jeudi 6 avril 2023

Porte du soleil

Quand il arrive à Perugia, Ombrie, Italie, en juillet 2019, après un long et tortueux trajet ferroviaire, le narrateur est en proie à de grands tourments, dus à une usure physique et mentale qui le mine depuis plusieurs semaines. S’il a entrepris ce voyage, facilité par l’octroi d’une bourse d’écriture, c’est avec l’intention de se rendre sur les lieux mêmes où vécurent, il y a plus d’un siècle, ses arrières-grands-parents maternels, Elisa et Pasquale. Ceux-ci ont fui la misère pour trouver du travail en France en 1922 et, depuis, aucun membre de la famille n’a fait la route en sens inverse. Il est le premier à entreprendre cette démarche, le premier à tenter de renouer des fils sans doute bien distendus par le temps. C’est le récit de son séjour là-bas qu’il tisse dans Porte du Soleil, un récit intime et mouvementé déroulé sous forme de poèmes, chacun d’entre eux représentant un tableau, un état d’âme, une station, une vision, une scène, un moment particulier de son cheminement.

À Perugia, j’étais installé dans le quartier Porta Sole,
le plus élevé et le plus central, précisément
à l’angle de la via Raffaello et de la via Mattioli,
où se trouve la maison de Sandro Penna
dont les poèmes disent combien
d’aimer peut être douloureux,
non loin de la piazza Raffaello,
où sont gravés sur une plaque de marbre
les fameux vers de Dante
extraits du chant XI du Paradis
qui évoquent la ville et sa porte du Soleil. »

Les références à d’illustres anciens se trouvent à chaque coin de rue. Certaines lui échappent. Ses angoisses le perturbent. Il ne sait comment les évacuer, boit beaucoup, s’assomme de somnifères, prend plusieurs douches par jour ou entre, et c’est ce qui apaise son cerveau en ébullition, dans les églises où sont exposées maintes figures de fantômes, de morts, de crucifixion et de saints sacrifiés, parfois décapités, qui lui rappellent qu’il se trouve bel et bien au pays des peintres de la Renaissance et que leurs œuvres sont visibles partout.

« Mais de telles beautés ne m’étaient d’aucun secours.
En vain je tentais de saisir le souvenir d’Elisa,
toujours son ombre m’échappait
sans que je puisse l’approcher.
À Perugia, en vérité je vous le dis,
je fus surtout victime de mes divagations et de mes fantasmes.
J’étais déchiré intérieurement. Je buvais considérablement,
et plus je me débattais dans ma solitude,
plus je m’y enfonçais comme dans des sables mouvants. »

Il quitte bientôt Perugia, se rend à Gubbio puis à Assise et enfin à Arezzo, en Toscane. Il se sent, peu à peu, plus apaisé, plus disponible, plus enclin à poursuivre ses pérégrinations sur les terres de ses ancêtres et abandonne son projet initial. Être présent dans ces villes où ils passèrent leurs vingt premières années, marcher dans les rues qui leur furent familières, pénétrer dans les églises qu’ils ont probablement fréquentées, découvrir les mêmes tableaux, les mêmes fresques, les mêmes chemins de croix, croiser de possibles et lointains parents issus de la branche familiale restée italienne, humer les odeurs, s’imprégner des couleurs et des variations de la lumière devient, au fil des jours, et des pages noircies, une occupation du corps et de l’esprit bien plus saine et précieuse que la consultation des registres ou des archives. Le monde des morts garde ses secrets. Il le frôle, le contemple, l’imagine mais ne peut y accéder.

« Car les distances créées
par les temps sont infranchissables.
À courir après les fantômes,
aussi familiers soient-ils,
on n’attrape au mieux que du vent.
(,,,)
Il faut laisser reposer en paix
ceux dont la course ici-bas est achevée
et ne pas tenter de solder les comptes du passé,
au risque sinon d’agiter nos propres sceptres. »

Cette conviction s’impose à Christophe Manon à l’issue d’un séjour richement documenté où on le suit, lui qui ressemble beaucoup au narrateur, circulant entre les œuvres de Giotto, de Raphaël et de tant d’autres, se remémorant les vers de Virgile ou de Dante tout en saisissant des scènes quotidiennes entrevues sur les trottoirs ou dans les églises. Sa narration emprunte et détourne volontiers celle des Évangiles. La forme choisie, celle du poème, donne fougue et fluidité à son propos. Il nous happe dès la première page et, dès lors, nous incite à partager les moments forts de son parcours. Porte du Soleil est porté par un rythme prenant, un lamento tendu et dynamique. Ce roman, subtilement construit, clôt la trilogie que l’écrivain avait entamé avec Extrêmes et lumineux (Verdier, 2015) et poursuivie avec Pâture de vent (Verdier, 2019).

Christophe Manon : Porte du soleil, éditions Verdier.

lundi 27 mars 2023

Les filles bleues de l'été

Elles sortent à peine de l’adolescence, étouffent dans la ville et veulent mettre à profit l’été pour laisser derrière elles ce qui empoisonne leur existence. Pour l’une, c’est une rupture amoureuse, avec un homme indécis parti rejoindre celle qui partageait auparavant sa vie, et pour l’autre, c’est un mal-vivre bien ancré qui l’a amené, un jour, à rosir l’eau de sa baignoire avant d’être hospitalisée dans une clinique. Clara et Chloé quittent la ville pour vivre une saison en forêt, dans un chalet au bord d’un lac où elles se retrouvaient déjà du temps de leur enfance.

« Les semaines ont passé. Le mois de juillet était partout, caniculaire sur nos peaux brunies, prêt à laisser août venir. J’avais survécu aux éclats de mon amour et j’étais forte, j’avais les pieds enracinés dans une terre tranquille. Les hommes ne me toucheraient plus. Et j’écrivais. Et je buvais. Le monde était tout aussi à l’intérieur de moi qu’à l’extérieur. »

Les deux voix s’entremêlent. La narration, simple et limpide, doit beaucoup à la poésie. Toutes deux s’épanouissent et goûtent à la liberté, dans un paysage lumineux. Leur amitié devient de plus en plus fusionnelle. L’homme indécis revient, troublant à peine leur séjour, et repart peu après, les laissant vivre au plus près de la forêt, de ses bruissements familiers, de ses odeurs, de ses vies secrètes et minuscules, dans la plénitude qui s’en dégage.

« Si nous voulions faire cesser le mouvement continuel de nos esprits et simplement nous aimer, il n’y avait qu’à ouvrir les bras et à saisir la brise qui s’élevait de notre lac. »

Ces jours vécus loin de l’agitation urbaine vont bientôt se terminer. L’arrivée de l’automne sonne le retour à la ville, au travail, aux appartements, aux trottoirs bondés, à l’angoisse, aux démons que la saison chaude n’a pas réussi à annihiler. Ils réapparaissent, toujours aussi virulents, et il leur faut trouver la parade pour s’en préserver, si possible définitivement.

La solution sera radicale. Pas besoin de longs conciliabules. Elles savent ce qu’elles veulent : retourner en été, en forêt, près du lac et découvrir ce qu’il y a de l’autre côté de l’eau, avant qu’il ne soit trop tard, avant que la glace ne l’emprisonne.

Ce qui étonne dans ce premier roman de Mikella Nicol (née au Québec en 1992), c’est la douceur qui s’en dégage. Son écriture en est nourrit. Y compris quand la chute, inéluctable, et sans retour, se précise. Elle parvient, et c’est là où son texte puise sa force d’attraction, à apaiser les déchirures et à raconter des moments graves et décisifs (ceux du grand départ pour nulle part) avec tendresse et délicatesse.

Mikella Nicol : Les filles bleues de l'été, Le Nouvel Attila.

dimanche 12 mars 2023

L'Antre

Reclus dans un abri souterrain, qu’il nomme l’antre, X, personnage énigmatique, vit dans un futur indéterminé et peu rassurant. S’il s’avisait de sortir, l’air du dehors, devenu irrespirable, le tuerait rapidement, gommant, en même temps que lui, toute trace de ses prédécesseurs, auxquels il doit son existence, le dernier d’entre eux étant Wollem.

« Après m’avoir formé et fait en sorte que je puisse communiquer, puis m’avoir insufflé ce supplément de vitalité faisant de moi le réceptacle des autres entités m’ayant précédé, Wollem m’a dit : j’ai rempli mon rôle. Je peux chercher de l’aide maintenant.

Il lui fallait se procurer du matériau pour donner un compagnon à X, et pour cela sortir, mais il n’a jamais réintégré l’antre, ce lieu austère où l’on ne peut dialoguer qu’avec un terminal informatique obtus et mal en point. C’est par lui que X pourrait savoir s’il y a quelqu’un d’autre à proximité, ou s’il est réellement le dernier rejeton d’une lignée dont il ne connaît pas l’origine, si ce n’est qu’il a été fabriqué, composé à partir d’un certain nombre de données, et non conçu comme une personne ordinaire, autrement dit après « fécondation d’un ovule par un spermatozoïde, se développant ensuite dans un utérus »..

