jeudi 2 novembre 2023

MURmur

MURmur est composé de deux récits, tout aussi percutants l’un que l’autre. Le premier est le témoignage d’une femme qui s’exprime de derrière les barreaux, emprisonnée parce que vivant dans un pays où toute interruption de grossesse, volontaire ou pas, est sévèrement réprimée. Elle, c’est une fausse couche qui lui a fait perdre sa liberté en même temps que l’enfant qu’elle désirait. Double peine qui décuple sa rage, sa révolte, sa résolution à tout mettre en œuvre pour que les choses changent dans un monde où se succèdent des générations d’hommes qui décident du rôle et de la place des femmes dans la société.

« j’écris d’une époque et d’un pays délirants qui entérinent des lois punissant de prison toute femme dont la grossesse a été interrompue. D’un endroit où une moitié de la population accepte de n’être bonne qu’à porter les générations suivantes et sanctionnée pour y faillir. Moi, je sais, je connais l’histoire effacée et l’effacement de l’histoire.

je sais. À une certaine époque, il n’y a pas si longtemps en vérité, on a dépossédé les femmes de leur corps. »

La révolte gronde, enfle derrière les murs où certaines des détenues s’organisent et entendent bien fissurer les briques de leurs cellules pour que leurs voix portent, parviennent à sortir et soient relayer par d’autres, au dehors.

Le second récit, plus long, est également porté par des femmes qui s’organisent quand la plus jeune d’entre elles (GrandeEnfant, 16 ans), abusée par Garçon, un jeune type du quartier, se retrouve enceinte. Les faits sont exposés de façon factuelle, par paliers, à coups de phrases nerveuses, avec minutie et efficacité.
Après la stupeur et le désarroi, place à l’action. GrandeEnfant ne veut pas de cet enfant. Mère, sa mère (seule au foyer avec deux autres gamines à charge) prend les choses en main. Elle contacte Collègue, puis Secrétaire, puis Intermédiaire, puis Faiseuse, les différents maillons d’une grande chaîne de femmes solidaires qui ont toutes souffert dans leur chair, leur tête, leur quotidien.

« Secrétaire accepte de devenir momentanément Faiseuse. Accepte, elle en temps habituel si craintive et obéissante, de défier la loi. Et tant pis pour les cauchemars qui s’ensuivent, paniques de la dénonciation et des complications. C’est un risque à prendre pour guérir les enfances désastreuses, passées ou futures. »

Toutes seront dénoncées (par Garçon qui, pactisant avec les flics après un vol de voiture, monnaie ainsi son impunité), poursuivies, jugées, défendues par MaîtreAvocate (on pense inévitablement à Gisèle Halimi) lors d’un procès retentissant (en réalité celui de Bobigny en automne 1972) qui fera date dans la lutte pour le droit à l’avortement.
Caroline Deyns ne cite aucun nom. Ce n’est pas l’identité d’une telle ou d’une autre qu’il faut retenir mais l’action collective qu’elles ont initié. Elle retrace avec précision le long combat de ces femmes anonymes. Son écriture incandescente, concise, haletante, nous plonge au cœur de la lutte. Celle-ci, âpre et prenante, reste d’actualité. Partout des êtres redoutables, mus par des idéologies qui le sont autant, s’activent, peaufinent des projets de loi, préparent de terribles retours en arrière en se trouvant souvent des allié(e)s de circonstance.

« - N’oublie pas, jeune fille, que nous veillons. Et rappelle bien aux autres salopes qui te ressemblent, que toute loi est réversible. »

 Caroline Deyns : MURmur ,Quidam éditeur

Trencadis , le précédent, très remarqué (et remarquable) roman de Caroline Deyns (autour de la vie, du parcours et de l’œuvre de Niki de Saint Phalle) ressort dans la collection Les Nomades (Quidam éditeur)

dimanche 22 octobre 2023

10 x 10 Anthologie de la poésie allemande contemporaine

10 poètes (six femmes et quatre hommes), tous nés après 1960, 10 poèmes pour chaque auteur, une édition bilingue et la volonté de privilégier la diversité culturelle et la polyphonie contemporaine de la poésie allemande au vingt-et-unième siècle : tel est le pari audacieux proposé (et tenu) par José F.A. Oliver qui a choisi les voix présentes, les traductions étant signées Gérard Tessier et Tim Trzaskalik.

Né(e)s en Roumanie, en Turquie, en Pologne, en Bulgarie ou en Allemagne, ils/elles ont leur propre histoire tout en ayant en commun une expérience de la migration. Cela les façonne et l’on repère dans leurs textes des points sensibles dus à leurs origines, à leur enfance, à leurs déplacements, à leur manière de s’approprier et de faire bouger une langue avec laquelle ils se sont peu à peu familiarisés.

Ils se nomment Alexandru Bulucz, Safiye Can, Zehra Çırak, Özlem Özgül Dündar, Dinçer Güçyeter, Lütfiye Güzel, Dagmara Kraus, Martin Piekar, Tzveta Sofronieva et Mikael Vogel, sont parfois traducteurs, animent des ateliers d’écriture, travaillent avec d’autres artistes et vivent pleinement leur poésie. L’avantage d’une telle anthologie, comparée à celles qui, bénéficiant d’un inestimable recul, s’organisent autour d’œuvres déjà closes, ou sur le point de l’être, est de donner un état des lieux d’une poésie en train de s’écrire, conçue par des poètes et des poétesses qui cherchent, expérimentent diverses formes, creusent certains thèmes (parmi ceux qui traversent les sociétés occidentales), s’inscrivent dans leur époque, se montrent solidaires, sont rarement auto-centrés, ont lus leurs prédécesseurs,

Il y a là des voix prenantes, des découvertes étonnantes, des poèmes qui frappent par leur instantanéité ou leur profondeur. Ainsi Alexandru Bulucz, né à Alba Iulia, en Roumanie, où il a vécu jusqu’à ses treize ans :

« Il s’agissait
d’avoir assez à manger à la fin de la journée
de rester en vie, donc de rester auprès de la vie pratique,
de ne pas se laisser décontenancer
par ce qui se passait en dehors de la ferme,
ils ne la quittaient que pour faire quelques provisions élémentaires.
La grande routine était plongée dans un silence étrange,
le langage du corps se substituait aux paroles,
les travaux tiraient leur signification de la richesse des signes,
des changements de couleurs de la nature,
des bruits des animaux
du gonflement du pis des vaches sur lequel les veines ondulaient. »

Ainsi Safiye Can, née en 1977 à Offenbach, dans une famille Tcherkesse :

« Ce soir tu n’es pas venu
ni cette semaine
ni ce mois
ni cette saison.

Même cette année tu n’es pas revenu
et tu n’es pas non plus revenu
les années précédentes.

Une petite partie de moi attend toujours
une partie de moi est une petite fille
assise sur une chaise en bois
elle regarde vers la porte. »

ainsi Mikael Vogel, né en 1975 à Bad Säckingen :

« Le castor, écrit Dante, dans Inferno
Se préparerait pour sa guerre : contre les poissons.

Depuis la rive, selon la zoologie médiévale
Il laisserait pendiller dans l’eau sa queue qui sé-

Crèterait une substance graisseuse laquelle attirerait
Irrésistiblement les poissons – puis
Le castor se retournerait pour attraper son repas avec sa bouche. »

Ces 10 voix aident à saisir la diversité de la poésie qui s’écrit outre-Rhin. Dynamiques, elles s’ajoutent à beaucoup d’autres, se donnent à lire telles qu’elles sont, certaines en devenir, d’autres déjà bien posées, participant toutes à un vaste mouvement d’ensemble.


10 X 10 Anthologie de la poésie allemande contemporaine, choix et présentation de José F. A. Oliver, traductions de Gérard Tessier et Tim Trzaskalik, Les Hauts-Fonds.

Chez le même éditeur, et dans la même collection, paraît une autre anthologie, tout aussi passionnante : 9 poètes d’Écosse – 1920-2000 – avec des traductions de Camille Manfredi et Paol Keineg. S’y côtoient, entre autres, Hugh MacDiarmid, Edwin Muir et Muriel Spark.

jeudi 12 octobre 2023

La troisième voix

Isabelle Lévesque et Pierre Dhainaut entretiennent depuis de nombreuses années une correspondance assidue. Celle-ci leur a déjà permis d’écrire un livre, dans lequel le second intervenait à partir des photographies de la première. Cette fois, leur démarche est différente. Ils ont pris l’habitude de glisser, chacun leur tour et quand ils en éprouvaient l’envie, un poème dans l’enveloppe, se répondant, ou plutôt dialoguant ainsi, à partir d’un mot (le mot « neige » par exemple), d’un choix de voyelles, de consonnes ou d’initiales, du lieu où ils habitent, des couleurs du ciel au bord de la Seine ou à proximité du littoral, du climat, des mois, des saisons, du paysage (faune, flore, terre, craie, rocaille, etc) et de cet étrange (attendu et recherché) « état de poésie », si cher à Georges Haldas, qui les surprend à certains moments du jour. Ce sont les poèmes issus de ces allers-retours par voie postale qui sont ici rassemblés

« Nous savons que les heures s’effacent,
nous seuls pouvons disperser
les lettres des noms.

