samedi 10 mars 2012

Les Polyphonies de mars

Favoriser la rencontre entre le poète et son lecteur en passant d'abord par la voix, telle est la vocation première du festival Les Polyphonies de mars. Cela ne peut se réaliser sans une mise en évidence de la richesse et de la diversité de la poésie contemporaine. Les chemins pour découvrir celle-ci sont nombreux. Nous allons, durant une semaine, le temps de notre cinquième édition, en emprunter quelques uns. Dix poètes sont invités. Ils viennent d'horizons, de villes et souvent de pays différents. Tous ont une façon très particulière et reconnaissable à leur ton, à leur timbre, de s'emparer de la langue. Tous explorent des territoires singuliers, des parts d'ombre, de mémoire, de réalité ou d'imaginaire qu'ils souhaitent transmettre à ceux à qui ils s'adressent, autrement dit à nous, auditeurs, lecteurs.

La plupart des rencontres auront lieu à la Maison de la poésie, ce qui ne nous empêchera pas de faire quelques escapades au centre ville (notamment à la MIR pour la soirée de lancement du festival avec Bernard Noël et Jean Daive) ou sur La Péniche Spectacle ou encore au bar La Quincaillerie Générale (en compagnie de Édith Azam et des Éditions de l'Atelier de l'agneau). 

Notre projet est à la fois simple et ambitieux : proposer, pendant une semaine, à l'occasion du Printemps des poètes, des moments privilégiés qui permettent à toutes et à tous de venir écouter et découvrir, à Rennes, quelques unes des voix qui font vivre la poésie d'aujourd'hui.

Auteurs présents : Jean Daive, Bernard Noël, Edith Azam, Françoise Favretto (éditions Atelier de l'agneau), Lamia Makkaddam (Tunisie), Abdo Wazen (Liban), Ludovic Degroote, Ariane Dreyfus, Françoise Ascal, Abdellatif Laâbi  et Werner Lambersy.

Programme complet sur le site de la la maison de la poésie de Rennes. C'est ici.

jeudi 1 mars 2012

Beat Hôtel

Si l’étroite rue Gît-le-Coeur, qui descend vers la Seine, reliant la rue Saint André des Arts au quai des Augustins, n’a pas beaucoup changé au cours des dernières décennies, par contre le bâtiment situé au n° 9, où se trouve aujourd’hui Le Relais Hôtel du Vieux Paris, a lui refait plusieurs fois sa façade et ouvert ses portes à des clients qui ne sauront probablement jamais que cet endroit fut, entre 1957 et 1963, un lieu de grande effervescence littéraire. Nombre d’auteurs de la Beat Generation y ont longuement séjourné. Le Beat Hôtel était alors tenu par Madame Rachou et son chat Mirtaud. Celui-ci n’avait hélas pas assez de ses quatre pattes pour chasser tous les rats qui couraient dans les étages. Chaque résident pouvait cuisiner dans sa chambre et descendre se désaltérer au bar situé au rez-de-chaussée. Allen Ginsberg, Gregory Corso et Peter Orlovsky s’y installèrent fin 1957. William Burroughs arriva en janvier 1958. Peu après, Brion Gysin posa lui aussi ses valises. Lawrence Ferlinghetti, qui publiait la plupart d’entre eux aux États-Unis (éditions City Lights) passait de temps à autre, de même que Maurice Girodias qui dirigeait Olympia Press à Paris.


« De 1958 à 1963, c’est au Beat Hôtel – son foyer parisien – que la Beat Generation a connu sa période d’activité la plus intense. La plupart des membres fondateurs du groupe y ont vécu, à un moment ou à un autre. La seule figure importante de la Beat à n’avoir jamais mis les pieds rue Gît-le-Coeur est Jack Kerouac ».

Le grand absent reçoit néanmoins régulièrement des lettres le tenant au courant de ce qui se trame. Rencontres et expérimentions diverses se succèdent. Tous vont et viennent, travaillent, se lisent l’un l’autre ce qu’ils sont en train d’écrire. Kaddish de Ginsberg, une grande partie du Festin nu et de La Machine molle de Burroughs ainsi que Bomb de Corso naissent là. Gysin et Burroughs inventent le cut-up. L’arrivée de Ian Sommerville va leur permettre d’avancer un peu plus dans leurs expériences.

« Ian prit une chambre exigüe à l’étage du dessous qu’il décora avec une roue de bicyclette chromée sans le pneu. Des années plus tard, il expliqua que c’était un hommage à la Roue de bicyclette de Marcel Duchamp. »

Si Gysin s’intéressait aux bandes magnétiques depuis leur invention à la fin de la seconde guerre mondiale, il avait par contre du mal à réparer son vieux magnétophone. Sommerville était un expert en la matière. Il le répara, l’utilisa pour enregistrer les premiers cut-up oraux. Tous deux coupaient des extraits de voix avant de les réenregistrer de manière aléatoire. Henri Chopin et Bernard Heidsieck qui travaillaient de leur côté sur la poésie sonore furent très intéressés et se joignirent à eux. C’est aussi Sommerville qui inventa la première « Dreamachine ».

« J’ai fait une machine à éclairs intermittents toute simple ; un cylindre en carton avec des fentes qui tourne sur un phonographe à 78 tours/minute avec une ampoule à l’intérieur. Il faut le regarder avec les yeux fermés et les éclairs jouent sur tes paupières. »

Les poètes de la Beat Generation ne cessèrent, durant leur passage à Paris, de créer des passerelles avec d’autres auteurs ou mouvements littéraires. Ils rencontrèrent Tzara, Péret, Lebel. Firent la connaissance d’Henri Michaux qui ne se rendait rue Gît-le-Coeur que pour parler mescaline avec Burroughs dans sa chambre... Le jazz n’était jamais loin. Le batteur Kenny Clarke, qui les connaissait bien, les invitait, dès qu’il le pouvait, à assister à ses concerts. Il leur ouvrit les sous-sols de “Chez Popov” et du “Caveau de la Huchette”.

