samedi 10 février 2018

L'avaleur avalé

Si ce récit d’Armand Dupuy est bien celui d’un passionné de peinture, il est aussi largement autobiographique. Il l’entreprend en s’appuyant sur ce que le peintre, graveur et dessinateur Scanreigh nomme ses Squiggles. Qui étaient, à l’origine, de petites planches de bois utilisées comme sous-main par ses étudiants de l’école des Beaux-Arts de Nîmes. Ils y prenaient des notes tout en les recouvrant de graffitis. Scanreigh les a récupérées, sauvées de la poubelle et recyclées à sa manière, y ajoutant dessins et peintures tout en conservant les empreintes laissées par ses élèves. Le terme Squiggle (que l’on peut traduire par gribouillis) fait référence au psychanalyste et pédiatre anglais Donald Winnicot, qui avait mis au point un jeu qu’il appelait ainsi et qu’il destinait à ses patients. Ceux-ci esquissaient des croquis et griffonnaient en un geste ludique et créatif, parvenant à se révéler autrement que par la parole.

« Tirant de ma boîte aux lettres, chaque jour ou presque, une enveloppe dessinée de Scanreigh, je reviens à Winnicot, parce que Scanreigh nomme ses planchettes Squiggles et que c’est Winnicot qui invente le Squiggle game, gribouillis ou dessin libre, médiation par laquelle il entre en contact avec ses jeunes patients. »

C’est en partant du travail du peintre qu’Armand Dupuy va renouer avec quelques séquences de son passé. Un détail, une couleur, un objet peuvent faire resurgir, par effraction, des scènes qui dormaient dans sa mémoire. Il les revisite, les déroule avec précision, se remémorant des morceaux de vie au collège, d’autres en compagnie du grand-père philatéliste, d’autres encore au contact (et c’est peu dire) du père et de ses violents coups de tête.

« Enfants, certains soirs de boisson, nous avions vu des gars quitter la maison, la tête en sang, le nez plongé dans leurs mains, traversant la terrasse en titubant. »

Le texte que construit Armand Dupuy s’avère d’une grande sensibilité. Tout est dit posément. Il se rappelle ses tristesses, ses complexes, sa timidité et cette honte de devoir dire d’où l’on vient quand on vient de nulle part, et ce dès l’enfance, dès que l’on est en âge de partir vers l’inconnu.
« Je traîne depuis toujours l’impression d’être apparu dans un lieu qui n’existait pas, ou qui n’existait qu’en lui-même et, même en lui-même, qui souffrait de n’exister que très peu, qui n’était peut-être qu’une vague illusion partagée par quelques poignées d’autochtones, de familles éparpillées dans des hameaux distants qu’on appelait Les Granges, La Montagne, Les Roches, La Baudette ou Le Sarrazin. »

Poursuivant son récit, s’arrêtant sur d’autres faits qui lui reviennent à l’esprit, il ne s’éloigne cependant jamais de ce qui déclenche ces retours en arrière, à savoir ces fresques animées et ces présences insoupçonnées qui peuplent les œuvres de Scanreigh et qui ouvrent quelques uns de ses chemins de mémoire.

 Armand Dupuy : L’avaleur avalé, Squiggles de Jean-Marc Scanreigh, Le Réalgar.

jeudi 1 février 2018

Ces histoires qui arrivent

Antonio Tabucchi était son ami. Et c’est tout naturellement à Lisbonne, où ce dernier avait élu domicile, que débute le livre de Roberto Ferrucci. L’écrivain monte dans le tramway numéro 28 – qui n’est pas sans lui rappeler le vaporetto numéro un qu’il prend régulièrement quand il se déplace chez lui, à Venise – et traverse la ville pour se rendre au Cimetério dos Prazeres, où sont les cendres de l’auteur de Nocturne indien et de Pereira prétend.

C’est un rendez-vous chargé d’émotions qui l’attend dans la chapelle des écrivains portugais. Le lieu est paisible et restreint. C’est là que se trouve l’urne. C’est là aussi que les souvenirs les plus prégnants reviennent. Roberto Ferrucci les laisse venir. Il ne brusque rien. Il suit les méandres de sa pensée, bouge avec elle, redonne vie à des moments intimes en s’effaçant presque. Il se remémore ainsi leur dernière rencontre, en juillet 2011, « c’était dans un jardin, celui de sa maison, à Vecchiano », son pied à terre en Italie.