La craie sur le tableau du jour
couvre blanc l’horizon, novembre
approche ses légions pâles.

À Dunkerque, tu avances
les signes d’un pays
silencieux.

Ici, d’un bord à l’autre,
dès que s’ouvre le poème,
l’adverbe réduit le mot distance. »

Il leur faut beaucoup de complicité et une belle amitié pour parvenir à accorder leurs voix afin d’en créer une troisième. Le lecteur, porté par la teneur, la densité, la délicatesse et la générosité des correspondances, oublie peu à peu qui écrit quoi. Les poèmes viennent, se répondent, se nourrissent les uns les autres et la magie opère, générant un dialogue fécond.

« Souvent nous retournons le livre
sans avoir atteint le bas d’une page,
nous nous cachons la face avec les paumes
et nous fixons l’écran intime, peu à peu,
translucide, et nous continuons de lire.
C’est ainsi que la vue se régénère
dans un ciel rayonnant d’étoiles. »

Pour finir,, tous deux reviennent sur l’échange des poèmes et sur ce lent cheminement qui leur a permis de donner sa tonalité à La troisième voix.

« La contingence temporelle, devenue notre alliée, nous a offert un nouveau territoire, une nuit peut-être pour que les mots l’habitent » (Isabelle Lévesque)

« Comprendre, c’est se surprendre, ce n’est pas se contenter de faire écho, c’est accroître. » (Pierre Dhainaut)

 Isabelle Lévesque et Pierre Dhainaut : La troisième voix, peinture de Fabrice Rebeyrolle, éditions L'herbe qui tremble.

lundi 2 octobre 2023

Une fin d'après-midi continuée

Belle initiative des éditions Tarabuste qui réunissent en un seul volume trois livres « marocains » de James Sacré. Tous ont été publiés auparavant par André Dimanche : Une fin d’après-midi à Marrakech (1988), Viens, dit quelqu’un (1996) et Un paradis de poussières (2007). Ces trois livres sont écrits dans la compagnie d’une même personne, son ami Jillali Echarradi, peintre avec lequel il a souvent collaboré. Beaucoup de ces poèmes lui sont adressés.

« J’aimerais écrire des poèmes très figuratifs
Qu’on verrait dedans sans pouvoir se tromper
La couleur de Marrakech par exemple avec au loin la Koutoubia
Elle permet qu’on s’oriente en parcourant la ville et la campagne environnante.
À une terrasse de café on aperçoit, fugitivement, mais de façon précise
Ton visage inquiet qui va sourire
Après justement qu’on aura marché, beaucoup de silence et des paroles qui préparent à des gestes vrais,
La légèreté du soir et du monde à Marrakech. »

Au Maroc, à Marrakech mais aussi à Sidi Slimane, à Kénifra ou dans de plus petites bourgades, près des étals des marchands de menthe, de figues, d’escargots, ou au café, dans des campagnes à vocation agricole ou sur les routes où circulent les camions qui sillonnent le Magreb, James Sacré va à la rencontre, note, écrit dans la proximité des autres, amis peintres, écrivains ou anonymes, dans un décor changeant au gré des nuances et des variations de couleurs, guettant les gestes les plus infimes de ceux, de celles qui l’entourent. Il ressent une sorte de bonheur à se trouver là, au milieu de gens si naturellement vivants, découvrant leurs lieux, leurs rites, leurs méthodes de travail tout en se découvrant parfois lui-même, surpris de retrouver dans ce pays des façons de vivre (de peu) qui ressemblent à celles qu’il a connu durant son enfance et sa jeunesse en Vendée.

« Je retrouvais dans ce pays des chemins
qu’on a détruit dans le mien 
Bientôt personne qui s’en souvient. »

Rien ne paraît pouvoir lui échapper (des détails, par dizaines, qui s’offrent à lui) tant on le sent curieux, attentif, disponible, prêt à s’abandonner. Son poème débute dans la présence des autres, qui le font vibrer et dont il ressent les soubresauts du corps jusque dans le sien. Il avance en donnant à son texte – dont on a l’impression, agréable, qu’il s’écrit sous nos yeux – un rythme posé, une continuité qui privilégie les sinuosités, un peu comme s’il avait besoin de bifurquer, de corriger un brouillon ou de revenir sur ses pas pour préciser sa pensée, pour ajouter des éléments à la séquence qu’il est en train de construire.

« Poème qui s’en va, de passage,
Entre le monde et le bruit des mots.
On s’invente un désert en parlant parce qu’on oublie
Qu’on est au paradis.
Je suis là que de passage, un pied
Dans le vivant, l’autre pris
dans le bruit du vivant. »

Il voit, surprend telle attitude, tel geste, tel sourire ou regard, sort parfois son appareil photo pour mémoriser un instant, pour le faire bouger ensuite dans son poème. Toute la vie simple, habituelle, silencieuse ou tumultueuse qui bruisse autour de lui l’attire.

« Je voudrais m’en aller dans un poème
Pour être comme à côté du corps
De quelqu’un d’autre, un corps
Où la parole ne trahit pas le silence.
Mais le poème est trop de ruse et rien
Qu’on pourrait caresser. »

Ce volume (de 360 pages) est plein de paysages, de mouvements, de haltes, de moments de vie, de partages, d’amitié, de recueillement dans certains cimetières, de gestes, de visites, de dons, d’offrandes, de retenue, de découvertes et c’est son auteur qui en parle le mieux :

« Ces livres sont des gestes d’écriture, qui ne veulent rien expliquer, qui veulent seulement rencontrer, et continuer de s’étonner (heureusement ou pas), de découvrir et de se découvrir dans la compagnie de l’autre, qui est l’hôte, ce mot qui met superbement ensemble l’autre et le même. »

James Sacré : Une fin d'après-midi continuée, postface de Serge Martin, éditions Tarabuste.

samedi 23 septembre 2023

Nouvelles notes sur les noms de la nature

Six ans après leur avoir consacré un premier recueil de notes, Philippe Annocque récidive en se penchant à nouveau sur les étonnants noms de la nature. Il apprécie leurs bizarreries, les confusions qu’ils ne manquent pas de provoquer et le décalage qui existe parfois entre leur appellation d’origine et leur apparence ou leur lieu de vie..

« Grison d’Allemand est un drôle de nom pour qui ne vit qu’en Amérique latine. »

« Certains distinguent lièvre et lapin à leurs oreilles.
En effet, l’oreille de lapin est une plante
alors que l’oreille de lièvre est un champignon. »

Il nous donne rendez-vous dans les sous-bois ou dans la prairie, en haut des arbres ou dans les eaux turquoises des mers chaudes pour rencontrer quelques-unes de ces plantes, bêtes et bestioles dont les noms autrefois savants, issus souvent du latin, l’étonnent, le laissent perplexe et l’incitent aux jeux de mots.

« Je me suis renseigné, mais non :
la nonnette voilée ne pousse pas sur les mêmes terrains
que le phallus impudique.

L’impudeur n’étant pas suffisamment
attirante,
on l’appelle aussi parfois satyre puant. »

Des noms souvent peu connus apparaissent dans ce recueil où la nature reste secrète et discrète, ne se dévoilant qu’en fragments poétiques et malicieux, On y croise la tourte voyageuse et le chevrotain porte-musc, la tégénaire géante et l’ours à collier, le serpent à lunettes et la vesse-de-loup, le moqueur polyglotte et le maquereau espagnol,

« L’ambre liquide
donne son autre nom
au copalm d’Amérique.

Car c’est le copal,
une résine fossile,
qui donne son autre nom
au liquidambar ».

Philippe Annocque s’aventure sur les traces de ces spécimens rares ou communs, participant tous de la diversité d’une nature soumise à rude épreuve, accompagné, à nouveau, par Florence Lelièvre qui illustre, dessine, croque, d’une main vive et sûre, fleurs, feuilles, écorce, oiseaux, araignées, champignons, serpent, poissons, etc, donnant ainsi à voir ce qui se cache derrière plusieurs de ces noms.

Philippe Annocque : Nouvelles notes sur les noms de la nature, illustrations de Florence Lelièvre, éditions des Grands Champs.

mardi 12 septembre 2023

Ils restent

Ils ne se parlent pas, posent ensemble, côte à côte ou l’un derrière l’autre, regardent l’objectif ou l’évitent, sont au travail dans les champs ou dans la grange, parfois en promenade dans la forêt ou au bord de la mer. Tous apparaissent deux par deux, à chaque fois un père et un fils photographiés par Eric Courtet. Ils sont calmes, ne sourient pas, semblent porter en eux une certaine mélancolie ou tout au moins une tristesse indéfinissable. Ils ne sont pas figés, loin s’en faut. Ces hommes saisis en un moment particulier nourrissent une relation père-fils plutôt secrète et les textes courts de Marie-Hélène Lafon sont là pour nous le rappeler. Pour suggérer, pour inventer aussi.