« Le dernier d’entre nous à être sorti s’appelait Wollem, un nom choisi par le duo qui l’avait précédé, Vigus et Vagus. Tandis qu’ils approchaient de leur terme, ils s’étaient chargés de leur copie dans le terminal puis s’étaient mis à l’assemblage de Wollem. Ils avaient espéré créer un nouveau duo, comme à chaque fois jusque là, mais il restait si peu de matériau que, par prudence, ils avaient préféré n’en créer qu’un des deux, pour qu’à son tour il puisse en créer un autre. »

L’être créé, c’est X, le narrateur, chargé d’assurer sa survie, de remettre en état le terminal, de s’adapter à des souvenirs qui ne sont pas les siens, de cohabiter avec les anciens qui ont pris place dans sa tête et de tenter, s’il veut perpétuer l’espèce, de s’inventer un successeur en allant chercher du matériau à l’extérieur.

C’est dans cet interstice étrange et précaire, entre science-fiction et fantastique, entre rêve, réalité et hallucinations, que Brian Evenson situe les péripéties du très esseulé X.

L’Antre, novella minimaliste, est un texte percutant, un conte noir et fascinant, qui pose, mine de rien, des questions existentielles. Il montre un homme seul, fabriqué de toute pièce, robotisé jusqu’au bout des ongles, démuni, déjà sous terre, ne dépendant plus que d’un ordinateur corrompu sur le point de s’éteindre.                                                      

Brian Evenson : L’Antre, traduit de l’anglais (États-Unis) par Stéphane Vanderhaeghe, Quidam éditeur.


jeudi 2 mars 2023

Courants noirs

Après avoir publié Journal d’un timonier en 2018 et Nous avons la mer, le vin et les couleurs, (la correspondance de Nikos Kavvadias) en 2020, les éditions Signes et Balises poursuivent l’édition de l’œuvre de l’écrivain, marin et radiotélégraphiste grec en donnant à lire, et c’est une première en France, l’intégralité de ses poèmes. Ceux-ci tiennent en trois recueils : Marabout (1933), Brume (1945) et Traverso (1975) auxquels le traducteur, Pierre Guéry, a judicieusement tenu à joindre des poèmes épars, publiés en revues. Le volume, bilingue, est imposant et on entre, sans préambule, dans l’univers de l’auteur. Dès les premiers quatrains, le ton est donné.

« Les marins avec lesquels j’ai vécu disent de moi
que je suis un bâtard, un râleur, un pervers,
que je méprise les femmes d’insidieuse manière
et qu’avec elles je refuse de partager le lit. 

Ils disent aussi que je tire sur le hasch et la coke,
que j’ai un sale caractère, lunatique et abject,
que tout mon corps est criblé
de dessins répugnants, de tatouages obscènes. »

Cet autoportrait au vitriol, titré "Marabout" (c’était son surnom et c’est ainsi qu’il signait parfois certaines de ses lettres) est porté par la houle des mots et par un son particulier, un ressac lancinant, dû à une métrique souple et savamment maîtrisée, qui se propage de page en page. Kavvadias n’est pas homme à tourner autour du pot. Il ouvre la porte de sa cabine et celle de son monde intérieur, dit qui il est, ce qu’il fait, ce qui l’attire, l’inspire.

« Sur cette proue j’ai détruit l’être tranquille que j’étais,
abîmant pour toujours son âme tendre d’enfant.
Pourtant, jamais ne m’a quitté mon rêve obstiné,
et sans relâche la mer, quand elle rugit, me raconte bien des choses. »

Il dessine de nombreux portraits, parle de la vie à bord, des chats, des perroquets, des heures de quart, du ciel étoilé, de la Croix du Sud, des coups de vent, des coups de blues, des sueurs froides ou moites, du corps qui encaisse, s’abîme, s’abstient et se libère quand le cargo fait escale à Alger, Canton, Conakry, Madras, Marseille ou ailleurs.

« Ce soir, j’ai l’esprit obsédé
par une fille connue jadis ; une fille publique,
bien différente de ses consœurs
car toujours triste, sérieuse et butée.

Je me souviens, les autres filles la chahutaient souvent,
se moquant de son air si sévère,
et entre elles se disant, mimant un geste obscène,
qu’avec le temps elle finirait par s’y faire. »

Il note également "le mal du départ" qui s’empare de lui dès que le bateau reste trop longtemps à quai. La mer est son univers. Il a besoin de la sentir sous ses pieds, de tanguer avec elle, de l’écrire, de la décrire, d’évoquer les hommes qui, comme lui, y passent la majeure partie de leur vie et de composer, pour cela, des poèmes qui furent d’abord narratifs et descriptifs avant de devenir, avec les années, plus ramassés, plus mélancoliques pour être, bientôt, fatigue aidant, traversés par un fatalisme que contrebalancent de lumineux retours de mémoire.

« Le vent gémit comme un chien enragé.
Salut la terre et adieu le rafiot.
L’âme nous quitte et s’enfuit par le bas,
l’enfer aussi a ses bordels. »

Jusqu’au bout, Kavvadias roulera sa bosse et alignera les traversées à bord de l’un ou l’autre de ces cargos sur lesquels il aura sillonné tous les océans du monde. Cette existence, qu’il s’était choisie, débutée en 1930, et poursuivie jusqu’à sa mort, en février 1975, est jalonnée de poèmes emplis d’empathie et d’humanité qui invitent à l’embarquement immédiat. L’œuvre est importante. Célébrée depuis longtemps en Grèce, elle ne l’est pas encore en France mais ce volume, superbement construit, et augmenté, en annexes, de pages précieuses, arrive à point nommé pour y remédier.

Nikos Kavvadias : Courants noirs, Œuvre poétique complète, traduit du grec et préfacé par Pierre Guéry, Signes et Balises.

mercredi 22 février 2023

Les Fulgurés

Chaque parution, livre ou plaquette, de Pierre Drogi, reste un moment rare et précieux, une fenêtre qui s’entrouvre sur des paysages fragiles et habités qui bougent à peine, frémissent, attirent le regard, émoustillent les sens. Les oiseaux sont ici chez eux. Ils sont nombreux, de toutes tailles, toutes couleurs, jacassent, se partagent des morceaux de ciel, de branches ou de troncs coupés, abattus, recouverts de mousse. C’est en ces lieux, où la vie animale et végétale bruisse sans discontinuer, que l’on retrouve ce promeneur qui se glisse « entre les prunelliers lentement posément lourdement suivant les sentiers d’ourlures des îles talus escaladés ou dévalés ».

Tout ce qui attire son attention est noté, précisé par touches brèves, ou suggéré. Il a l’allure d’un peintre qui travaillerait sur le motif mais sans se poser.

« J’ai vu des corneilles retourner systématiquement de vieilles lunes afin d’examiner les insectes qui se trouvaient au-dessous. »

Plus loin dans le livre, en seconde partie, après Les Fulgurés, succédant au décor chamboulé des arbres morts et des haies où s’ébouriffent des volées de moineaux, s’ouvre un « cahier de berce » où circulent d’autres flâneurs, des quêteurs d’ombre qui observent renards ou chevreuils en croquant des baies de sureaux ou en se mirant dans « un miroir d’eau claire / sans tain ».

Les poèmes de Pierre Drogi étonnent par leur fraîcheur, leur faculté à se nicher là où on ne l’attend pas, à privilégier les sensations en nous invitant à pénétrer dans un monde proche et secret, que l’on pourrait aisément arpenter et qui, pourtant, par paresse ou par inadvertance, nous échappe trop souvent.

« Le trouble de l’air saisit les troncs, leur caresse est violente. »

 Pierre Drogi : Les Fulgurés, Les Lieux-dits, Cahiers du Loup bleu.

dimanche 12 février 2023

C'était ton vœu

C’est pour honorer la mémoire de son grand-père, tout en revenant, à travers lui, sur les souffrances endurées entre 1939 et 1945 par tant d’autres, qui n’ont jamais pu en parler, que Céline Didier a décidé d’écrire son récit.

« Tu es parti

je n’avais pas encore 13 ans
c’était un week-end
au début de l’été
Tu n’es pas juste parti faire un tour
non, tu es parti... parti
pour toujours
Le vrai départ pour je ne sais où
cet endroit où les gens qui meurent partent. »

C’était le 2 juillet 1989. Quarante-cinq ans plus tôt, jour pour jour, Hippolyte, le grand-père, arrivait, après trois jours de train, venant de Lyon-Perrache, dans le camp de concentration de Dachau où il sera détenu pendant près d’un an. C’est en descendant du maquis de Ceyzériat, dans l’Ain, qu’il avait été arrêté par des miliciens, suite à une dénonciation.

« Vers midi le convoi s’ébranla
et le voyage se termina
le 2 juillet au matin
en Allemagne
au camp de Dachau
le trajet s’est effectué sans boire et sans manger
Des milliers de personnes se trouvaient déjà dans ce camp »

De lui, rien, sans doute, ne serait parvenu jusqu’à nous s’il n’avait pas noté dans un cahier ce que fut sa vie durant ces années noires. C’est en lisant ces notes, précises et écrites bien après sa libération, dont certaines sont reproduites en italiques dans son livre, que Céline Didier comprend qu’il lui faut exaucer le vœu de cet homme discret qui, en laissant ces traces écrites, tenait à ce qu’elles perdurent, tout au moins dans sa famille, de génération en génération. Elle revient, pour cela, non seulement sur les années de guerre, de maquis, de détention et d’évasion quasi-miraculeuse ("aussi incroyable que cela puisse paraître un Allemand a abattu ceux de son camp pour vous laisser partir") mais également sur la vie d’après, ces années de retour à une existence presque normale.