« Tabucchi porte un polo bleu et un bermuda beige, il est pieds nus et, quelques secondes plus tôt – je comprends en voyant la chaise en osier poussée sur le côté –, il était assis devant des feuilles imprimées, deux, couvertes de corrections faites à la main. Il m’embrasse, une tape sur l’épaule, il s’excuse et me demande si je peux attendre, il doit finir de corriger un article, que je lirais deux jours plus tard dans la Repubblica. »

Cette rencontre lui en rappelle une autre, au même endroit, en août 1990, quand il se présenta devant sa porte avec son mémoire de maîtrise (Le nouveau roman italien : Daniele Del Giudice, Antonio Tabucchi) sous le bras.

Et peu à peu, ce sont d’autres souvenirs, d’autres rendez-vous (à Venise, à Paris, à Pise), des discussions par téléphone (reliant en une seconde deux hommes, l’un à Lisbonne, l’autre à Trieste ou l’un à Vecchiano, l’autre à Saint-Nazaire) qui affleurent. Ce sont ces moments fragiles et intenses – avec à chaque fois le clin d’œil malicieux du hasard en embuscade – que Roberto Ferrucci réactive avec tact, dessinant, en un livre plein de vie, de couleurs et d’escales, un remarquable portrait intime d’Antonio Tabucchi.

« En ce qui me concerne, je ne fais pas confiance à la littérature qui tranquillise les consciences. C’est cela que m’a enseigné Antonio Tabucchi, il m’a appris à être libre. C’est cela qu’il enseigne à tout le monde, à chaque ligne de ses livres. »

Roberto Ferrucci : Ces histoires qui arrivent, traduit de l’italien par Jérôme Nicolas, éditions La Contre Allée.

samedi 20 janvier 2018

Les Acouphènes

Les lieux se nomment la Lisière, le Centre, le Grand Extérieur. On peut aisément s’y perdre. Thomas, l’adolescent qui s’est échappé du centre psychiatrique où il se trouvait, peine à se repérer dans ce dédale qui ressemble beaucoup à celui qui encombre son propre cerveau. Il oublie les noms, ne parvient pas à terminer ses phrases et ne sait pas toujours s’il vit au présent ou au passé. Ces dérèglements ne l’empêchent pas de courir. Il trace sa route. Se bat avec ses peurs. Affronte ici un chien enragé, là des chasseurs de sangliers, ailleurs un garde forestier. Il perçoit des voix, des murmures, des souffles, des sons qui, en s’engouffrant dans ses oreilles, font ressurgir des scènes particulières.

« Une nuit, il entend des rumeurs, des éclats de voix, des tintements et des applaudissements. L’assemblée se tient au pied de son lit, puis elle retourne de l’autre côté de la route au gré des courants d’air. Il se lève. La cour est vide. Quelques petits jouent en sautant à cloche-pied, et à un moment précis et mystérieux, tous se jettent sur un enfant et le rossent. »

Il porte avec lui un carnet. C’est son seul bien. Sa vie entière tient dedans. Tous ceux qu’ils côtoient y sont dessinés par ses soins. Or ce carnet, sans lequel il ne peut poursuivre son chemin, disparaît de temps à autre, retenu, pour consultation ou par simple curiosité, par ceux qui représentent l’autorité. Il est également accompagné par Samuel, son double invisible, et avance armé d’un pistolet imaginaire. Ainsi vit et va Thomas. Qui se débat avec lui-même et avec beaucoup d’ombres et de fantômes.

« Au fond de sa poche, il touche son paquet de tabac, il roule une cigarette. Il inspire profondément à chaque bouffée, sa tête tourne et il ferme les yeux pour s’épargner la valse des arbres et toute cette guimauve, puis il s’installe sur un tapis de mousse desséchée, il va dormir un peu. »

Faire percevoir d’un côté l’enfermement intérieur de cet être et de l’autre son impérieux besoin de s’en libérer n’est pas évident. C’est pourtant ce que réussit Élodie Issartel en intégrant les effets de la maladie jusque dans son texte et en décrivant les multiples sensations et perceptions d’un adolescent fragile mais déterminé qui cavale (en rêve ou en réalité) en recherche de points d’appui, et tout particulièrement la maison de ses parents.

Élodie Issartel : Les Acouphènes, Le Nouvel Attila.

vendredi 12 janvier 2018

Il y avait des rivières infranchissables

C’est la découverte du sentiment amoureux qui sert de fil rouge aux treize nouvelles réunies ici par Marc Villemain. L’élan, l’attirance mais aussi l’hésitation et la peur s’y imbriquent pour éclairer l’intensité de ces moments de tendresse maladroite qui disent parfaitement les commencements, les tremblements, l’envie, le désir qui s’empare des corps fébriles. Ceux-ci se touchent, se cherchent.