« Aujourd’hui encore, à presque quarante ans, quand il voit des pères et des grands-pères porter sur le dos ou sur les épaules des petits garçons de cinq ou six ans, il retrouve aussitôt l’odeur de la nuque et des cheveux de son père et il a envie de pleurer. »

Les émotions qu’elle fait passer dans ses proses émanent des fils. L’un n’a jamais osé dévoilé son homosexualité à son père, un autre a choisi de pratiquer le rugby plutôt que le football pour faire plaisir à son paternel, un autre encore a porté, après la mort du père, "sa dernière paire de chaussures montantes, fourrées, chaudes et souples, quasiment neuves et a utilisé aussi les grands mouchoirs à carreaux verts et rouges, une douzaine, marqués à son nom qui se trouvaient dans son trousseau revenu de la maison de retraite."

En quelques phrases, Maie-Hélène Lafon s’approprie, en toute liberté, les photographies d’Eric Courtet. Elle y grave des portraits simples et saisissants, ceux des fils en quête d’une indépendance qu’ils n’acquièrent que difficilement.

« Son père lui a dit, je ne veux pas te voir
à mon enterrement

Il n’est pas allé à l’enterrement de son père
Il a obéi à son père.

Quand on lui a téléphoné pour lui annoncer
la mort de son père, il a dit, au moins comme ça
il fera plus chier personne
 »

Les mères n’apparaissent pas mais leur présence est perceptible dans certains textes.

Cet ensemble (beau format 15 X 25 cm) interroge la relation à la filiation, à la mémoire, à sa fragilité, à sa subjectivité, à sa transmission, à son enracinement dans les lieux où vivent ces hommes..

« Du côté des arbres
Quand ils sont nus, contre le ciel.

Dans la lumière et dans le vent, au bord
de la nuit, en ses lisières. »

 Marie-Hélène Lafon (textes et poèmes) et Eric Courtet (39 photographies couleur) : Ils restent, éditions Isabelle Sauvage

 

dimanche 3 septembre 2023

Georges Perros La vie est partout

Georges Perros aurait eu 100 ans cette année si la maladie ne l’avait pas fauché en janvier 1978. Il n’aura vécu que 54 années pleines. C’est ce nombre de poèmes qu’Hervé Carn a choisi de lui dédier, en un éloge simple et amical, en retraçant quelques-uns des moments forts partagés avec l’auteur des Papiers collés, d’Une vie ordinaire, des Poèmes bleus ou encore de L’Ardoise magique (dont il fut le premier éditeur au sein de la revue Givre).

« Le pli, la traverse, la délicatesse, la finesse. Voilà, tout cela, c’est vous, tel que je vous vois si vivant, si malicieux, si heureux de porter votre triomphant désespoir. J’ai pensé à vous chaque jour depuis votre mort. »

Hervé Carn revient sur les cinq années durant lesquelles il côtoya Georges Perros. À Douarnenez, pour la rencontre initiale, à Quimper, à Brest, à Rosporden, à la Pointe du Raz ou à Paris, à l’hôpital Laënnec où s’est éteint celui qui, né dans le quartier des Batignolles ("Ici naquit Georges Machin / qui pendant sa vie ne fut rien / et qui continue"), s’était épris des ciels changeants et tourmentés d’une ville de bord de mer peuplée d’êtres taciturnes qui lui ressemblaient beaucoup et où il décida de jeter définitivement l’ancre.

« Il en avait assez des Parigots
Qui venaient vers lui pour meubler
Ensuite les conversations au Lipp
Ou au Pont Royal tiens tiens Perros
Vous les avez donc vues sa bouille
Et sa moto comment fait-il
Disaient-ils vaguement honteux
De le demander et de donner
Tant d’importance à ce type
Qui les méprisait de jouer à la marelle
Entre coups de chapeaux et d’encensoir
Et d’articulets ciselés dans l’encre
De la célébration de l’entre-soi »

Ses vrais amis restaient discrets et respectaient son intimité, ses silences, ses jardins secrets. Hervé Carn était l’un des plus jeunes. Les liens tissés entre eux l’amenèrent à fréquenter sa famille, sa femme, ses enfants. Il les évoque dans ces séquences pleines d’humanité où l’on voit peu à peu se dessiner un autre Perros, l’homme du quotidien, de la « vie ordinaire », abandonnant sa mansarde et ses livres, devenant piéton du port de Douarnenez ou motocycliste s’enivrant de l’air iodé du littoral. On découvre celui qui va au match soutenir la Stella Maris, l’équipe locale, qui flâne au marché et qui boit son coup au café du coin.

« Lorsqu’il s’en va serpenter dans la forêt sombre
Assis au pied du vieux chêne je le regardais
Se mirer dans l’eau noire puis il s’éloigna
Et sans le moindre mot s’assit dans la voiture
Se saisit de son calepin où il balança une note
De retour à Ploné il n’est plus tout à fait le même »

Plus qu’un éloge de Perros, La vie est partout est une incitation à relire l’œuvre (notes, poèmes, récits brefs et correspondance) de cet homme pour qui l’écriture était essentielle même s’il savait que l’on "n’écrit jamais que pour personne par personne interposée" (1). De nombreux écrivains traversent le livre. Jeunes ou moins jeunes. Des noms familiers et d’autres moins connus. Tous ont croisé sa route et quelques-uns (dont Michel Butor) ont fait un bon bout de chemin à ses côtés. Ce solitaire, fidèle en amitié, aimait l’échange (ses lettres en témoignent), le silence, la bonne compagnie et le tempétueux vent d’ouest qui le revivifiait dès qu’il enfourchait sa bécane pour aller se changer les idées dans les parages du cap Sizun et de la pointe du Van.

(1) Citation reprise par Thierry Cecille dans l’excellent dossier qu’il a consacré à Georges Perros dans Le Matricule des anges  n°  125

Hervé Carn : Georges Perros La vie est partout, éditions La Part commune.

jeudi 24 août 2023

Le texte impossible

Lire Alain Roussel requiert une certaine disponibilité d’esprit, une sorte de lâcher prise afin de se laisser guider par ce flâneur qui s’aventure, subjugué par les lettres et les mots, dans les lacis et les broussailles de la langue, se demandant ce qu’il fait là, continuant néanmoins de cheminer en mettant sa promenade à profit pour entremêler le réel et l’irréel, le dit et le non-dit, l’imaginaire et l’autobiographie, l’immobilité et le mouvement.
Le Texte impossible naît d’un vide, d’une communication rompue entre l’auteur et l’univers qui ne peut être rétablie que par l’écriture.

« J’ai soudain la conviction que l’écriture, s’insinuant dans le monde, va chasser la banalité. Je vais m’installer à demeure au cœur des choses, vivre dans l’érection du temps. »

Cela se passe à Arles, à sa fenêtre, avec au loin les contreforts des Baux-de-Provence, ou dans les rues de la ville où il aime se ressourcer entre deux séances d’écriture, sa marche l’amenant à faire halte dans un café, d’abord pour se désaltérer en buvant une bière et bientôt pour regarder vivre et bouger les consommateurs qui s’y trouvent. C’est là que son imaginaire s’emballe. Une femme est assise au bar, jupe légèrement relevée au-dessus du genou, avec, près d’elle, son sac à main. Curieusement, il n’observe que cet objet entrouvert « comme une bouche qui murmure », ne peut s’en détacher, en fait le véhicule de sa pensée. Sa vision le propulse ailleurs, autrefois, à Boulogne-sur-Mer (où il est né), porté par cet impérieux besoin d’écrire qui le "déchire comme une décharge électrique".

« Que tout cela ne soit qu’illusion ne m’apparaît qu’après, quand j’ai cessé d’écrire. Mais sur l’heure, j’y crois vraiment. »

Il y a entre Alain Roussel et les mots une belle complicité. Il leur donne beaucoup. Ils le lui rendent bien. Ce qu’il leur demande dans Le texte impossible, en plus de leur survenue déroutante, c’est de l’aider à redonner corps à la femme aimée et, semble-il, perdue. Pour ce faire, le récit va vite basculer et quitter la ville, ses rues, ses remparts pour se resserrer autour d’une absente à laquelle il va désormais s’adresser,

« C’est étrange : écrivant vers toi, c’est tout le procès de l’écriture qui s’accomplit sous mes yeux, l’impossibilité pour le texte de te rejoindre dans la vie même, la défaillance de toutes les métaphores devant l’absolue nudité de ton corps. »

Ce que l’auteur interroge, c’est son incapacité à renverser une réalité douloureuse – l’absence d’une femme aimée, désirée – en essayant de la réinventer par l’écriture. Dans un récent poème autobiographique, que l’on peut lire à la suite du Texte impossible, il revient sur ce récit qui n’a cessé de l’accompagner depuis sa conception, au milieu des années 1970.

