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lundi 21 juillet 2025

Pamoja !

Pamoja ! (" ensemble", en langue swahili) est le septième roman de Jérôme Lafargue, publié, comme les précédents, par les éditions Quidam.
On y retrouve, dès les premières pages, son énergie, sa narration fluide, son imaginaire ouvert au monde et ces liens ténus qu’il tisse discrètement entre des personnages que le hasard (qui sait y faire) amène à se rencontrer. Ceux-ci, situés souvent en marge, ou tout au moins dans les angles morts de la société, attirent son regard et suscitent son empathie. Pour ces solitaires, la solidarité n’est pas un vain mot et ils le prouvent par des actes forts. C’est à nouveau le cas ici.

Anton, 14 ans, placé dans une famille d’accueil, se balade en bordure de forêt avec son grand chien-loup quand il assiste, sans que personne ne le remarque, à la fuite d’une gamine, descendue, pour une courte pause en compagnie d’autres clandestins venus d’Afrique, du camion qui les transportait. Prise en chasse par l’un des passeurs, courant dans les bois avec un lapin en peluche à la main, elle n’aurait eu aucune chance de s’en sortir sans l’aide de l’adolescent qui la rejoint et la guide vers un refuge idéal.

Ainsi débute ce récit porté par le rythme soutenu que Jérôme Lafargue parvient à lui insuffler. Son phrasé incisif sert parfaitement la rapidité des événements qui vont se succéder. Il n’est pas nécessaire de les noter tous. Ils s’enchaînent et fondent la solidité et la cohésion de l’histoire... Mais il faut néanmoins souligner l’importance d’un troisième personnage, Gustavo, ex-musicien à qui il manque une main, vieil homme exilé qui a jadis combattu pour que son pays, le Mozambique, se libère du joug colonial portugais. C’est lui qui leur permet de disparaître pour s’inventer ailleurs, et autrement, une vie différente. Grâce à la langue swahili, il va, de plus, établir le contact avec Nila, la fillette, qui débarque du lointain Kenya. On apprendra bientôt que ce n’est pas elle qui intéresse les passeurs mais le lapin qui ne quitte pas sa main et à l’intérieur duquel est cachée une clé USB où figurent des photos prises dans un laboratoire clandestin.

« Un laboratoire secret destiné à expérimenter des implants dont les propriétés peuvent sans doute être fatales s’ils ne sont pas réglés correctement. On utilise donc des cobayes. Des enfants, surtout orphelins, ou enlevés, dans des pays pauvres. »

Nila fait partie de ces cobayes, victime des sorciers manipulateurs de la Tech qui testent la fiabilité des implants cérébraux qu’ils pourront ensuite vendre au prix fort.

Avec Pamoja !, Jérôme Lafargue poursuit un parcours littéraire placé sous le signe de la solidarité, de l’humanité, de l’amitié et de l’ouverture aux autres. Il privilégie les êtres fragiles qui arpentent des itinéraires non balisés. Après avoir gravi des sentiers caillouteux, Anton et Nila, que le sort n’avait, jusqu’alors, pas épargnés, découvrent, niché dans la montagne, un havre de paix habité et autogéré par quelques dizaines de personnes. Ils vont s’y poser. Ils se sentent bien dans cette communauté. Leur imposant, instinctif, vigilant et rassurant chien-loup aussi. C’est ce trio magique qui éclaire le roman.

« Au bord du monde, ils se regardent en souriant et tous trois sautent en se tenant la main et la patte, ils sautent dans ce monde imparfait et magique et terrifiant, ils sautent sans tomber, ils flottent et ils naviguent. »

Jérôme Lafargue : Pamoja !, Quidam éditeur

vendredi 11 juillet 2025

Petits arrangements avec les mots

 « La mer déjà là fumante / se met à table se démonte », n’est pas d’humeur à s’alanguir sur le sable. Elle multiplie les coups de boutoir et ne se calme (en apparence) que pour reprendre des forces avant de repartir à l’assaut des rochers et des côtes. De ce manège furibond, de ce va-et-vient constant, chaloupé et chahuteur, Henri Droguet ne rate rien. Il se tient aux premières loges depuis son plus jeune âge et on ne peut s’empêcher de penser, en le lisant, que les éléments virevoltants ou simplement houleux dont il décrit l’incessant travail de sape façonnent le rythme de ses poèmes en les dotant d’un souffle rare et puissant.
 