Elle choisit, pour raconter ce grand-père qu’elle aura trop peu connu et les différentes étapes qui l’ont aidée à se familiariser avec son passé, de s’adresser à lui, de se confier aussi, en privilégiant un style simple et direct, avec de constants retours à la ligne, donnant une belle fluidité à son propos.

Céline Didier : C'était ton vœu, Éditions Lunatique.

samedi 4 février 2023

Olivier Hobé (1966-2023)

" Je me détache de moi-même

et ne m'attarde pas

plus longtemps "           

Olivier Hobé, Le tabac est ouvert

Poète et revuiste, Olivier Hobé est décédé ce mardi  31 janvier. Nous nous connaissions depuis longtemps, fréquentant les mêmes lieux, les mêmes revues, lisant souvent les mêmes auteurs. J'avais été heureux de pouvoir publier aux éditions Apogée, dans la collection « Piqué d'étoiles », Le Journal d'un haricot, un ensemble constitué de notes prises au quotidien (en 2007 et en 2008), quand il se tenait auprès de son fils Quentin, qui luttait alors contre la maladie.

Aujourd'hui, c'est lui qui part, vaincu par le cancer des poumons. Il n'est évidemment pas question de s'embarquer ici dans une longue et hasardeuse chronique nécrologique. Il serait le premier (lui qui préférait l'ombre à la lumière) à s'en offusquer et il aurait raison. Il reste ses livres pour poursuivre (ou entamer) la route à ses côtés. C'est vers eux que l'on peut désormais se tourner pour entendre vibrer sa voix fragile mais aussi coupante, ironique, ramassée, pleine d'énergie.

Olivier Hobé avait animé la revue « Quimper est poésie » dans les années 1990 et créé ensuite la revue « Trémalo » (il habitait à l'époque à proximité de la chapelle du même nom, à Pont-Aven), donnant à lire, dans l'une ou l'autre de ces publications, des entretiens avec des poètes qui lui étaient proches, tels Pierre Peuchmaurd, Anne-Marie Beeckman, Alain Jégou ou encore Louis-François Delisse.

Son dernier livre, Le tabac est ouvert, a été édité par Pierre Mainard en 2021. On lui doit également A présent dans l’œuf, linogravures de Jacky Essirard (Atelier de Villemorge, 1996), Carène, dessin au crayon à bille de Jean Tirilly (Blanc silex, 1999), Quelques phases critiques, dessin de Gil Refloch, (Gros textes, 2002), En pièces (Le Chat qui tousse, 2003), Le Journal d'un haricot (Apogée, 2011), Les jumeaux (Approches éditions, 2013) ainsi que des plaquettes à tirages limités dont, en novembre 2022, Que je n'ai pas commis (Atelier de Villemorge), avec une gravure de Jacky Essirard.


« Me voilà pas plus

que foi gerris aussi

rieur de trait

j'adresse des tempêtes et

la solitude même

ne souhaite pas me recevoir » 


(Que je n'ai pas commis, extrait)

jeudi 2 février 2023

Itinéraires de délestage

Voici le livre idéal pour se familiariser avec l’œuvre foisonnante de Lionel Bourg. Ces chemins de traverses, empruntés durant les quinze dernières années pour aller vers les autres, en particulier les écrivains, les peintres, les poètes, les photographes, lui donnent l’occasion de se dévoiler plus amplement en offrant de nouvelles pièces au grand puzzle autobiographique qu’il construit inlassablement. Il s’appuie, pour cela, sur ceux (il n’a que l’embarras du choix) qui ont le don de le booster, de le faire sortir de la monotonie, de l’éclairer aussi, de le conforter dans ses choix, d’ouvrir de nouvelles brèches et de lui insuffler un peu de leur énergie.

Ses phrases sinueuses nous portent d’emblée au cœur du texte, ou plutôt des textes puisque ce volume en comporte 40, qui vont de l’essai au récit en passant par le poème. Parler des autres nécessite de dire d’où l’on s’exprime, qui on est et quel est le cheminement qui nous a conduit vers tel ou tel artiste. C’est ainsi que procède Lionel Bourg pour évoquer ceux qui sont devenus au fil du temps, qu’ils soient d’aujourd’hui ou d’hier, ses compagnons de route. Certains ne dorment que d’un œil sur sa table de chevet. C’est le cas du poète, essayiste et journaliste Charles Morice (1860-1919) dont il dresse un très beau portrait, redonnant vie à cet esprit curieux qui permit à Verlaine de découvrir Tristan Corbière.
Les livres de Léon-Paul Fargue, l’arpenteur des rues parisiennes, ne sont jamais loin. Ceux de Rousseau, de Proust, de Breton, de Nicolas Bouvier ou de Michèle Desbordes non plus. Leurs différents textes et leurs itinéraires de vie s’entremêlent et l’écrivain prend plaisir à y flâner pour mieux les retrouver.

« Inépuisable Proust.
Rouvrant Du côté de chez Swann, relisant avec délectation la préface à Sésame et les lys, on serait en droit de se demander pourquoi, après tant d’articles, d’exégèses ou d’analyses, de méditations, de controverses, l’œuvre du "petit Marcel" s’obstine à faire couler une telle quantité d’encre, l’inflation des études consacrées au plus célèbre des asthmatiques ne réussissant pas à provoquer le krach littéraire que bien des critiques s’étaient plu à pronostiquer. »

Plusieurs poètes contemporains sont également présents. Ils le sont parce qu’ils parviennent à l’émouvoir, à l’étonner, à le surprendre par la percussion de leurs poèmes et on se dit que c’est sans doute du côté de ces discrets qu’il faut aller voir, si l’on veut découvrir quelques voix fortes et singulières, comme le sont celles d’Olivier Deschizeaux, de Patrick Laupin, de Thierry Metz (1956-1997) ou encore de Werner Lambersy (1941-2021).

« Il y a, dans la poésie d’Olivier Deschizeaux, une telle intensité, un tel remue-ménage de sensations, physiques, spirituelles, une telle amplitude morale enfin que, de galopades phonétiques en embrasements, d’images tranchantes en brusques changements de cap – ruptures, convulsions au sein de la syntaxe, épiphanies brutales de contradictions aussitôt abolies – le langage semble passer sous nos yeux avec armes et bagages du côté du vertige. »

Si les poètes et les écrivains ont la part belle dans ce livre, (impossible de les citer tous), les peintres et photographes ne sont pas en reste. Ils se nomment Paul Rebeyrolle, Alain Bar, Alain Boggero, Yves Henry, Anne-France Frère, Thierry Azam, etc. Lionel Bourg les côtoie depuis longtemps, leur offre parfois ses mots, visite des ateliers, des expositions, y trouvent matière à explorer différemment l’acte créatif, à voir surgir l’inconnu.

S’il invite, tout au long de son livre, ces différents créateurs à l’accompagner, s’arrêtant sur leurs travaux achevés ou en cours, il note également ce qui, dans leurs réalisations, touchent et aiguisent, sans qu’ils s’en doutent, sa propre sensibilité, ses émotions impossibles à refréner et les éléments épars qui fondent sa personnalité et influent sur son écriture.

« "J’ai l’âme charbonneuse", ai-je confié dans un livre.
L’âme rétive. Chagrine.
Captive des bois touffus où je crus m’évader. Dans cette rue cafardeuse, aussi, désespérante, ne desservant qu’une succession de monotones vestiges industriels. Cette avenue sans joie, sans horizon qui, toujours, inéluctablement, débouchait sur l’entrée du cimetière. Jeudi. Ou samedi. Dimanche. La main dans celle de maman, j’obéissais à sa volonté déchirante, fleurissant de mes larmes la tombe de mon frère.
Écrire, c’est le fonder, l’enraciner ce lieu. »

L’écriture de Lionel Bourg naît tout à la fois du présent et de la mémoire. Elle est ancrée dans les paysages qui lui sont chers, notamment les monts du Forez et l’ancien pays minier. Elle dit la vie rude de ceux qui gardent la tête haute face à l’adversité, notamment les hommes et les femmes de la classe ouvrière à laquelle appartenaient ses parents. Elle exprime le combat, la révolte, la rébellion mais aussi la tendresse, la douceur, la bienveillance. Elle porte en elle de longs, lancinants chants qui se rapprochent parfois de ces blues percutants, nés dans les plantations de coton du delta du Mississippi, qu’il aime tant écouter.

« Bon voyage ! », dit-il en préface, nous invitant à emprunter ces multiples et passionnants Itinéraires de délestage pour côtoyer tous ceux, toutes celles qui le font vibrer , lui qui poursuit, depuis des décennies, l’écriture d’une autobiographie qu’il ne peut concevoir qu’en célébrant les autres.

Lionel Bourg : Itinéraires de délestage, Le Réalgar

lundi 23 janvier 2023

Conspiration du réel

Fluides et narratifs, les poèmes de Grégory Rateau s’inscrivent dans le quotidien et se présentent, d’un seul tenant, sur une page ou deux, en séquences rapides, brèves mises en scène avec personnages en mouvement dans un lieu ouvert ou fermé. Cela se passe à l’intérieur d’un bar, dans une salle de cinéma, dans une rue, dans un port, sur une île ou au bord d’un fleuve, là où les solitudes s’effleurent et touchent la sienne, là où il croise des êtres avec lesquels il peut se sentir en affinité, se reconnaissant dans leur façon d’aborder le monde avec des pincettes, en léger décalage, en déjouant l’habituelle bienséance.