« J’écrivis Le Texte impossible à Arles dans la clarté provençale
l’œil rivé sur l’abbaye de Montmajour et la blancheur aveuglante des Alpilles
c’était comme une lettre d’amour et de révolte
à une femme réinventée
celle avec qui je vivais alors dans l’éloignement et dans la perte
j’aurais voulu qu’elle traverse les mots pour venir me rejoindre
qu’elle quitte enfin le grand mutisme blanc
qui l’habitait douloureusement. »

Il termine en précisant qu’il a échoué. Une quête impossible qui lui était alors d’une nécessité vitale. Sans elle, ce texte empli de vie, de vigueur, de visions et d’espoir n’aurait pu exister. Et c’eût été dommage. D’autant qu’il contient déjà en germe la plupart des thèmes que l’écrivain – qui donne la part belle à un imaginaire sensuel et lumineux – n’a, depuis, cessé d’explorer.

Alain Roussel : Le texte impossible suivi de Le vent effacera mes traces, éditions Arfuyen.

dimanche 13 août 2023

Béakoak n°3 / Alain Jégou

 « La nuit tombe et la mer peinarde se laisse dorloter la surface par un soleil hivrnal qui s'est fardé rougeaud pour faire croire à sa bonne santé radieuse. Ne trompe personne. Surtout pas moi qui me caille les miches chaque jour au large de tout.

Alain Jégou, lettre du 13 décembre 1996

La revue buissonnière Béakoak, animée par Gwenn Audic et Jean-Claude Leroy, consacre son numéro 3 à Alain Jégou, décédé il y a maintenant 10 ans.

Témoignages, extraits de lettres, poèmes et brève bibliographie permettent de le retrouver et de réentendre la voix claire, claquante et dynamique de l'auteur de Passe Ouest, de Totems d'ailleurs, de La Suie-robe des sentiers suicidaires (et de nombreux autres titres).

Ayant définitivement largué les amarres, il fait route vers des contrées invisibles, loin derrière la ligne d'horizon, et nous donne, ponctuellement, de ses nouvelles, avec ses livres restés à quai.

Béakoak se lit en ligne et c'est  ici

jeudi 3 août 2023

Projet Delta(s)

Projet Delta(s) est un voyage initié par le poète Pierre Soletti et son frère Patrice, guitariste et compositeur, partis sur les traces de leur grand-oncle maçon Francisco Fito, âgé de 92 ans aujourd’hui, qui, bon pied, bon œil et résolument de bonne humeur, les accompagne du delta de Camargue, où il s’est installé après avoir dû fuir l’Espagne de Franco en 1947 à celui de L’Èbre, où il est né et où vit toujours une partie de sa famille. Les deux frères l’ont embarqué en van dans un road movie poétique, musical et graphique qui donne naissance à un livre, à un cd et à un documentaire.

Pendant le voyage, Pierre Soletti a tenu un carnet et un journal de bord, à la fois écrit et dessiné, saisissant, en griffant le papier avec cette graphie particulière qui est la sienne, en peu de mots, de manière nerveuse et percutante, les différentes étapes de ce périple plein d’humanité où rayonne la présence rassurante de l’oncle Fito.

« Nous lisons la nuit, les étoiles, les frontières, les passages, les cuivres, le vent, pour ne pas oublier la source des racines. Bruits de vie qui s’entrechoquent. »

Peu à peu, au fil du parcours Projet Delta(s) s’affine et devient une création collective qui déborde d’énergie communicative. Livre, CD, DVD retracent un voyage sensible et généreux. Sous le soleil ou la bruine, dans des paysages traversés avec lenteur, pour ne rien rater de l’émouvant retour aux sources.

Pierre Soletti a également, et tout récemment, publié Clap hands, un ensemble de poèmes brefs, intuitifs, dédiés à Tom Waits.

« le chat ébahi
regarde son reflet
dans la glace

comme lui
nous nous
regardons
dans le miroir

étonnés

de qui nous
ne sommes

pas »

En début d’année, publiant Shakespeare dans une baignoire, il suivait d’autres traces, plus lointaines, plus énigmatiques, celles du grand dramaturge en questionnant quelques-uns de ses personnages et en dialoguant nonchalamment, par delà les siècles, avec ses contemporains, se rendant en imagination là où est né, à Stratford-upon-Avon, et enterré celui qui serait mort, dit-on, « après une soirée bien arrosée avec son ami Ben Jonson ».

 Patrice et Pierre Soletti : Projet Delta(s), Musique, Poésie, Vidéo, préface de Serge Pey, poèmes catalans de Laia Claver, Sandra Artigas et Rosa Pou pour la chanson Fil de mar, .Mazeto Square.
Pierre Soletti : Clap hands, a tribute to Tom Waits, Atelier du Hanneton
Pierre Soletti : Shakespeare dans une baignoire, Dernier Télégramme

 

samedi 22 juillet 2023

Plus vivant que la vie

Il y a quelques années, Anna Dubosc racontait, dans un récit intime et palpitant, son quotidien de jeune femme bousculée par la lente dégradation de l’état de santé de sa mère Koumico. Celle-ci perdait peu à peu la mémoire et ses repères. Il fallait lui venir en aide, rafistoler les fils de ses souvenirs, la maintenir debout dans un présent auquel elle appartenait de moins en moins. Le texte, émouvant, donnait corps et vie à une vieille dame énergique et attachante, nullement décidée à s’en laisser compter, et surtout pas par la mort. Mais celle-ci, à force de rôder, et c’est ainsi que débute ce nouveau livre, a fini par gagner la partie. Koumico est décédée.

« Je sais et je ne sais pas que ma mère est morte. Je sais qu’elle est morte depuis une semaine, mais je ne sais pas ce que ça veut dire. C’est fini, elle est morte. J’ai beau me le répéter, ça ne rentre pas. »

C’est dans cet entre-deux que se faufile Anna Dubosc pour dire ce qui n’est plus mais ce qui, pourtant, subsiste toujours, par-delà la mort. L’absente ne l’est pas vraiment et celle qui n’a pas voulu la voir sur son lit de mort la voit désormais réapparaître régulièrement. Elle semble résister à sa propre disparition en confiant aux bons soins de sa fille, qui saura les agencer, quelques épisodes de son passage sur terre. De nationalité japonaise, elle était née en Mandchourie, s’était adaptée à la vie parisienne, aimait le cinéma, les livres. Écrivaine, elle avait publié deux ouvrages et continuait de prendre des notes. Elle s’était, au fil des années, aménagée un univers bien à elle dans son appartement de la rue Ganneron, près du cimetière Montmartre. Elle appréciait les cafés, les rencontres, les voyages.

« Dans Sans Soleil, Chris Marker dit que la cloison qui sépare la vie de la mort est plus fine en Orient qu’en Occident, et que les petits Nippons s’en approchent parfois avec curiosité pour tenter de voir au travers. J’aimerais voir la mort de ma mère avec ces yeux d’enfant, ceux qu’elle a d’ailleurs gardés tout au long de sa vie. »

Ce qu’écrit Chris Marker (qui a, par ailleurs, consacré un film court – Le mystère Koumico – à la femme libre qui l’avait beaucoup impressionné, lors d’une rencontre au Japon, en 1965), évoquant cette fine cloison qui attise la curiosité de ceux qui aimeraient apercevoir ce que personne n’a jamais vu, Anna Dubosc l’expérimente en se servant de son aptitude à quitter momentanément le monde urbain et agité dans lequel elle vit pour s’inventer des escapades dans un passé plus ou moins récent. C’est en ces moments privilégiés qu’elle se remémore quelques séquences vécues en compagnie de sa mère. Elle lui rend ainsi hommage, de la plus belle des manières, en la faisant se mouvoir dans une réalité qui n’est plus la sienne, au contact de ses amis, de sa famille, bougeant dans ses lieux de prédilection ou de passage.

« Parfois, j’en peux plus, j’ai envie de tout arrêter, d’écrire autre chose, une fiction. Puis je me ressaisis ; c’est ma douleur, elle m’appartient. C’est même la chose dont je suis la plus sûre, la seule qui ne se dérobe pas sous mes pieds. »

L’acte(pris hors concours 2016) est réédité en poche chez le même éditeur. d’écrire, de poser des mots justes sur ce qui la fait être intensément vivante, à l’écoute des autres, est questionné tout au long du roman. Anna Dubosc y répond de façon imparable, avec son « parler vrai », l’incroyable dynamisme de son écriture et son envie irrépressible d’être toujours, y compris quand elle revoit des scènes antérieures, du côté de la vie. Elle mord dedans. Et c’est tonique et bouleversant.

Anna Dubosc : Plus vivant que la vie, Quidam éditeur. 

Koumico, (prix hors concours 2016) est réédité en poche chez le même éditeur.

jeudi 13 juillet 2023

Le vent dans les arbres

Il y a de quoi être fortement impressionné, presque sans voix, inquiet quant à trouver les mots justes pour dire le foisonnement, la densité, la richesse d’un tel livre : 400 pages rassemblant des textes écrits entre la fin des années 1970 et le milieu des années 80, une décennie durant laquelle Jean-Pierre Le Goff (1942-2012) n’aura pas chômé.