« Jeter à bas tubas et timbales
mâcher l’armoise et l’artémise
prendre la route prendre la mer
l’eau cabossée sauvage dévalante merveille
à son bouillon turbulent phosphoreux
sa tambouille ratatouille
chevelu parloir à tout faire et défaire
qui simultanément divague
fauche écorche bronche
vaque désosse chuinte rince
happe râpe ponce »

Tous les jours ou presque, Droguet s’en va cueillir verbes et adjectifs. Il y en a à foison et sa pêche ne peut qu’être fructueuse. Il ramasse des mots ordinaires mais aussi quelques pépites peu usitées (maupiteux, spergulaires, drache ou tombier). Il en invente parfois. Les assemble en privilégiant les allitérations et les sonorités alléchantes. Il les polit, leur donne assez de tranchant pour qu’ils rabotent et dynamisent la langue. Conscient que les sons ont vocation à aiguiser et à égailler les sens, il ne s’arrête pas là et nourrit, inlassablement, son haletante (et rutilante) mécanique poétique.

« là-bas la mer nombreuse
fait ses paquets et moi
les miens »

Il y a tout autour, outre la mer, des présences qu’il invite à sa table. Toutes vibrent et participent aux bruissements du monde. Ce sont les luzernes, les jachères, les corneilles, les merles, les collines, les talus, les toits, tous soumis aux soubresauts du ciel, du vent, des nuages, de la pluie, de la lune ou du soleil. Sans oublier, égaré dans le paysage, "un quidam clandestin" qui ouvre grands les yeux et découvre à chaque fois une scène de vie élémentaire différente des précédentes. Quidam, bougre, piéton, figurant, commun des mortels, passant occasionnel, quelqu’un, quelque part, veille au grain. Et Henri Droguet peut tout à fait être celui-là. Qui stimule le langage en l’initiant au beau tangage océanique, au vivifiant tohu-bohu verbal.

« Ils sont deux
(JE & un autre qui passe là)
qui crient
dans les crachins percolateurs
les roses et la folle avoine
la houlque et le vulpin fléchi »

Le titre du livre est, confie le poète dans une note finale, « un écho, et un hommage, au beau film de Pascale Ferran Petits arrangements avec les morts, sorti en 1994 ».

Henri Droguet : Petits arrangements avec les mots, Gallimard

mardi 1 juillet 2025

Sonnets de la tristesse

Ce sont les visites régulières rendues à sa mère, qui passe les dernières années de sa vie dans une maison de retraite du Cantal, que Jacques Lèbre évoque ici, avec tristesse et désarroi, sans chercher à émouvoir plus qu’il ne faut, en décrivant simplement ses sentiments, qui vont de la mélancolie à la compassion, au contact de ces vieilles personnes définitivement recluses.

« Cela relève d’un abandon, pourquoi ne pas le dire,
même s’il est le fait des conditions modernes de l’existence,
éloignement des enfants qui tous vivent ailleurs,
appartements qui ne permettent pas de les prendre chez soi. »

Il remarque les corps affaiblis, les gens assis dont le menton tombe de plus en plus sur la poitrine, les paupières trop lourdes qui ne s’ouvrent qu’avec difficulté, les mots qui restent au fond de la gorge, les connexions grippées, usées par manque de sollicitations. Sa mère, toujours debout, et entrée dans son grand âge, résiste mieux que d’autres mais se languit, comme tous, de ces longues journées dilapidées à ne rien attendre, si ce n’est le repas de midi puis celui du soir, en regardant par la fenêtre de sa chambre la rue, les HLM, les parkings. »

« Tête penchée, elle regarde et remue ses doigts,
peut-être une façon de passer le temps
qui ne passe plus – désormais étale,
tel un lac dont on ne voit pas la profondeur. »

C’est ce monde oublié, recroquevillé sur lui-même, invisible pour beaucoup, que Jacques Lèbre côtoie au fil de ses visites. Il en dépeint quelques aspects et saisit avec réalisme le quotidien de ces personnes âgées qui, après une vie de travail et d’usure, ne peuvent s’échapper qu’en consultant leur mémoire, à condition que celle-ci fonctionne encore.

« Quatre-vingt-dix-neuf ans à l’automne prochain.
Capable encore de marcher, même difficilement.
Capable encore de lire le journal,
capable encore de faire des mots croisés. »

Ces 41 Sonnets de la tristesse sont précédés par Onze propositions pour un vertige, et autant de poèmes clairs et sensibles, où Jacques Lèbre dit l’absence (à soi et aux autres) d’un ami poète (dont le nom n’est pas cité) qui a définitivement perdu la mémoire.

« Quelque chose passe dans ton regard,
on ne sait quoi, un étonnement, une stupeur,
une sorte de reconnaissance panique.

Dans tes yeux, égarés tes yeux,
on ne sait quoi de volatil – qui s’enfuit,
ne se réfugie pas, non,
chez un être privé de tous ses souvenirs,
il n’y a plus de lieu pour un refuge. »

Le livre se clôt sur des moments plus lumineux, vécus dehors, dans les pépiements des oiseaux et le rire d’une fillette qui s’amuse, émiette du pain, parle aux moineaux, vit pleinement le moment présent.

Jacques Lèbre : Sonnets de la tristesse, Le Temps qu'il fait