« Dans une taverne du vieux port de Braila

où tu jonglais avec les chopes de bière
bousculé par des dockers frustrés
refluant l’haleine des mauvais jours

Je le voyais à ton air de moins que rien
à tes lunettes rondes
qui ne dissimulaient plus grand-chose
pas même cette fureur
dans tes grands yeux qui moussaient
non de vengeance
mais de fraternité »

Il circule en Irlande, à Bucarest (où il vit), en banlieue parisienne (où il est né), à Lisbonne sur les pas de Pessoa, à Beyrouth la nuit, à Katmandou « où la poussière des noceurs balafre la nuit » ou plus avant dans sa mémoire, du temps de l’enfance, de l’école, des punitions, en ajoutant à chaque escale un fragment de vie à ces carnets nomades solidement tenus.

« Des guetteurs cheminant le long des quais
à l’affût d’un itinéraire commun
Ils se cognent sans se reconnaître
et parfois, sous les lampadaires
certains prennent la pose
feignant l’isolement volontaire
avant que le petit jour ne révèle leur misère »

Conspiration du réel, premier recueil de Grégory Rateau, construit en quatre parties, chacune d’entre elles étant introduite par une citation (de Fondane, Jaccottet, Bonnefoy et Rimbaud), nous fait découvrir un poète aux aguets, vibrant au contact des autres, souvent à fleur de peau, s’en remettant à un phrasé et à un tempo simples et dynamiques pour se frotter au monde ambiant sans jamais rien lâcher.

Grégory Rateau : Conspiration du réel, éditions Unicité.

 

mercredi 11 janvier 2023

La Verte traVersée

Rien n’échappe au regard d’Olivier Domerg quand il entre en contact avec un paysage et qu’il s’attache à trouver la forme et les mots appropriés pour le dire, le penser, en saisir la complexité. Cette fois, il place la barre très haut puisque c’est un vaste territoire, un département tout entier, le Cantal, qu’il a choisi d’investir. Il le sillonne en voiture, l’arpente en faisant de longues marches. Il suit ses méandres, ses pentes douces ou rudes, ses chemins de terre qui mènent aux pâtures. Il crapahute, monte vers les lignes de crête, grimpe vers le Pas-de-Peyrol, le Puy Mary, le Col de Redondet. Il est en compagnie de la photographe Brigitte Palaggi. Ce qui motive sa (leur) présence en ces lieux, c’est la prédominance du vert. Pour mieux l’appréhender, il faut venir au printemps, ce qu’il fait à plusieurs reprises, variant les itinéraires et les angles de vue.

« De plain-pied, on entrait dans le ’motif’
Dès après Saint-Flour, cueillis à (feu) vif
Par le VERT pays, d’herbe entièrement
Moulé, galbé, et de frais recouvert !
"Zones" dédiées aux "pâturages"
Et "prairies d’altitude" et façonnées
Par l’homme, les bêtes et l’élevage -
Chacun des lieux en portait témoignages :
La peau des monts marouflée de prairies
De sentes et sentiers, parcs clôturés, »

Dire ce « vert » en poésie nécessite de travailler également son vers. Il choisit le dizain, qu’il taille à sa main. Le livre en compte 455, regroupés en dix-neuf chapitres, offrant ainsi un quadrillage minutieux d’un paysage qui est loin d’être uniforme. Le vert lui-même comporte de nombreuses variétés de ton. La couleur peut changer en quelques minutes, passer de l’ombre à la lumière, évoluer de l’adret à l’ubac, d’un champ ou d’un arbre à l’autre. Le sous-sol n’y est pas pour rien, la végétation naissant ici sur un ancien volcan.

« "Ce qui fait paysage" et qui le lie
Au sein de ces montagnes, adoucies
Par leurs rondeurs, l’érosion de leurs lignes,
Ce sont ces coutures qui les structurent ;
Crêtes et orées, bosquets et forêts,
Ressauts et ondulations du relief
Murets, haies d’arbres encore caducs,
Villages à l’architecture insigne !
Tout ce qui fait sens, délivre ses "sucs" »,

L’omniprésence du vert ne peut faire oublier les contrastes d’un pays millénaire, habité depuis longtemps, travaillé en surface mais également en dedans, sous sa rude croûte terrestre. Olivier Domerg le note de façon pointilleuse. Tout ce qu’il voit trouve place dans ses carnets. Chaque dizain est une esquisse, une approche particulière d’un morceau de paysage – avec prairies mais aussi clôtures, routes, haies, bâtiments agricoles, vieux burons, ruines, talus ou rivières – un fragment qui s’ajoute à tous les autres afin que ceux-ci s’assemblent, donnant au livre toute sa consistance. En fin de volume, les photographies de Brigitte Palaggi permettent de toucher visuellement ces montagnes verdoyantes et attirantes, de s’arrêter, de se poser en ce « jardin d’altitude », avant de reprendre la route.

 Olivier Domerg : La Verte traVersée, photographies de Brigitte Palaggi, L'Atelier Contemporain.

lundi 2 janvier 2023

Dieu aussi est une chienne

Il y a un bon bout de temps que Dieu est descendu de son piédestal, perdant son apesanteur, son aura et le pouvoir spirituel qui s’y greffait. Le voilà revenu à son humaine (et donc animale) condition et Maria Paz Guerrero, qui le repère en Colombie, où elle vit, n’a pas besoin de le suivre longtemps pour comprendre qu’il doit, lui aussi, composer avec un tas de contradictions qui mettent à mal sa vieille soif d’idéal.

« dieu a 53 ans
des rides
dieu est ménopausé
ça le met en colère
il déteste son corps qui s’épaissit
dieu est maintenant un frigidaire au dos large
dieu a perdu ses formes
dieu est temporel et le temps attaque sa silhouette »

En réalité dieu, à force de se transformer, a aussi perdu sa majuscule, devenant un ou une parmi les autres, se coltinant le présent, s’adonnant à la malbouffe, se perdant dans les rues d’une ville latino-américaine où Maria Paz Guerrero (née en 1982 à Bogotá) le laisse filer pour en venir à ce qui happe son regard et sa sensibilité, pour se rapprocher de tous ceux qu’elle croise çà et là ou pour caresser avec ses mots cette chienne qui renifle des restes de nourriture sur la plage, ou qui mastique des os, ou qui erre entre les fermes.

« les clôtures invisibles
lui déchargent du courant dans le dos
elle lèche son échine
mais il n’y a pas de blessure
elle vérifie
parce que sa salive tue le titane »

Dieu aussi est une chienne est une belle et ébouriffante découverte qui donne à entendre une voix claire et mordante, celle d’une jeune femme qui saisit avec acuité les soubresauts déstabilisants d’un monde scruté de près et d’en bas, en s’attachant à ceux dont on ne parle guère, en auscultant leur quotidien plutôt rude, reproduit à l’identique, la globalisation aidant, d’un pays à l’autre, sans qu’un dieu quelconque (mis à part celui de la finance) y soit pour quelque chose.

 Maria Paz Guerrero : Dieu aussi est une chienne, édition bilingue, traduit de l’espagnol par Stéphane Chaumet, éditions Dernier Télégramme.

 

mercredi 21 décembre 2022

Les Méditerranéennes

Il y a longtemps que Samuel Vidouble, l’alter ego d’Emmanuel Ruben, interroge son histoire personnelle, en s’intéressant particulièrement à celle de sa famille juive maternelle qui a ses racines à Constantine, en Algérie, pays quitté dans la précipitation à la fin de la guerre, en 1962, y laissant le grand-père Roger, qui s’est tué par balle à Guelma en 1957 et qui était le personnage central de Kaddish pour un orphelin célèbre et un matelot inconnu (Éditions du Sonneur, 2013).

Tous ont ensuite trouvé refuge dans diverses banlieues françaises. Quand ils se retrouvent, et c’est toujours à l’occasion de fêtes religieuses, le passé resurgit. Il leur faut impérativement retisser les fils d’une histoire étroitement liée à celle d’un pays où la plupart sont nés et où leurs anciens sont enterrés. Ils ont assisté au pogrom de 1934, ont vu les massacres de Guelma en 1945 et subi l’abrogation par Pétain, en octobre 1940, du décret Crémieux qui leur retirait, d’un simple trait de plume, la nationalité française Ces moments tragiques, et les autres, plus heureux, plus lumineux, ils ne peuvent les garder pour eux. Ils, ou plutôt elles, puisque ce sont les femmes qui prennent ici la parole, les transmettent avec leur accent chantant, leur sens du détail et de la narration, leur envie de redonner vie à ces moments passés.

Quand elle a dû quitter l’Algérie, Mama Baya, la grand-mère – qui s’y entendait pour faire vibrer ses auditeurs – a dû se délester de tout ce qu’elle possédait mais pas du précieux chandelier à neuf branches qui aurait, paraît-il, appartenu à la Kahina, la reine berbère qui a combattu les arabes au VIIe siècle. Elle l’emportait partout où elle se rendait.