Le plus étonnant est de voir que l’auteur, rivé à ses pensées, à ses découvertes, à ses interrogations quotidiennes, à ses flâneries intempestives, à ses promenades imaginaires ou réelles, à sa curiosité exacerbée, écrivait et construisait ses récits posément, patiemment, sans éprouver le besoin de les publier. Il en donnait bien quelques-uns aux revues amies, notamment à Camouflage, qu’animait Jimmy Gladiator, mais la plupart restaient dans ses dossiers. C’est dans ceux-ci, conservés à la Bibliothèque des Capucins à Brest, que Sylvain Tanquerel est allé puiser pour concevoir cet ensemble.

Il a exploré le fonds Le Goff, s’est concentré sur le premier versant de l’œuvre, cette période où, fasciné par des objets divers, par les bruits, les bruissements, par ses virées ferroviaires, par la friabilité des ailes des papillons ou par la triste domestication des violettes, il donnait libre cours à sa pensée et aux rêveries qu’il conduisait à sa guise, les guidant en douceur mais avec exigence et abnégation. Cet homme est aux aguets. C’est sa vocation première. Rien ne doit lui échapper. Et tout ce qu’il découvre doit lui permettre d’ouvrir ses fenêtres intérieures et de se propulser là où son cerveau l’appelle. Quand il évoque « Le vent dans les arbres », il se porte instantanément à hauteur de branches, frissonne avec les feuilles, interroge le tronc, les racines, la cime, se demande ce qu’en pense les habitants du lieu, les oiseaux, les fleurs, les fruits et quelles sont les motivations de ce visiteur invisible et aérien aux humeurs si changeantes.

« Selon Léonard de Vinci le regardeur peut voir dans les taches des murs des images qui parlent à son esprit et entendre dans le bruit des cloches des sons que l’imagination interprète ; de même dans le bruit du vent dans les arbres des sonorités différentes se reconnaissent : murmure de rivière, pluie, ressac. »

Suivent vingt pages magiques où il avance, les écoutilles grandes ouvertes, à l’écoute du moindre son, créant, par fragments, un étonnant puzzle de notes avec l’intuition « que les mots sont à l’esprit ce que les arbres sont au vent ».

Il nous invite, dans la foulée, à une marche lente et minutieuse au cœur de la forêt. Le lieu, mystérieux, regorge de surprises. Il les détecte avec une certaine gourmandise et se fait un plaisir de mettre sa pensée et son imaginaire à l’épreuve. Plus tard, c’est en tronçonneur de branches, lors d’un été pluvieux dans le Jura, qu’on le retrouve en train de détecter les traces, les signes, les pictogrammes inscrits sur le bois par des insectes dits « typographes ».

« J’ai appris qu’une personne pouvait retrouver dans ces tracés tout l’alphabet hébraïque. »

De fil en aiguille, poursuivant ses flâneries, il s’empare d’un bâton pour tenir en main un « petit morceau » de forêt. Il emprunte ainsi à l’arbre l’un de ses membres et s’emploie à donner vie à ce bout de bois en l’interrogeant, en cherchant ce qui se cache derrière l’écorce.

« Le bâton semble établir un courant entre le promeneur et le fond végétal dans lequel il baigne. »

Jean-Pierre Le Goff aime également se confronter, avec joie, tout comme le fit jnaguère Francis Ponge, à nombre d’objets ordinaires. Il étudie leur forme, leur physique, leur spécificité. À leur contact, il affine sa pensée et souligne leur incomparable présence, qu’ils soient billes, bols, hélice, cailloux égarés, barque, bouteilles consignées ou bulle de savon.

« La bulle de savon est une sphère. La géométrie démontre qu’il n’y a pas de surface plus réduite que la sphère pour contenir un espace donné. »

Méthodique, facétieux, heureux de circuler dans les spirales de sa pensée, Le Goff apprécie tout particulièrement le chemin de fer. Attendre sur un quai de gare ou se laisser porter par le rythme lancinant d’un train lui procurent des sensations différentes et complémentaires. Cela l’incite à écrire des « miettes ferroviaires » qui glissent sur les pages de ses carnets.

« L’attente est agréable.
Les rails font des écarts.
Les voyageurs ne les voient pas. »

Il y a matière à bouger en soi, à lire, à découvrir, à sentir, à partager dans cet ouvrage aux multiples portes d’entrée. Il est bon de le garder à portée de main. De l’ouvrir au hasard. Et de se laisser happer par l’écriture posée, ample, enveloppante de ce grand discret qui aura passé sa vie à détecter les vibrations infimes qui fondent l’être humain en le rattachant à son environnement immédiat, quel que soit le lieu où il se trouve,

Jean-Pierre Le Goff : Le vent dans les arbres, éditions Le Cadran ligné.

 

mardi 4 juillet 2023

Il faut croire au printemps

Une voiture roule, pleins phares, en direction des falaises d’Étretat. Au volant, un musicien de jazz, à l’arrière un bébé endormi dans son couffin. Dans le coffre, le corps d’une femme, la mère du petit et compagne de l’homme qui va, d’ici quelques minutes, s’en débarrasser en la jetant à la mer. Plus tard, il ira déclarer sa disparition à la gendarmerie. Qui ne parviendra jamais à retrouver sa trace

« Le couffin dodelinant au bout du bras, le père reste à contempler la mer qui reflue, cherche à y deviner le corps aimé qui bringuebale parmi les flots. Puis il fait demi-tour, réinstalle l’enfant sur la banquette arrière, l’arrime à la ceinture de sécurité. S’accroupit à hauteur du petit visage qu’il entoure de ses mains dans l’espoir de l’apaiser, de le réchauffer, de l’attendrir peut-être. »

En quelques pages, Marc Villemain nous embarque dans une histoire dont il reste encore beaucoup à découvrir. Comment cette femme est-elle morte ? Qui l’a tué, dans quelles circonstances ? Est-ce un acte prémédité ou un accident ? On va l’apprendre au fil de la lecture, en retrouvant l’homme et son fils dix ans plus tard, quand une amie du musicien lui annonce que l’on a aperçu son ancienne compagne dans une communauté en Allemagne. Il ne peut que faire semblant d’y croire et part, avec son gamin, en Bavière. Où il ne trouvera évidemment rien. Plus tard, c’est en Irlande, où quelqu’un a également vu la disparue, qu’il doit se rendre, pour continuer à valider la thèse de la disparition.

Comment peut-on vivre après avoir tué (accidentellement, après une dispute, on l’apprendra bientôt) sa compagne et s’être ainsi débarrassé de son corps ? L’homme, animal complexe et malin, s’invente parfois d’étonnants stratagèmes pour cohabiter avec sa culpabilité. Cela ne dure qu’un temps. À moins d’appartenir à la catégorie des tueurs froids et machiavéliques. Ce qui n’est pas le cas de cet homme, plutôt mélancolique, maladroit, cultivé, surpris d’avoir commis un tel acte, capable de tomber amoureux assez facilement, reportant son affection sur son fils. Il essaie de colmater ses failles comme il peut, l’alcool et les psychotropes aidant, et garde son secret. Dix ans qu’il se mure dans le silence, emmuré dans une prison sans barreaux apparents.

Ce personnage n’a évidemment rien d’un héros. Marc Villemain ne le juge pas. Il le regarde vivre, le suit à la trace, en Allemagne, en Irlande ou à Paris, dans les clubs de jazz, les bars, les pubs, traînant partout sa feinte nonchalance. Il est, la plupart du temps, accompagné de son fils et assure plutôt bien son rôle de père. Reste l’absence de la mère. Le gamin ne l’a jamais connue et ne croit pas à une réapparition soudaine. Son père, quant à lui, n’espère plus grand chose. À part une rencontre providentielle, une personne bienveillante et attentive, et ce ne peut être qu’une femme, qui saurait l’écouter sans l’accabler. Ce jour-là, s’il advient, et il adviendra, il pourra se délivrer d’une part de lui-même, se délester de son terrifiant fardeau et entrevoir une porte de sortie.

Cet homme, que Marc Villemain nous montre en équilibre instable, cherchant malgré tout à tenir, et dont il sonde, avec finesse, la personnalité complexe, n’est pas le seul protagoniste du roman. Son fils l’est tout autant. Et de façon lumineuse. Grâce à sa présence rassurante, attachante et spontanée.

Marc Villemain : Il faut croire au printemps, Éditions Joëlle Losfeld

mardi 27 juin 2023

Sur la voie abrupte

Il procède par petites touches, esquisses concrètes qu’il dessine au gré de ses voyages et dont il se sert pour tenir un journal uniquement composé de poèmes. Son cheminement est intérieur mais les lieux qu’il découvre sont bien réels. Il ne les choisit pas au hasard. À chaque fois, quelque chose l’incite à se rendre sur place. Ce peut être à Venise où il s’amuse d’un jeu de masques en cours sur le tapis rouge de la Mostra, ou à Rome, en visite au cimetière non catholique où reposent Corso, Shelley, Gadda et bien d’autres, ou près de Volgoda, dans un monastère du nord de la Russie, ou à Göteborg..