Ils (et elles) ont huit, dix, douze, quatorze ou quinze ans. Le monde qu’il leur faut explorer, en façonnant eux-mêmes les clés pour y entrer, leur est encore inconnu. Ils savent néanmoins comment en percer les secrets. Et ont assez de ressource en eux pour y parvenir.

C’est l’initiation d’un unique personnage – se mouvant au milieu des autres – que l’on suit de texte en texte. Il se trouve au bord de la mer ou en montagne, dans une petite ville ou en rase campagne. Où qu’il soit, il tombe inévitablement amoureux. À chaque fois, cela lui chamboule le cœur tout en lui mettant le corps en émoi. Il multiplie les rondes, les guets, les approches. Profite d’un bal, d’un concert pour faciliter la rencontre. Ça marche ou ça coince mais quoi qu’il arrive, il se montre régulièrement discret, disponible, patient, attentif. Et parfois fataliste.

La dernière nouvelle est particulière. Elle a pour décor Venise. Et pour héros un vieil homme, un écrivain qui raconte succinctement ses aventures d’enfant puis d’adolescent en quête de sentiments et de désirs à partager. Ces aventures ne sont autres que celles qui sont présentes dans cet ouvrage. La boucle est ainsi subtilement bouclée, ce final attestant, s’il en était besoin, de l’unité d’un ensemble qui vaut par les fragments de tension émotive qui le traversent mais aussi par l’écriture délicate et très évocatrice de Marc Villemain.

Il y a chez lui un sens du détail évident. Il apparaît dans la finesse des traits de personnalité des uns et des autres et dans les descriptions minutieuses des paysages qui servent de décor à chacun de ses récits.

Marc Villemain : Il y avait des rivières infranchissables, Joëlle Losfeld éditions.

jeudi 4 janvier 2018

Auguste ne sait plus grand-chose du monde

Auguste est seul dans sa chambre. Il regarde dehors. Voit désormais le monde à travers la buée d’une vitre. Chaque carreau de la fenêtre derrière laquelle il est posté pourrait très bien contenir l’un de ces carrés de prose qui retracent les séquences de son passé. Il y en a une bonne centaine.Toutes d’une incomparable netteté. Les visionner ne le rend pas triste. Faire le mur dans sa tête l’aide au contraire à retrouver Blanche, qui fut sa femme. Il la repère, soixante-dix plus tôt, dans la cour de l’école. Ou, des années plus tard, affairée dans la cuisine. Ou encore au creux du fauteuil où il avait posé, pour un ultime face à face au salon, l’urne qui contenait ses cendres.

« Ils s’étaient jurés de ne jamais se séparer. Auguste a tenu promesse. Même aujourd’hui dans cette "maison de vieux" comme il dit, ils sont toujours ensemble. »

La nostalgie ne le prend pas par surprise. Il la stimule et lui demande d’être efficace. La fin de partie ne va plus tarder et il est encore temps de réveiller en lui le conteur qu’il fut. De revoir – et de remettre en situation – le grand-père Roumain et tous les villageois, ses proches, ses amis disparus qui le saluent du fond de leur absence. Auguste s’attelle à des faits infimes. Il procède avec une humeur presque légère. Son regard reste pétillant. Son désir d’évasion aussi.

« Auguste sort de son silence. Ses enfants et petits-enfants sont venus lui rendre visite. Le conteur qui est en lui le déborde. Il finit par céder. Rafraîchit sa mémoire d’avant-sieste. Se repasse une histoire qu’il contait jadis. Réajuste quelques menus détails en secret dans lui-même... et commence... »

La vie en maison de retraite ne diminue en rien sa capacité à rester réfractaire jusqu’au bout. Avec malice et intelligence.

« "Me suis-je trouvé réellement à 18 heures dans la rue des fenêtres vertes ?", demande Auguste au tailleur beige de la directrice. Mais le tailleur beige ne semble pas connaître Yves Martin. La directrice non plus. »

Auguste, dont Pierre Soletti invente et déroule la vie en une succession de tableaux simples et concis, est un personnage plein de tendresse et de bon sens, doté d’un naturel revigorant. On en oublierait presque (mais pas lui, qui s’en échappe en ouvrant constamment des brèches dans sa mémoire) le lieu où il se trouve, là où ses enfants, renversant en quelque sorte les rôles, l’ont un jour amené, comme lui le faisait jadis avec eux, quand il les accompagnait à l’école.

Pierre Soletti : Auguste ne sait plus grand-chose du monde, illustrations de Sylvain Moreau, Coédition Écrits des Forges / Maison de la poésie de Tinqueux.

Auguste ne sait plus grand-chose du monde, mise en scène par Mateja Bizjak Petit, a notamment été joué à Avignon, au festival off en juillet dernier.