« C’était un vieux chandelier à neuf branches de facture assez classique, un vieux chandelier comme on en voit dans toutes les familles juives, un de ces objets sans âge, transmis de père en fils, de mère en fille, et qui pouvait tout aussi bien provenir de fouilles archéologiques et donc de la plus haute antiquité que de la sombre échoppe d’un artisan juif de Constantine. »

C’est ce chandelier, témoin silencieux, que l’on allume à chaque fête de Hanoukkah, la fête des lumières juive, quand toutes les générations se réunissent autour de la table. La première bougie ne peut briller sans que ne soit évoqué la mémoire de Mama Baya. Elle a beau de ne plus être de ce monde, sa présence n’en demeure pas moins perceptible. Aujourd’hui, ce sont ses filles et les autres femmes de la famille qui ont pris le relais. Le rituel veut qu’elles allument, l’une après l’autre, chacune des huit bougies restantes. À chaque célébration, à chaque dîner des lumières, elles racontent à tous, surtout aux plus jeunes, et donc à Samuel, qui y est très attentif, les nombreux épisodes d’une saga familiale où il a toute sa place et avec laquelle il va bientôt se sentir, lui qui se considère parfois comme un « demi-juif honteux », encore plus en prise en s’embarquant, seul, pour Constantine.

« Un homme au seuil de ses quarante ans se tient debout devant la porte d’un immeuble, sur l’ex-place Saint-Augustin. L’’immeuble ne fait plus face à l’église du même nom mais à la mosquée Abdelhamid Ben Badis dont les hauts minarets blancs, octogonaux, dépassent les palmiers. On a repeint la façade de l’immeuble en vert, un vert censé symboliser l’islam, mais qui rappelle davantage, avec ses grands pans aux tons pastel rythmés par le blanc des colonnes, des pilastres et des frontons, le palais d’Hiver à Saint-Pétersbourg. »

Celui qui déambule sur les traces de ses ancêtres ajoute sa découverte des lieux, des ponts, des rues, du labyrinthe de l’ancien ghetto, aux propos colorées de ses tantes, ces Méditerranéennes qui n’ont pas leur langue dans leur poche et qui n’ont jamais cessé de lui répéter, avec une verve et un naturel déconcertants, qu’il vient de loin, de bien plus loin que sa naissance et que certaines facettes de sa personnalité ne peuvent se comprendre sans un exigeant – et bénéfique – retour en arrière.

Avec Les Méditerranéennes, Emmanuel Ruben ouvre grand les pages de son histoire familiale. Chez lui, rires et larmes s’entremêlent. Derrière les voix chaleureuses se cachent des drames : tous ont en eux une blessure secrète ou visible, liée à la guerre et à l’exil. Il redonne vie aux nombreux personnages qu’il a appris à connaître en écoutant parler ceux et celles qui les ont connus. Son écriture ample, vibrante et dynamique procure souffle et énergie à un récit polyphonique en perpétuel mouvement. Il l’a conçu en assemblant toutes les pièces d’une mémoire collective recueillie avec patience .

Emmanuel Ruben : Les Méditerranéennes, éditions Stock.

mardi 13 décembre 2022

Journal de neiges

Quand Journal de neiges paraît en 1983 aux éditions Le Hasard d’être, Jean-Pierre Le Goff (né en 1942 à Douarnenez) n’a pratiquement rien publié, hormis quelques textes en revues et des opuscules à diffusion très limitée. D’un naturel curieux, fréquentant pendant plusieurs années le milieu surréaliste parisien, il s’intéresse aux choses dont on parle peu en littérature et de la relation qu’il noue avec elles. Cela va, entre autres, des coquillages aux moulages en fer en passant par les ailes des papillons, l’observation du vent dans les arbres ou par l’attention qu’il porte aux divers phénomènes météorologiques.
La neige y a une place à part. Elle surprend, en pays tempéré, par sa rareté, le calme et l’apaisement qu’elle diffuse autour d’elle, le silence qui accompagne ses chutes et qui se propage aux lieux qu’elle recouvre, l’étonnante géométrie de ses cristaux, tous identiques, la force de sa réverbération et les lumières inhabituelles qu’elle donne aux paysages. Ce sont ces métamorphoses éphémères qu’il interroge dans ce Journal, tenu de 1978 à 1981.

« 11 février 1978

Gare de Lyon. Les quais sont secs. Un train surgit recouvert de neige, ailleurs est déjà là.

17 février 1978

La contemplation, à travers une fenêtre, de la neige qui tombe : quel désir d’hibernation il y a là ! L’esprit s’emmitoufle dans ses terriers. Les limites du monde se réduisent à une seule veilleuse intérieure.

3 janvier 1979

Chaque première neige découvre en moi un ronronnement de bûche. Le froid blanc opère par contraste et attise le rougeoiement de ma rêverie.

12 janvier 1979

Les arbres, dont les branches étaient nues tout à l’heure, sont maintenant saupoudrées et prennent des allures hiératiques à la lumière des réverbères. »

Pour dire l’émotion et l’étonnement qui s’emparent de lui, Jean-Pierre Le Goff use de mots simples et précis. Des éclats blancs qui se colorent parfois de bleu. Si la neige n’est pas au rendez-vous, il peut la convoquer en pensant à elle, en se remémorant des escales sous les flocons en Belgique, en Italie ou dans le Cantal, où elle lui occasionna un accident de voiture.

Ces notes brèves et apaisantes, sources de rêveries éveillées, sont une belle incitation à découvrir plus encore un écrivain discret qui a toujours préféré l’action et la rencontre à la publication, y trouvant plus de chaleur et de répondant. De 1979 à 1989, il a expédié ses pages volantes à ses amis ou à ceux qu’il sentait pouvoir être intéressés par ses poèmes épistolaires, les divers papiers sortis de sa boîte à malices, ses notes de voyages, ses incursions dans l’étrangeté du monde. Une aventure poétique particulière qui donna naissance au livre Le Cachet de la poste, publié chez Gallimard en 2000, collection L’Arbalète, préfacé par Jacques Réda, l’un des heureux destinataires de ces courriers.

Peu après la mort de Jean-Pierre Le Goff, en 2012, divers textes ont été publiés, dont trois titres (Coquillages, Métaux adjacents, Esquisses de la poussière) aux éditions des Grands Champs. D’autres dorment encore dans les archives de l’auteur, déposées à la Médiathèque des Capucins à Brest.

Journal de neiges, édité par la Librairie La brèche, constitue le premier hors série de la revue Des Pays habitables dont le n° 6 vient de paraître avec au sommaire un dossier consacré au poète, écrivain et photographe Jean Suquet (1928-2007), plusieurs pages de James Ensor et de nombreux inédits de Lionel Bourg, Anne-Marie Beeckman, Laurent Albarracin ou Yves Leclair.

Jean-Pierre Le Goff : Journal de neiges, dessins de Jean Benoît, postface de Sylvain Tanquerel, éditions Librairie La brèche


 

samedi 3 décembre 2022

L'Inamour

C’est l’histoire de Constantin racontée par lui-même, en un long et implacable monologue. Enfant inadapté, il ne va pas à l’école, ne sort presque pas, ou seulement dans le jardin, et vit reclus, caché par ses parents qui ont honte de lui. Le père autoritaire, qui règne sur sa famille en espérant la modeler à sa façon, c’est à dire en la portant vers l’excellence, vers l’élite, ne comprend pas ce coup de couteau que le destin lui a planté dans le dos en lui donnant un fils pareil.

« Il dit que les vrais hommes c’est ceux qui savent regarder le soleil et la mort en face il dit ça à table comme si il parlait pour tout le monde mais moi je sais bien que c’est un message juste pour moi pour que je sache que moi j’ai tout faux »

La mère étant effacée, soumise aux desiderata de son mari, et la grande sœur quasi parfaite, Constantin se rapproche de son autre sœur, Mano qui, ne répondant pas aux exigences du père, sera bientôt mise en pension pour recevoir une éducation plus sévère à laquelle elle s’opposera en cessant de s’alimenter.

« J’ai dit à Maman que je voulais aller voir Mano dans son internement je lui ai dit que c’était urgent et elle m’a répondu que c’était pas possible qu’il y avait des règles pour les visites là-bas et qu’il fallait les respecter »

Rien n’ échappe à Constantin. Il perçoit tout et les mots lui viennent instantanément pour dire ce qu’il ressent et pour raconter son quotidien à l’intérieur de la maison mais parfois aussi au dehors, en de rares occasions. Ainsi lors du mariage de sa cousine Violette, où il découvre un monde inconnu : l’église (« un endroit où il fait sombre et froid et où ça sent une drôle d’odeur qui fait tourner la tête »), le curé (« le monsieur en noir il a dit nous sommes tous des enfants de dieu et là je me suis dit il exagère quand même parce que moi je sais très bien l’enfant de qui je suis »), la communion (« ils tendaient leurs mains en coupelle et le serviteur leur mettait un disque tout mince à l’intérieur et eux ils disaient amen en le mangeant avec un air de drame comme si quelqu’un était mort »).

Sa seule alternative reste la parole. Il ne s’en prive pas. Ouvre de nombreuses portes. Entre dans des pièces secrètes. Voit clairement la monstruosité de son père, l’aveuglement de sa mère, pressent le drame qui se joue en coulisse et la mort, inéluctable, qui va venir.