« Dans le jardin botanique de Göteborg
Je me sens fragile devant toutes ces fleurs
Écloses en mai, éteintes, brûlées en juin,
Dans la ville on fleurit les statues des poètes.
Le poète Dan Andersson, prolétaire au visage sévère.
Karin Boye, une fleur fanée à la main.
Heureux pays. »

Jean-Claude Caër n’est pas seulement ce voyageur qui décrit avec parcimonie quelques-uns des endroits du monde où il questionne le quotidien et la mémoire de ceux qui y vivent, y décelant une certaine sagesse et de quoi nourrir sa géographie affective. Son histoire le ramène également vers sa commune d’origine, Plounévez-Lochrist, dans le nord du Finistère. Là sont ancrées ses racines. Quand il y pose ses pas, c’est un autre voyage qui débute. Ainsi celui qu’il effectua lors du premier confinement, en mars 2020, moment idéal pour retrouver pleinement sa maison natale, les paysages de son enfance et le rythme de vie des habitants.

« Chaque route, chaque talus, chaque sentier
plongent vers les ancêtres.
Souvenirs des moissons dans les années 60,
de la cordelée des villages.
Je me souviens d’un meurtre aussi à Brétouaré (triste histoire).
Lieu de ma promenade presque chaque soir maintenant.
Des gendarmes traquaient le meurtrier, Paul Guéguen,
dans les bois, dans les landes, alors qu’on battait les blés. J’avais 8 ans.
Récemment le meurtre de Glen Miller, à Traou-Braz.
Sa voiture est dans la cour immobile,
la maison sous scellée. »

Tout est murmure et suggestion. Il y a chez Jean-Claude Caër légèreté, douceur et discrétion. Ce qui ne l’empêche pas d’évoquer des choses graves ou de toucher du doigt des territoires âpres. Ceux du pays Léonard le sont assurément. Il les sillonne avec lenteur. Sait qu’il chemine « sur la voie abrupte ». Embarqué dans un énième et peut-être dernier voyage. Avec à nouveau les mots, les poèmes pour l’aider à déjouer les coups de Trafalgar de la nostalgie.

« La voix de ma mère au téléphone
N’est pas très agréable à entendre.
Sa voix est cassée, éraillée.
N’est pas la voix de ma mère jeune.
Qui m’appelait à l’heure du repas.
Quand je courais par les champs, les prairies.
Qui me tenait par la main dans la ville de Brest,
Rue de Siam au milieu des trolleybus. »

Sur la voie abrupte est un livre où il fait bon respirer, fenêtres grandes ouvertes. On y repère des paysages habités, des rochers aux noms bretons, les dunes de Keremma subissant les assauts de l’océan, les tracteurs colorés qui se dirigent vers les champs de choux-fleurs, quelques fantômes surpris en train d’interpeller les vivants, des chevaux qui s’ébrouent, des vents iodés qui ont traversé l’Atlantique, des bernaches qui partent en Sibérie et quelques auteurs japonais qui viennent, entre les lignes, dispenser des leçons de sagesse.

Jean-Claude Caër, Sur la voie abrupte, Le bruit du temps

mardi 20 juin 2023

Saison été seize

Cela débute par un coup de téléphone à son père, pour lui souhaiter un bon anniversaire. La conversation dévie instantanément sur l’état de santé de sa mère. Elle vient de subir des examens médicaux. Ils ne sont pas bons. Et laissent présager le pire. Qui va bientôt advenir.

« Le mouvement de ma mère,
sa vitesse,
quelque chose lui a été enlevé. »

Comment dire la mort d’une mère, ce qui la précède (la maladie qui occupe rapidement tout l’espace) et ce qui la suit (église, cimetière, famille réunie puis chacun repartant retrouver sa vie d’avant).

« Une balade, en fin d’après-midi, au soleil, au pied d’une éolienne, avec les enfants, une joie triste. »

Saison été seize appartient à ces livres, peu nombreux, qui expriment la perte d’un être cher en usant de peu de mots, déroulant un fil narratif léger, à peine quelques lignes par page, des notes brèves, empreintes de sensibilité et de pudeur. L’écriture d’Emmanuel Rabu est touchante par sa simplicité même. Tout est dit avec concision. Sa discrétion l’incite à se tenir un peu en retrait, à sa place, et néanmoins au plus près de ses proches, et notamment de son père.

« Quelque chose s’est arrêté ». Et pourtant tout doit continuer. En l’absence de celle qui s’est éteinte en plein été. Pour entrer dans un livre et dans la mémoire des siens.

« Septembre.
Je pars à Rouge pour le week-end.

(…)

C’est la première fois que je reviens depuis la mort de ma mère.

Il n’y a pas de repas de prévu et l’odeur a changé dans la maison. »

 

Emmanuel Rabu : Saison été seize, Dernier télégramme.

lundi 12 juin 2023

Lieux

Les lieux que Jean-Paul Bota affectionne tout particulièrement sont ceux qui l’incitent à partir sur les traces des artistes (peintres et écrivains) qui l’ont précédé dans les rues, ports, quartiers, bars, échoppes, impasses ou recoins urbains qu’il visite, parfois quelques siècles plus tard, en flâneur averti et pointilleux. Il se rend là où ils ont vécus. Où ils ont exploré une partie de leur monde intérieur et extérieur. Où ils ont fait œuvre, se mêlant aux autres, scrutant la ville, les hommes, leurs habitudes, leur détresse, leur faiblesse, pris dans les soubresauts de l’histoire ou postés seul face au paysage, aux vents, à la brume, dans la grisaille, sous la pluie ou au soleil, de jour comme de nuit. Il se rend également là où perdurent les preuves irréfutables de leur passage sur terre : dans les livres et dans les musées, ses autres lieux de prédilection.

On le retrouve ainsi à Londres, à la Tate Britain, carnet et stylo à la main, en train de questionner Turner qui le fascine, et qui fut lui-même, sa vie durant, fasciné par la force des éléments, leurs déchaînements, les coups de vent, les ciels en charpie, les mâchoires de l’océan mordant la coque d’un cargo. Il fixe Tempête de neige. Se souvient de la légende qui dit

« que Turner aurait lui-même affronté la tempête et conçu le tableau accroché tel Ulysse à l’affront des sirènes solidement au mât d’un bateau par des marins comme il l’a plus tard raconté ».

Ensuite, passé le concert des klaxons, longeant des murs sombres, il fait un détour vers le vieux cimetière où repose Constable. Il revoit ses paysages, ses orages, ses moulins, ses arc-en-ciels, repère des parentés stylistiques avec Rubens ou Monet. Poursuit ses pérégrinations jusqu’au British Museum. Insatiable, il interroge, note, capte des détails, sait que toute œuvre dissimule des secrets qu’un œil, même avisé, ne capte que partiellement.

« Le moulin d’Hampstead Heath with a raimbow, descendant à l’esprit le père de Constable un riche meunier qui répugnait à laisser son fils s’embarquer dans une vie qu’il jugeait hasardeuse, ce pourquoi Constable n’entamera qu’assez tard une carrière artistique. »

Laissant Londres derrière lui, l’auteur, scrutateur scrupuleux, nous emmène à Lisbonne. Là-bas, c’est Pessoa qui le guide. Ses hétéronymes sont également de la partie. Tous déambulent en ville. Et meurent le même jour, dans la même chambre d’hôpital.

« Sa dernière phrase parlée Où sont mes lunettes ? »

L’écriture de Jean-Paul Bota est volontairement elliptique. Elle se nourrit de notes, d’impressions, de suggestions, de bribes d’émotions, de fragments de mémoire, de descriptions brèves et des citations glanées çà et là qui s’enchâssent et attestent de son lent cheminement, de son avancée par à-coups dans les pas des créateurs qui suscitent sa présence sur place.

Après Lisbonne, il part à Nantes. La ville lui est familière. Elle est extrêmement littéraire. Il la redécouvre à chaque visite. Relit les écrivains qui ont sillonné ses rues. Se sont imprégnés de la douceur ambiante et de l’invitation au voyage qui suinte des quais de Loire. Sa bougeotte le mène ensuite à Vertou. Puis dans d’autres villes, d’autres gares, d’autres musées, d’autres livres. On le quitte à Chartes, "Chemin de Mémoire", à proximité de la gare, où il continue de dialoguer avec ceux qui ne sont plus mais dont il sait qu’ils ont encore beaucoup à dévoiler et à transmettre.

Jean-Paul Bota : Lieux, éditions Tarabuste.

vendredi 2 juin 2023

Kramp

C’est à une plongée dans le Chili des années 1970, en compagnie de M, une petite fille qui va de village en village avec D, son père, représentant de commerce en quincaillerie, pour la marque Kramp, que nous convie María José Ferrada (née en 1977) dans son premier roman destiné aux adultes, elle qui était jusqu’alors connue pour ses livres pour enfants.

