La Grisière, 1970)
Les Rues de la Mer (éd. Saint-Germain-des-Prés, 1972)
La Peau des Étoiles (éd. Saint-Germain-des-Prés, 1974)
Quittance du vivre (éd. Possibles, 1979)
Le Jeune homme gris (Le Dé bleu, 1980)
Abattoir du silence (éd. Saint-Germain-des-Prés, 1982)
Poèmes Arrachés (Le Pavé, 1982)
Le Désir, dans la poche revolver (Le Pavé, 1985)
Made in Tunisia (Polder, 1983)
Généalogie du hasard (Le Dé bleu, 1986)
Terrorismes (Polder, 1988)
Borderline (Standard, 1991)
La Mort, c’est nous, avec Catherine Mafaraud-Leray, (éditions Gros Texte, 2012).



mardi 4 juillet 2017

Le salut viendra de la mer

Ceux qui ont voulu fuir l’enfer de la crise dans les grandes villes grecques pour se réfugier sur une île de la mer Égée avec l’espoir d’y bâtir une vie meilleure en sont pour leurs frais. Là-bas aussi, dans ce paysage lumineux (qui leur semblait, vu de loin, être une destination idéale) ils sont irrémédiablement rejetés, considérés comme des intrus, des étrangers, des immigrés de l’intérieur.

« On est seuls, étrangers, qui va nous soutenir ? Mais le pire, c’est la mer. Tu t’attendais à ce que je dise une chose pareille ? Et pourtant c’est comme ça. L’île est une prison, la mer c’est les barreaux. »

Ce ne sont pas seulement les idées que la crise économique a réussi à faire entrer dans les têtes qui sont à l’origine de leur exclusion. Un fond de pensée bien plus ancien, qui se réveille quand tout autour les digues sautent, refait surface. Il a à voir avec la haine de l’autre, en particulier quand il s’avise d’expérimenter, qui plus est sur des terres où il ne possède aucune attache, un autre choix de vie. Ce vieux sentiment d’appartenance ancestrale au lieu s’exprime alors très librement, très sauvagement. Tassos, qui se révolte, qui croit au pouvoir des mots et à des jours meilleurs, va même y laisser sa peau.

« Tassos, pauvre con, tu vas en prendre plein la gueule. On va foutre le feu à ta baraque, mon petit vieux, on va brûler tes champs. Tringler ta gonzesse, massacrer tes mômes. La troisième fois, ils l’ont ligoté sur le capot de son pick-up et l’ont fait passer au lavage. Savon, brossage, séchage, toute la séquence. Une semaine à l’hosto, dents cassées, la peau ravagée par les brosses et les produits chimiques. »

Ensuite ce sera au tour d’Elvis. Puis suivra le fils Lazaros. Tous deux disparus, volatilisés, jamais retrouvés. Certains se cachent et s’en sortent. D’autres tombent, se relèvent ou restent définitivement couchés. Ce sont eux, les exclus, les déchus, les cabossés, eux qui espèrent malgré tout, eux qui se démènent en se battant souvent contre des vents contraires qui montent en première ligne dans les textes de Chrìstos Ikonòmou. Il dit leurs blessures, leurs galères, leur soif de vivre, de survivre sans courber l’échine.

« Même si nous sommes tous d’accord que désormais, dans l’état où se trouve ce pays, est un héros non pas celui qui lutte contre le mal, mais celui qui apprend à vivre avec le mal. »

Tous naviguent entre espoir et désillusion, entre résistance et résignation dans une société violentée que l’écrivain (auteur précédemment de l’excellent Ça va aller, tu vas voir) sonde en profondeur en s’attachant à suivre le parcours de quelques personnages en marge et en usant d’une prose rude, râpeuse, éruptive qui ne faiblit jamais, qui touche parfois à l’incantation et qui parvient à maintenir tout au long du livre un souffle impressionnant.

 Chrìstos Ikonòmou : Le salut viendra de la mer, traduit du grec et postfacé par Michel Volkovitch, Quidam éditeur.