« Ils m’ont pas laissé la voir
Elle était si pâle et maigre
Déjà un cadavre ils ont dit
Ça m’aurait traumatisé
Et maintenant ils me traitent
Comme si j’étais un malade
Comme si c’était mon tour
Le prochain sur la liste »

Constantin, fort de son intelligence, de son honnêteté, de son regard d’enfant différent mais lucide, poursuit son chemin douloureux, guidé par les mots que lui prête Bénédicte Heim tout au long de ce monologue percutant, au flux fiévreux et saccadé, dans son implacable mise en voix d’une enfance volée.

 Clotilde Heim : L'Inamour, Quidam éditeur.


lundi 21 novembre 2022

Un ami trop grand

On ne présente plus Jean-Claude Pirotte, poète et prosateur à l’œuvre foisonnante et hors norme, adepte du vagabondage et de la cavale, familier des bars et des cafés où il pouvait débarquer à l’improviste pour poursuivre une conversation (avec le patron, la patronne, les habitués) entamée quelques années plus tôt.
Claude Andrzejewski, gardien intérimaire d’un musée au moment où il rédige ce livre, l’a connu à Angoulême, à proximité de son propre lieu de villégiature. L’écrivain arrivait de Lorient où un accident de bar – une grande claque dans le dos occasionnant une chute contre une table en marbre et une fracture du col du fémur – l’avait obligé à se doter d’une canne dont il ne se séparait plus.

Jean-Claude Pirotte est décédé en 2014 et Claude Andrzejewski, pour se remettre en mémoire leur longue amitié, a choisi de lui adresser une lettre. C’est en s’arrêtant devant quelques-unes des œuvres exposées dans ce musée où il s’ennuie ferme que se déclenchent ces retours en arrière. À chaque toile correspond un chapitre retraçant quelques-uns des moments intenses vécus ensemble. Et cela commence par la rencontre inaugurale.

"Tu te souviens, Jean-Claude, de notre rencontre, de nos premières entrevues ? Sans doute faut-il insister sur l’adoration sans bornes que tu m’avais tout de suite inspirée, et ses raisons. Notre relation s’en trouva dès le début faussée, déséquilibrée parce que nous avions une grande différence d’âge, mais surtout parce que je te magnifiais à l’excès." 

Les rencontres se multiplient, la plupart du temps dans les cafés où ils apprennent à se connaître et se trouvent des affinités, touchant à l’écriture bien sûr mais aussi à ce besoin impérieux qu’ils ont de prendre en main leur existence en tentant d’y insérer de l’aventure. Pirotte, qui ne tient pas très longtemps en place, embarque bientôt son jeune compère dans de longs périples. Il l’emmène visiter les cafés turcs (et clandestins) de Namur avant de lui faire découvrir quelques bars parisiens où il a également ses entrées : chez Italo ou chez Colette. Chemin faisant, Claude Andrzejewski se retrouve plus ou moins promu secrétaire de Jean-Claude Pirotte. Qui le convie à un rendez-vous d’écrivains belges à Montpellier. La rencontre, jalonnée de scènes épiques (malicieusement décrites ici), se poursuivra par de joyeuses libations nocturnes pour se terminer quelques jours plus tard à Barcelone.

"Il ne m’en reste qu’un chromo imprécis de tapas et de finos, de poisson en croûte de sel, de vieilles putains peu ragoûtantes croisées sur les Ramblas, du poème de Ferrater que tu m’as récité en nous égarant par des ruelles noires aux poubelles éventrées, du disque faisant vivre les guitares de Carles Benavent et Paco de Lucia dans un bar près de la Sagrada Familia. "

Puis vient le voyage en Slovaquie, agité lui aussi, où l’écrivain doit intervenir au Département de langues romanes de l’Université de Bratislava. Ils arrivent juste à temps, à l’issue d’un parcours semé d’embûches (le passeport de l’invité n’étant pas à jour) et une nuit presque blanche.

"Comment fais-tu ? Alors que nous sommes crevés du voyage et que je suis, moi, assommé par le vin du déjeuner, comment fais-tu pour te montrer si à l’aise face au parterre d’étudiants ? Ces jeunes slovaques qui t’écoutent religieusement, que tu parviens même à faire rire. "

Le grand homme semble increvable. Il a toujours soif et ne dort presque jamais. La chambre d’hôtel n’accueille que les bagages. Les hommes, eux, passent la nuit dans la pénombre des bars enfumés, à assécher verre sur verre. Et à ce rythme, Claude Andrzejewski sent que son corps est en train de flancher. L’interminable tournée des grands ducs est sans fin. Il va y laisser sa peau s’il n’effectue pas un radical pas de côté. C’est ce qu’il va faire et il s’en explique posément, quelques années plus tard. L’ami, en qui il voyait une sorte de père de substitution, qui l’avait pris sous son aile, qui entendait l’aider à écrire, qui annotait scrupuleusement ses manuscrits, était décidément trop grand pour lui.

" Je cherchais à me débarrasser de toute dépendance, ce pourquoi je devais m’éloigner de toi et même te faire en quelque sorte disparaître. "

Les pages que C.Andrzejewski consacre à ces moments douloureux mais nécessaires pour sa survie sont émouvantes. S’il maintient ensuite, de loin en loin, le contact avec l’écrivain, il ne le voit plus. Il s’abstient également de consommer de l’alcool. Il mène une vie plus simple, plus calme tout en continuant à écrire... Mais il sait ce qu’il doit à Jean-Claude Pirotte et le dit en lui offrant ce tombeau, captivant de bout en bout. On les revoit cavaler, avec arrêts fréquents à la buvette. Ils y côtoient des personnages dont les portraits sont ici saisis sur le vif, avec finesse et humour, au bord du zinc ou dans des zones interlopes où le jour et la nuit se confondent.

" Je m’en veux d’avoir été absent, ce jour de printemps où tu es parti, toi aussi, comme on dit. Je n’ai pas fait le voyage pour la Belgique en cette triste occasion, j’y ai renoncé sans trop savoir pourquoi. Mais maintenant je sais. Je n’avais pas envie de te dire adieu. "

 Claude Andrzejewski : Un ami trop grand, lettre à Jean-Claude Pirotte, éditions La Dragonne.

samedi 12 novembre 2022

Les oubliés

Elle s’appelle Annio et lui Argyris. Tous deux vivent en Grèce, dans une bourgade de province, et ne participent qu’a minima à la vie sociale qui s’organise tout autour d’eux. Ils en sont la plupart du temps exclus parce que différents. Elle souffre d’une légère déficience mentale et lui de crises d’épilepsie. Ces oubliés, moqués, mis à l’écart, laissés pour compte par les bien-pensants, attirent le regard de Thanassis Hatzopoulos qui suit avec minutie, en un diptyque envoûtant, leur parcours de vie. Il retrace chaque itinéraire, de la naissance jusqu’à la disparition, en montrant comment ces deux êtres, nés sous une mauvaise étoile, franchissent les obstacles en s’inventant un art de vivre que personne, pas même leurs proches, ne peut comprendre.

Annio vit sous la protection de sa mère. Elle a une grande force physique et s’en sert en travaillant dur. Ses soucis, ses interrogations, ses humeurs changeantes, elle les fait passer en les confiant à deux voisines qui ne lui donnent aucune réponse mais qui prennent néanmoins le temps de l’écouter. La vie la surprend. La mort tout autant. Elle se demande si tout cela est vrai. Son frère, qui vit dans la capitale et qu’elle ne voit presque jamais, demeure un phare lointain qui éclaire son quotidien.

« Les visites au cimetière, les rites autour de la tombe de marbre, les questions que se posaient la fille donnèrent à leur vie quotidienne un nouveau départ. "Je me suis assise à côté de la tombe de papa et je lui ai donné des nouvelles ", confiait-elle à Nota. Et après un samedi des morts : "je ne savais pas que Rinio Mastronikita se trouvait elle aussi au cimetière. On m’avait dit qu’elle était en voyage ", annonçait-elle avec candeur à Liza. »

Argyris occupe un poste de portier et de commissionnaire chez un pharmacien qui l’a pris sous son aile et qui veille sur lui dans la journée tandis que le soir, c’est sa sœur aînée qui prend le relais. Outre sa position de sentinelle dans l’officine, il s’est trouvé une passion grâce à la musique, ou plutôt grâce à une feuille de laurier qu’il glisse entre ses lèvres et avec laquelle il réussit à interpréter des mélodies que les auditeurs apprécient.

« Les jours de fête, Argyris disparaissait de la pharmacie et célébrait l’événement à sa manière en s’activant dans les rues. Sa présence les paraît de sons et d’accents auxquels elle n’auraient osé rêver. Son âme voyageait alors à l’avant-garde de son chant, là où il n’y avait jamais eu pour lui aucune joie auparavant. Plus tard, ce fut seulement avec le plaisir solitaire qui jaillissait de son sexe qu’il put comparer cette joie. »

Annio, après le décès de sa mère, trouvera un peu de réconfort auprès d’un chien dont elle ne se sépare jamais, vivant en sa compagnie dans un abri de fortune qu’elle a bâti au fond d’un vallon en assemblant des débris glanés çà et là. Argyris, quant à lui, s’est pris d’une nouvelle passion, cette fois pour les billets de loterie dont il fait collection, les cachant sous son lit en les appelant « mon trésor ».