M ne s’en laisse pas compter. À sept ans, après avoir astiqué ses chaussures vernies, mis une robe et des chaussettes vertes, elle décide de devenir l’assistante de son père.

« Je suis sortie dans la cour, j’ai allumé une cigarette et aspiré longuement. Je l’avais volé dans le paquet de D, qui s’endormait le soir en fumant devant la télévision ».

Elle s’initie également à l’école buissonnière, avec l’accord de son père, sans rien dire à sa mère, un peu absente, troublée par une disparition qui encombre sa mémoire. C’est ainsi que naît sa fascination pour le monde des représentants. Tous circulent en 4 L, présentent leur catalogue aux commerçants, chacun dans sa spécialité, et se retrouvent le soir à la cafétéria et plus tard dans le même hôtel.

« Comme tout travail, la vente était un système de survie. Et comme la plupart de ces systèmes, elle ne permettait pas à un être humain de survivre jusqu’à la fin du mois, à peine jusqu’à la moitié. »

Il faut inventer des stratégies pour pouvoir joindre les deux bouts : falsifier des bons de commande, jouer sur les frais de route, se faire rembourser des tickets de péages d’autoroutes que l’on n’a pas empruntées. La présence de la fillette attendrit les gérants de magasins. Son père est de bonne humeur et les tournées s’enchaînent, trois jours par semaine, le reste du temps étant consacré à l’école.

M rencontre des hommes passionnants, des esseulés qui parcourent des kilomètres au volant de leur 4 L pour vendre des vis, des boutons, des bouteilles d’eau de Cologne et de nombreux autres produits. Tous savent que le monde dans lequel ils évoluent n’aura bientôt plus besoin d’eux. Le néo-libéralisme et la profusion des grandes surfaces ne tarderont pas à les broyer. En attendant, ils essaient de tenir leur rang dans un Chili qui vit sous dictature. Celle-ci va, insidieusement, rattraper D le soir où il se propose de conduire E, un ami photographe, dans un village où il y a, paraît-il, de nombreux fantômes à immortaliser. Cela marquera la fin de leurs tournées, l’’arrêt de ces moments d’ insouciance qui leur faisaient oublier la dureté de l’époque. Cet épisode, très bref, ponctué de coups de feu, va faire basculer le roman.

« Ma mère et moi avons passé une nuit entière dans un bus qui nous a emmenés suffisamment loin.
Loin de D.
Loin des produits Kramp.
Loin des fantômes. »

Ces fantômes, ce sont les disparus que l’on retrouve parfois dans des charniers, la peau trouée par les balles des militaires, et ceux dont on a perdu la trace. Ils sont discrètement présents, entre les lignes, la plupart du temps sans nom, à l’image des personnages de ce roman vif et inattendu, chargé d’émotions et constitué de courts chapitres. L’écriture de María José Ferrada est simple, dynamique et flluide. Le mot "dictature" n’est jamais prononcé. Ses effets n’apparaissent qu’à la marge, en filigrane, au fil de scènes faussement naïves, vécues à hauteur d’enfant, sous le regard perçant d’une gamine attachante, déterminée, lucide et clairvoyante qui veut vivre et que l’on suit de ses sept à ses quatorze ans.

 María José Ferrada : Kramp, traduit de l’espagnol (Chili) par Marianne Millon, Quidam éditeur.

lundi 22 mai 2023

Village fantôme

Le hameau de La Ville Jéhan, situé sur la commune de Ménéac, dans le Morbihan, a été rayé de la carte, démoli par les bulldozers et les excavatrices pour devenir une carrière à ciel ouvert. Les derniers habitants, à peine remis d’un remembrement qui avait déjà chamboulé leur paysage et leurs repères, ont peu à peu rejoint le cimetière. La plupart n’ont rien vu, rien su du désastre. Ne restent que leurs descendants. Guy Darol est l’un d’entre eux. Il avait l’habitude de venir passer ses vacances d’été chez ses grands-parents.

« Ils étaient tous morts les bons vivants de mon enfance, enterrés au cimetière du bourg depuis jolie lurette. Dans cette ignorance heureuse que promet le néant, ils se fichaient bien du désastre dont j’étais le témoin, porteur désormais d’une roche massive, lourde à traîner, il le fallait. »

Devant le caveau de Léontine et de Jean-Baptiste, il se promet de faire, à sa façon, « d’un carnage une stèle ». Il va puiser dans ses souvenirs, réactiver la vie de ses proches, revisiter leurs lieux de prédilection, se retrouver au début des années 1970, jeune parisien débarquant à La Ville Jéhan, des airs de chansons américaines plein la tête, s’accoutumant au rythme des villageois, menant les vaches aux champs, s’initiant à la langue du coin, le gallo, buvant des bolées de cidre, écoutant le bruit lancinant de la machine à battre et le cri du cochon que l’on égorge. Vie rude et simple bâtie sur la solidarité et l’autosuffisance. Une vie de peu. Et une économie circulaire. Celle qui prévalait avant l’arrivée de l’agriculture intensive et de l’industrie agro-alimentaire qui allaient bientôt devenir la norme et tout balayer.

« Au fil du temps, les solidarités s’étaient peu à peu relâchées, chacun derrière sa porte s’efforçant de survivre. On ne voyait plus de vaches à l’abreuvoir ni de poules en divagation. Les maisons vides furent de nouveau remplies par des propriétaires qui n’avaient plus de lien avec le monde paysan, où ils l’avaient perdu et lui tournaient le dos. »

Peu enclin à se lamenter et à ouvrir en grand les vannes de la nostalgie, Guy Darol préfère, au contraire, zoomer sur une période particulière, celle qui précède la mécanisation à marche forcée. Les paysages gardent encore ce qui fait leur spécificité depuis des siècles. Les personnages de son roman forment une communauté soudée. Ils suivent le cycle des saisons. Perpétuent un savoir-faire ancestral et ne peuvent imaginer ce qui les attend. Ils vivent au présent. Et ce présent (en l’année 1971) l’écrivain se fait un devoir de l’arrêter le temps d’un livre. Pour qu’ils redeviennent les seuls maîtres des lieux.
Le tranchant des pelleteuses n’a aucun effet sur leur mémoire. D’une précision absolue, elle se transmet ici avec une tendresse virevoltante et dynamique, en un bel hommage aux derniers habitants d’un hameau sacrifié.

Guy Darol : Village fantôme, éditions Maurice Nadeau.

vendredi 12 mai 2023

Les antennes

C’est une incursion dans le monde d’après. Ce qui reste d’une planète qui a subi l’irréparable. Le jour, éclairé par un soleil froid, n’a plus de fin. Le givre recouvre les toitures. Au-dessus, des antennes subsistent, relais désormais inopérants, qui produisent un bruit métallique quand le vent passe de l’une à l’autre.

« Le soleil rend soudain tout très lumineux, presque aveuglant. Le métal des antennes brille. Il envoie des rais de lumière dans toutes les directions. »

La terre tourne toujours mais quelque chose en elle s’est déréglée faisant disparaître toute présence humaine. Seuls les oiseaux noirs ont droit de cité. Muets, ils se sont réfugiés dans les bâtiments aux fenêtres et aux portes soufflées.

Des ombres bougent entre les ruines mais ce ne sont qu’illusions, baudruches vides crées par les effets de la réverbération. La planète est blanche, froide, silencieuse. Elle a perdu son axe. N’a plus en mémoire les guerres, les frontières, les stratégies de prises de pouvoir qui, jadis, animaient l’esprit conquérant de ses locataires.

« Derrière la décomposition des grandes façades, des traces de mains et des traces de pieds. Les restes immobiles d’un départ précipité. Comme les empreintes entre les défilés d’immeubles. Les cadavres métalliques des véhicules militaires. Les canons tordus. Des visages déformés après une trop grande surprise. »

En une suite de proses courtes et tranchantes, portées par une langue simple et concise, Fabrice Caravaca décrit un monde d’où toute vie s’est absentée. De mauvais génies du lieu ont dû jouer avec l’atome et le feu jusqu’à ce que mort s’en suive. Ne subsistent que des décors et des paysages aux contrastes saisissants, semblables aux ruines industrielles ou aux villes dévastées. La terre vidée de ses occupants reste, quant à elle, planète en perpétuel mouvement au milieu de ses consœurs dans l’espace intergalactique.