L’écriture dense, narrative et descriptive du poète Thanassis Hatzopoulos, dont c’est ici le premier livre en prose, sert admirablement ces destins tragiques et pleins d’humanité. Il dit combien ces existences passées dans la marge comptent. Il en restitue le sel, la richesse, parvenant posément, avec lenteur et empathie, à sortir de l’oubli deux êtres qui ont vécu intensément, en ne demandant rien à personne et en n’ayant, du reste, pas grand chose à envier à tous les bien-portants.

 Thanassis Hatzopoulos : Les Oubliés, traduit du grec par René Bouchet, Quidam éditeur.

mercredi 2 novembre 2022

Je ne vois pas l'oiseau

Les oiseaux que décrit ici Jean-Pierre Chambon ont une personnalité bien affirmée et s’il les regarde vivre, chanter – voire parler – battre des ailes, se déployer, s’envoler, ce n’est pas pour se faire plus bucolique qu’il ne faut mais pour saisir au mieux leur étrangeté. Il faut dire que les volatiles en question ont de quoi intriguer. À commencer par le premier d’entre eux, une minuscule boule de plumes que des enfants découvrent un jour au pied d’un peuplier et qui, pour eux, ne peut-être qu’une « kobleute ».

« Une kobleute ! confirmèrent les enfants, bien qu’ils n’eussent encore jamais vu ce que désignait ce mot qu’ils prononçaient pour la première fois.
Ils faisaient cercle autour de la chose sans oser s’en approcher. »

L’oisillon recueilli ne se contentera bientôt plus des mouches et des insectes qu’il réclame, le bec constamment ouvert. Il passera aux vers de terre puis aux poussins déchiquetés du poulailler voisin avant de se transformer en grand rapace et de prendre son envol pour se fondre enfin « dans le bleu du ciel », provoquant, au moment de décoller, un branle-bas de combat dans la basse-cour en envoyant valdinguer le coq dépité contre le grillage.

Les autres oiseaux présents dans les nouvelles de Jean-Pierre Chambon sont moins fougueux mais tout aussi imprévisibles. Certains sont choyés par des femmes prévenantes. L’une, ne se satisfaisant pas de la compagnie de ses neuf chats, s’est trouvée pour nouvel ami un perroquet qui ne vit qu’au rythme de la forêt équatoriale en écorçant des branches du matin au soir. L’autre s’est prise de passion pour deux pigeons qui ont trouvé refuge sur le rebord de sa fenêtre et qu’elle nourrit quotidiennement. L’une et l’autre sont proches du narrateur qui, par un étrange retournement de situation, ne peut empêcher ces oiseaux de venir taper du bec contre les parois de son imaginaire. À ce jeu, le perroquet s’avère le plus habile. Après être entré dans la tête de l’écrivain, voilà qu’il le met en cage en lui apportant un fagot à dépiauter.

« Avec mes dents, j’arrachais la peau du bois, qui avait un léger goût sucré. »

Le poète Jean-Pierre Chambon, qui maîtrise la prose à la perfection, la ciselant, lui procurant souplesse et densité, aime passer, inopinément, du réel au fantastique. Il procède en douceur, non sans une pointe d’humour, en reprenant ensuite le cours de son récit, comme si de rien n’était. La dernière nouvelle du livre, « portrait du poète en oiseau », pénètre dans les coulisses de ce monde volant, plein de légèreté et de liberté, qui a toujours fasciné les poètes. L’auteur en cite quelques-uns, tels Jordi Pere Cerda, Edgar Allan Poe, Denis rigal et, surtout, Guillevic qui se sentait, tout comme lui, en affinité avec le hibou : « j’aurais envie d’avoir / un hibou dans ma chambre / un vrai hibou vivant », écrivait-il.

Si l’imprévu se glisse malicieusement dans les textes, il s’invite également, avec un bel aplomb, dans les encres de Carmelo Zagari qui accompagnent cet ensemble.

 Jean-Pierre Chambon : Je ne vois pas l’oiseau, encres de Carmelo Zagari, éditions Al Manar

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samedi 22 octobre 2022

Parler de films avec Jésus

L’épure, la poésie à l’os, la recherche de la substantifique moelle, ce n’est pas fait pour lui. David Kirby a besoin d’espace pour s’exprimer. Il lui faut dérouler sa pensée, vivre chaque séquence, chaque poème, en y mettant tout son être, sa mémoire, son humour, ses idées, ses rêves, ses goûts, ses réflexions, sa passion pour le rock, le blues, le cinéma.

À chaque fois, où qu’il se trouve, et ce peut être en discussion avec Little Richard (à qui il a consacré un livre), à une soirée littéraire à Washington, dans un salon du livre à Dublin avec le poète Gérald Stern, en Italie avec sa compagne Barbara ou au Jardin du Luxembourg à Paris (avec Jésus en personne ou presque), il y est pleinement, totalement présent, et il entend donner belle consistance à ces épisodes en notant ce qu’il vit, qui il rencontre, quelle est la teneur de ses échanges réels ou fictifs.

« Parfois des interviewers veulent savoir avec quels
morts j’aimerais me retrouver à table pour dîner,
mais ma réponse à cette question est : aucun.
Je veux dire, je ne verrais pas d’inconvénients à suivre Dante ici et là
pour voir à qui il parle et où il fait ses achats et quel est

son emploi du temps lorsqu’il écrit, mais peut-on envisager
d’avoir une conversation avec Dante ?
D’accord, il a écrit le plus beau poème du monde,
mais sa vision du monde serait totalement différente de la mienne,
et de plus on dit qu’il avait très mauvais caractère. »

Une situation particulière lui en évoque inévitablement une autre, ou un film, ou une lecture, qu’il s’empresse de mentionner et d’étayer. Sa pensée, volage et dynamique, l’oblige à sauter d’un sujet l’autre sans crier gare, la plupart du temps à cause d’une simple association d’idées. C’est ainsi qu’il avance, de fil en aiguille, sur le mode de la conversation, se retrouvant embarqué sur des chemins qu’il n’avait sans doute pas eu l’intention d’emprunter au départ et qu’il découvre en poursuivant l’écriture de son poème.

« "Cette blonde m’a embrassée", dit Barbara, et je dis "La coquine !"
mais je ne précise pas qu’elle m’a embrassé aussi, et m’a dit ensuite qu’elle et son amie
allaient ôter leurs vêtements et sauter
dans la piscine, est-ce que je voulais me joindre à elles, à quoi j’ai répondu Ouais, pour sûr,
mais Barbara est dans la pièce à côté, elle-même embrassée ou sur le point de l’être,

et j’ai déjà assez de problèmes : nous sommes à une fête organisée à la fin
du National Book Festival, et alors que personne ne m’a dit
de ne pas m’exprimer contre la guerre en Irak, il est difficile de faire comme
si rien ne se passait vu que les hélicoptères font vroum vroum
au-dessus de la tente des poètes »

Il n’est pas facile de rendre compte des circonvolutions que génèrent les poèmes narratifs de David Kirby. En extraire quelques fragments ne suffit pas. Il faut entrer dedans, les lire sur la longueur, les suivre (souvent sur trois ou quatre pages) pour les voir se déployer. Tous, mobiles et circonstanciés, bifurquent en changeant inopinément de cap sans que l’auteur ne perde le fil de son propos. Espiègle, pétillant de malice, curieux de tout, très érudit tout en sachant rester discret, cet adepte de la pirouette, de l’esprit d’escalier et de la digression parvient toujours à reprendre la main et à boucler la boucle en retombant impeccablement sur ses pieds.

Il ne se contente pas de parler de films avec ce Jésus qu’il s’invente lors d’une promenade au Luxembourg ("mon Jésus serait un poète, comme Joseph Brodsky qui s’asseyait dans ce même jardin"). Il multiplie les rencontres. Apprécie l’échange. Remet certains morts en scène. Revoit Otis Redding survolant pour la dernière fois les eaux glacées d’un lac dans le Wisconsin. Discute de l’immortalité avec Walt Whitman. Saute de train en train avec les vagabonds du rail. Fume un joint avec Gérald Stern dans la résidence de l’ambassadeur du Canada en Irlande. Ou s’imagine en train de prendre un improbable bain de minuit avec Pat Nixon.

« Maintenant j’ai l’âge qui est le vôtre sur le portrait, et je peux voir
combien cela a été dur pour vous, combien cela aurait été différent
si vous aviez fait un autre mariage, avec un homme bon. »

Né en 1944 à Baton Rouge, en Louisiane, David Kirby a publié une vingtaine de livres de poésie. Parler de films avec Jésus est son deuxième disponible en langue française, traduit, tout comme le précédent, Haha (Actes Sud, 2018) par Christian Garcin.

David Kirby : Parler de films avec Jésus, traduit de l’anglais (États-Unis) par Christian Garcin, éditions Le Réalgar.

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Cet ouvrage est l’un des trois premiers titres de la collection Amériques des éditions Le Réalgar.
Les deux autres sont dus à Robert Bly (La nuit où Abraham appela les étoiles, traduit par Christian Garcin) et à Gary Snyder (L’Arrière-pays, traduit par Brice Matthieussent).

mercredi 12 octobre 2022

Second jardin (drugi vrt)

Ces dernières années, la poésie de Lou Raoul s’est déplacée vers l’Est, et plus particulièrement vers la Croatie, pays qu’elle a découvert lors d’une résidence d’écriture en fin 2013. Ce séjour lui a permis de s’imprégner de certains lieux, de se frotter à une autre culture, à une autre langue, d’appréhender une histoire tourmentée et de se saisir des divers éléments de ce collectage particulier pour les rassembler dans Otok, (ïle en Croate), journal fragmenté, rédigé à la troisième personne du singulier, publié en 2017 aux éditions Isabelle Sauvage.

Second jardin s’inscrit dans la même veine. Apparaît ici aussi un personnage central. Qui ne s’appelle plus Kim (comme dans le livre précédent) mais Beris. Celle-ci n’est d’abord qu’une présence fragile dont l’enfance, dévoilée par bribes, passée derrière le rideau de fer, est marquée par le deuil, la mort du frère aîné, et par l’irruption, en pleine grisaille, de figures emblématiques : Khrouchtchev (coiffé d’une toque fourrée) ou Nadia Comaneci, vue en noir et blanc à la télé. C’est dans ce monde rude et cadenassé que Beris a vécu ses premières années.

Quand on la rencontre, alors que le rideau de fer est tombé et que la guerre dans les Balkans a fini par s’arrêter, elle est en mouvement, elle marche sur les petites routes qui serpentent jusqu’aux hameaux ou bien elle se laisse portée, en regardant défiler le paysage, assise dans le compartiment d’un train. Ses déplacements s’inscrivent dans un conditionnel qu’accentue l’emploi de la conjonction « si ». On la sent cependant sûre de ses repères, arpentant une contrée qu’elle connaît, se rappelant ici telle maison aux volets jaunes, là tel jardin potager, là-bas telle femme vêtue de noir.

Là où Beris va, la joie de vivre, si elle a un jour existé, n’est vraiment pas de mise. Les habitants subsistent chichement. Ils ne sont guère loquaces. La guerre est restée gravée dans les corps, les têtes, les mémoires. Les noms de ses chefs ornent quelques bâtiments publics quand ceux des victimes anonymes ne sont présents que dans l’intimité des familles.

« dans l’eau de la Drave, des personnes déjà mortes
leurs corps précipités un jour de 1991 dans les eaux
si au même moment
une femme est debout sur un pont
si c’est l’épouse d’une de ces personnes disparues
assassinées, précipitées
elle est debout sur le pont d’Osijek surplombant la rivière
et vers l’eau de la Drave pose des roses rouges dans l’air
si elle n’a aucun autre endroit pour se recueillir c’est ici
à chaque date anniversaire »

Il y a chez Lou Raoul, dans ce livre comme dans les précédents, un fil narratif qui repose sur des scènes ordinaires, qui vont à l’essentiel et qui se déroulent avec lenteur dans des paysages de campagne. L’ellipse et la suggestion y jouent leur rôle. Elle sait qu’il n’est pas besoin de tout dire. Le personnage féminin qu’elle a choisi possède un corps, une histoire, une mémoire, une identité. C’est elle qu’il convient de suivre, de page en page, en respectant les étapes d’un cheminement non linéaire, effectué la plupart du temps en extérieur, porté par une écriture dense, travaillée, en perpétuel mouvement. Dans la dernière partie du recueil, Beris prend la parole. Elle s’exprime au présent, en une série de poèmes brefs et incisifs, et dit qui elle est.

« je suis Beris Timber dans un corps de femme à peu près
avec des griffures aux bras et aux jambes
je ne dors pas sur le matelas taché et poussiéreux
dans la chambre qui est mienne et verte
quelqu’un me prépare ailleurs un lit clair
avec le soleil les murs deviennent jaune chaud à midi
quand un coq chante un autre lui répond
aucun coq agressif ne me saute sur la nuque
aucune chauve-souris ne s’agrippe à mes cheveux »

 Lou Raoul : Second jardin (drugi vrt), Éditions Isabelle Sauvage.

lundi 3 octobre 2022

De plus grands déserts

La poésie de Sébastien Hoët se faufile dans les méandres du monde d’après, celui qui perdure après la catastrophe, l’explosion, l’atomisation des paysages et des lieux familiers. C’est avec ce monde-là que les survivants doivent composer. L’homme que l’on suit est l’un d’entre eux. La tâche qui lui incombe – vivre, malgré tout – est ardue. Il n’a plus ni père ni mère pour toucher le tronc du vieil arbre généalogique. Il lui faut inventer d’autres repères, errer entre les ruines, devenir aussi invisible que l’ennemi qui guette et se trouver des plages de repos afin de reconstruire cet être en lambeaux qu’il est devenu. Il sait qu’il peut, pour cela, s’en remettre à la nuit.

« La nuit je me redeviens je me reforme. Je reforme l’animal tombé avec moi dans le puits. Je le reforme passé à travers la vitre du château. Je le reforme moi quand il est passé à travers moi. Je le reforme dans le feuillage des meubles la cheminée debout l’argent des tables, je le reforme dans notre parfait couinement. »

Son cheminement est parsemé de stations. Elles sont nombreuses et il doit, pour se rendre de l’une à l’autre, mettre son corps, sa pensée, ses réflexions et ses sens sous tension. Chaque étape constitue une séquence du livre dans lequel le lecteur prend aisément place, aidé par l’écriture prenante, posée, attirante, alternant vers et prose, semblant souvent s’adapter à l’oralité, d’un poète qui l’incite à s’approcher de territoires âpres et hostiles.

« Le jour je travaille mon invisibilité. Je cours dans des jardins. Je détruis des caves à coups de pied. Mes poings enfoncent des murs. Je ne mange plus. Je ne bois plus. Des enfants ont cru me voir. Dieu a cru m’entendre. On me désire. »

Après avoir jeté, en première partie de son recueil, les bases d’un manuel de survie plutôt efficace, Sébastien Hoët poursuit sa déambulation en partant à la rencontre de nouvelles terres. Il donne à lire des lieux dévastés. On peut le suivre presque visuellement. Il emprunte La Route précédemment ouverte par Cormac Mc Carthy dans son grand livre (au titre éponyme), avec enfant et caddie avançant dans des paysages inconnus.

« Nous préparions
la suite
la Route
nous délivrait
Nous remontions des pentes les redescendions
minions des animaux gueulant au noir »

S’immerger en poésie dans un monde post-apocalyptique n’est pas fréquent C’est pourtant ce que réalise ici Sébastien Hoët, en usant d’un phrasé dynamique et percutant, en se dédoublant, en se plaçant du côté de ceux qui luttent, esseulés, dans des contrées bien moins fictives qu’il n’y paraît, contre les éléments contraires, sans jamais songer à renoncer.

Sébastien Hoët : De plus grands déserts, éditions Les Hauts-Fonds.

mardi 20 septembre 2022

Poèmes lus par la mer

Dans les poèmes de Luis Mizón, né à Valparaiso en 1942, et fils de marin, la mer n’est jamais loin. Elle est régulièrement à portée de mémoire. Le lien est solide et l’exil à Paris, en 1974, à la suite du coup d’état militaire au Chili, n’a pu que le renforcer. Quand elle n’est pas visible, sa respiration reste perceptible. Le vent l’ébouriffe, lui soutire de l’écume et du sel, propage ses humeurs jusque dans les villes et les terres.

« il y a un chemin creusé dans la brousse marine
et les vagues
participent à leur propre sacrifice

vagues isolées
danseuses
vagabondes assoiffées
léchant le vent avec joie »

Les 26 poèmes ici réunis, « lus par la mer / et relus / par les calamars et les méduses », sont dédiés à Frédéric Jacques Temple. Luis Mizón évoque, en avant-propos, leur amitié née à Collioure en 1981, sur la tombe d’Antonio Machado, qui ne prit fin qu’avec la mort, en 2020, de celui qui, presque centenaire (il était né en 1921), avait eu le temps, avant de s’éclipser, de lire ces textes, ces fragments d’escales, ces instantanés de vie traversés par un imaginaire en verve, écrits en son honneur, et « dans lesquels se mélangeaient les lieux et les horizons qu’il avait fréquentés ou rêvés ».

« je voudrais me nourrir de toutes les choses qui s’en vont
et que je touche avant qu’elles ne soient
pièges et simulations »

Suivre Luis Mizón, c’est découvrir, à ses côtés, au gré de ses voyages ouverts et habités, des morceaux de territoires où les sons, les images, les apparitions, les ombres mouvantes, les scènes brèves, les métaphores se mêlent pour décrire et percevoir les dessous du réel, les à-côtés du monde. Ce peut être sur un marché d’Amérique du Sud ou sur une plage déserte, dans de grands espaces céréaliers ou sur le pont d’un bateau, ou encore sur une colline où s’est installé un cirque et où des chiens aboient « au passage d’un camion chargé de clowns ».

« je cherche ma place dans le silence
comme le ciel a trouvé la sienne
dans un puits »

Ces Poèmes lus par la mer, écrits en espagnol, ont été traduits par l’auteur. Ils sont présentés en version bilingue, accompagnés par les gouaches en mouvement d’Alain Clément qui fut, lui aussi, un ami de Frédéric Jacques Temple.

Luis Mizón : Poèmes lus par la mer, gouaches de Alain Clément, éditions Aencrages & Co.