Fabrice Caravaca : Les antennes, La Crypte.

mardi 2 mai 2023

À un étage près

Redoutable incursion dans le monde de la finance globalisée, dans les hautes tours de verre et de béton armé de l’un de ces quartiers d’affaires qui fleurissent dans toutes les mégalopoles. Ici, la rentabilité est reine et le personnel considéré comme simple variable d’ajustement. Quand un salarié pointe le matin, rien ne dit qu’il fera encore partie du personnel en fin de journée. Les licenciements se font par charrettes entières. Cela se concocte dans l’ambiance feutrée d’un bureau paysager ou lors d’un arrosage de départ en retraite anticipée où celui qui est fêté est le seul à ne pas être au courant que l’on boit à son débarquement immédiat. C’est ce qui arrive à Joshua Koplovski. Pour Elisa Vallonne, c’est un peu différent. Convoquée pour un entretien d’évaluation, elle ne sait pas encore si elle est promue ou remerciée (ce qu’elle sera, finalement).

« Il ne laissait rien transpirer de leurs entretiens, il savourait son suspense aussi longtemps que possible. Au fil de sa carrière Elisa avait fréquenté nombre de ces mâles prétentieux, tout en rondeur et en compromis sauf dans ces moments précieux où ils tenaient entre leurs mains le destin d’un subordonné : alors, sous un air désinvolte, ils faisaient preuve de la pire cruauté. »

Salim, jeune cadre dynamique, licencié lui aussi, se retrouve, cet après-midi-là, dans la même cage d’ascenseur (et dans la même galère) que ses deux collègues. Son idée est de se rendre au dernier étage pour se jeter du haut de la tour. Un quatrième personnage s’est joint à eux. L’homme, élégant et svelte, n’est autre que celui qui manie les chiffres à distance, décidant, sans état d’âme, de licencier ou non.

L’ascenseur monte et bientôt tressaute, s’emballe et finit par s’immobiliser, s’ouvrant sur un étage qui ne ressemble en rien à ce que le quatuor connaît. Au sol, le sable fin a remplacé la moquette. L’endroit paraît hors-sol, havre de paix ou tapis volant non contaminé par l’agitation qui règne tout autour. Étrange territoire où les rescapés vont devoir cohabiter en attendant que la machine, en panne à cause d’un tremblement de terre, veuille bien redémarrer. C’est là qu’ils vont apprendre à se connaître, à se comprendre, à se confier, à se rapprocher les uns des autres.

Que se passe-t-il quand les repères disparaissent, quand le monde standardisé déraille, quand un accident vient déchirer le bel ordonnancement des choses ? Ces questions se trouvent au centre du roman de Jérôme Baccelli. Elles appellent évidemment des réponses. Les siennes, subtiles et épatantes, s’adaptent à chacune de ces personnalités complexes. L’arrêt inopiné en un lieu plutôt apaisant sera pour tous un accélérateur de conscience. Ils vont devoir choisir, rompre ou poursuivre, changer de route ou se réinventer. Repérer la bonne porte, l’ouvrir et se laisser happer par l’inconnu qui se cache derrière.

Après avoir finement décrit un univers qu’il connaît bien, pointant ses failles, ses travers, son inhumanité, Jérôme Baccelli s’attache au destin de quatre personnages dont les vies, qui étaient déjà bien tourmentées, vont être totalement bouleversées.

Jérôme Baccelli : À un étage près, Le Seuil.

 

lundi 24 avril 2023

Lisière fantôme

Augustin Loyena habite un chalet, dans le département des Landes, en compagnie de son chat Fripoun. Son quotidien est bien réglé. Il part chaque matin à vélo à la bibliothèque municipale et n’en sort que le soir. C’est là qu’il mène ses recherches, préparant et écrivant des dossiers argumentés pour ceux qui n’ont pas le temps, l’énergie ou la capacité de s’en occuper. Il gagne plutôt bien sa vie et ce travail indépendant le satisfait. Avide de savoir, d’en découvrir toujours un peu plus sur les sujets les plus divers, il va bientôt être servi au-delà de ses espérances et pénétrer dans un monde qui, jadis, ne déplaisait pas à sa mère, aujourd’hui décédée, tout comme son père, d’ailleurs. Le déclic a lieu le jour où l’étrange – est-ce une ombre sans corps, une présence immatérielle, un passe-partout invisible ?– entre subrepticement dans son logis et dans son existence.

Surpris de voir le pull qu’il ne parvenait pas à trouver le matin même plié et posé bien en évidence dans l’armoire à son retour du travail, il décide de le jeter, le lendemain, au milieu de la chambre pour en avoir le cœur net. Si le soir le pull « couleur mangue » est à nouveau plié et rangé, c’est qu’il y a anguille sous roche. Et c’est en effet le cas. Le pull trône en haut de la pile. D’autres indices, discrets mais tout aussi surprenants, se succèdent et lui prouvent qu’il y a quelqu’un, (mais qui ? Le chat, unique témoin, ne peut parler) qui cherche à lier contact avec lui.

Son existence en est évidemment chamboulée et c’est à ce moment précis, au moment où des forces occultes viennent perturber la vie bien ordonnée d’Augustin que la malice, l’inventivité et le sens de la narration de Jérôme Lafargue entrent en action. Naît alors un vrai jeu de piste. Une série d’intrigues vont s’enchâsser, offrir des va-et-vient entre le dix-septième et le vingt-et-unième siècle, entre une bergère poète morte il y a belle lurette et un homme coriace en train de rendre l’âme sur un lit d’hôpital, et mettre à jour des secrets de famille jusque là bien gardés.

Donner vie et consistance à l’irrationnel, le rendre crédible, l’habiller d’une certaine normalité, le frotter, par petites touches, au monde réel et aux nombreux personnages dont on suit les pérégrinations à la trace est l’une des grandes forces du roman de Jérôme Lafargue. L’histoire, savamment architecturée, est portée par une écriture souple et alerte. Lisière fantôme saisit avec justesse le tumulte d’un présent rattrapé par les faits et gestes de quelques figures surgies du passé. Et c’est tout à la fois bluffant et passionnant.

 Jérôme Lafargue : Lisière fantôme, Quidam éditeur.

L'Ami Butler, le premier (et tout aussi captivant) roman de Jérôme Lafargue (publié en 2007) paraît simultanément dans l’élégante collection de poche "Les Nomades" des éditions Quidam.

dimanche 16 avril 2023

Survivance / Almost Ashore

Né en 1934 à Minneapolis, Gerald Vizenor a passé ses premières années dans la réserve de White Earth, dans le Minnesota. D’origine Ojibwa, il s’attache à défendre dans ses écrits la culture des nations autochtones d’Amérique du Nord. Il privilégie pour cela l’image immédiate, qui trouve sa place au centre du poème. Celui-ci, vertical, conçu en vers brefs, dans une grande économie de mots, avec peu de verbes et d’articles, sans la moindre ponctuation, et pas plus de majuscules, se tient debout sur la page, s’ouvrant, entre ciel et terre, à la présence de l’air, aux bienfaits de la nature et aux vibrations émanant de la végétation, des rivières et des animaux qui y vivent.

« les rivières
s’assombrissent
et ralentissent
le passage
des nuages d’hiver
les grues du Canada
reviennent
et dansent
dans un pré
près de leech lake »

S’il aime saisir des instants particuliers, Gérald Vizenor n’oublie pas de les replacer dans leur contexte et de les assembler en les incluant dans la longue histoire et dans la vie des peuples natifs. Proches de l’oralité, ses poèmes s’inscrivent dans le présent sans jamais occulter leur sève initiale, leurs racines enchevêtrées et les légendes qui les nourrissent. Certaines peuvent même naître inopinément sous sa plume.

« mon père
clément vizenor
était un épicéa
parmi les arbres
un natif
par totems

bois à papier cordé
par les agents
fédéraux
mon père
se détourna
de white earth
de la réserve
des généalogies coloniales
et s’installa en ville
avec sa famille
à vingt-trois ans »

Ici, les hommes, les animaux (les ours, les castors), les oiseaux (les grues, les corbeaux), les insectes, les plantes et les arbres sont interconnectés, vivant dans le même monde, affrontant les mêmes variations climatiques, portant la même histoire, participant à la même mythologie en compagnie des esprits, des feux-follets et de l’Espiègle, personnage récurent et invisible qui semble veiller sur la mémoire collective.

« les histoires natives
s’envolent avec les grues
les orchidées sauvages
et les vieux chamans
au-dessus des ruptures »

Survivance/ Almost Ashore (titre de la version originale) est composé de trois parties : Danses de grues, Scènes de haïkus et L’ordre des choses, cette dernière comprenant des poèmes-portraits dans lesquels ceux et celles qui sont évoqués ont particulièrement marqué Vizenor. S’étant, pour la plupart, absentés du monde, tous restent néanmoins fortement présents en lui.

« paul celan
inspire
notre résistance
par sa présence
et son image
deux extrêmes
dans le fleuve
noir et froid »

Il faut noter le bel ouvrage (bilingue) composé par l’éditeur Jacques Brémond pour la première publication des poèmes de Gerald Vizenor en France. Tout est judicieusement pensé, du choix du papier à celui de la couverture en passant par le format, la mise en page et l’impression typographique.

Gerald Vizenor : Survivance / Almost Ashore, traduction de Marie Cayol et Alice-Catherine Carls, pochoir et dessins de Pierre Cayol, éditions Jacques Brémond.