Ce sont ces années d’intense création que Barry Miles retrace dans Beat Hôtel. Cofondateur d’International Times, libraire, biographe de Ginsberg, éditeur à Londres de Howl, on lui doit également le classement des archives de Burroughs. Il a longuement côtoyé tous les auteurs présents. Au cours de plusieurs entretiens, menés sur une trentaine d’années, il a réussi à accumuler assez de matière pour construire un ouvrage important. Il montre, presque au jour le jour, anecdotes et citations à l’appui, ces poètes alors inconnus, à l’œuvre dans une ville où ils avaient choisi de s’exiler volontairement, fuyant un pays où leurs idées et leurs façons de vivre (la plupart étaient gays) étaient battues en brèche par une presse très puritaine.

 Barry Miles : Beat Hôtel, traduit par Alice Volatron, éditions Le Mot et Le reste.

mardi 21 février 2012

Portrait-robot Mon père / Portrait-robot Ma mère

En décidant de consacrer un livre à son père, à peine quelques années après sa mort, Christoph Meckel sait qu’il va devoir dépasser le cadre littéraire que sous-tend un tel projet pour entrer dans l’intimité et les secrets d’une mémoire familiale dont il ne possède pas toutes les clés. Ce père, l’écrivain Eberhard Meckel (1907–1969), fut l’ami de Peter Huchel et de Martin Raschke. Il rédigea des poèmes, des chroniques et des critiques sans que, le lisant, on parvienne à déceler la réalité d’une époque qui était pourtant celle de l’arrivée au pouvoir de Hitler.

« On s’isolait dans des poèmes sur la nature, on se recroquevillait dans les saisons, l’éternel, les valeurs pérennes, l’intemporel, la beauté de la nature et de l’art, dans des images consolatrices et dans la croyance que les misères passent avec le temps. »

Ses premières années, nécessaires pour tenter de percer la personnalité de son père, Meckel, né en 1935, les retrace avec précision. Il remonte aux sources. Recolle les pans de la petite histoire familiale. Qui, brusquement, dès le début de la guerre, va voler en éclat.

« Un matin elle s’abattit sur la maison, catastrophe inconcevable qui réduisait à néant les illusions personnelles – et, pour un temps, les illusions nationales – du bourgeois homme de lettres. »

Avec elle, et le père mobilisé, bientôt fait prisonnier, qui ne reviendra que des années plus tard (malade, dépressif, désireux de prouver qu’il n’avait pas souscrit à l’idéologie nazie), on entre de plein pied dans l’incessant travail de mémoire mené par Christoph Meckel.

Il veut savoir qui était ce père tout à tour absent, fuyant ou distant. Ce que cachait sa vie en retrait, perdu au milieu de tant de notes, d’archives, de papiers, « sans recul par rapport à son travail » et semblant si peu « maître de ses forces ». Il veut en premier lieu faire la lumière sur ces secrets trop bien gardés et ces non-dits qui lui font pressentir le pire. Cette vérité autour de laquelle il tourne longuement, il va finir par la découvrir en lisant le journal de son père.

« Comme il m’appartenait de le lire ou pas, je me mis à le lire. Après une nuit de lecture, il devint évident que j’étais face à un autre père que le mien, face à un inconnu. M’étaient inconnus l’idéologue, sa façon d’agir et de penser pendant le Troisième Reich. Cette nuit-là, je subis un choc, un plongeon sans filet dans la désillusion. À quarante ans, j’étais confronter à la question de comment endosser le passé. »

« Mon père était un nationaliste flirtant avec le nazisme, un sympathisant de l’idéologie, volontairement actif dans l’édification de la culture nazie, ayant indirectement approuvé l’autodafé, l’élimination des communistes et des juifs, et surtout après la guerre, une personnalité malade qui avait cherché à refouler son propre passé et s’était considéré comme victime de l’Histoire. »

Le besoin impérieux qui anime Meckel va – ces réalités enfouies mises à jour – l’obliger à remodeler l’image qu’il avait de ses parents. Il procède ainsi pour son père mais également (vingt ans après) pour sa mère, dont il dresse, dans un livre conçu tel un diptyque, un portrait-robot encore plus redoutable.

« Cette femme qui était ma mère » et dont il se remémore, par brefs paragraphes, quelques épisodes de vie, il avoue d’emblée ne l’avoir jamais aimée. Sa froideur, son protestantisme rigoureux et le cercle très fermé et bourgeois qu’elle fréquentait l’ont toujours laissé dehors. En lisière, en manque d’émotions, sujet aux remarques acerbes visant à rabaisser toujours plus l’enfant puis l’adolescent qu’il fut.

« Délaissé par mes parents, je lisais ce qui était à portée de main, à mon gré, sans modèle et avec la certitude trouble d’être maintenu dans des rapports faussés. Personne, alors que je grandissais et que j’étais curieux (et avide de connaissance), ne me transmettait une conception du monde autre que bourgeoise, allemande et chrétienne. »

A travers ces deux récits, présentés ici tête-bêche, c’est aussi l’histoire allemande, vécue au cœur même des familles que sonde Christophe Meckel. Il avance avec cette écriture sobre et lumineuse qui permet au lecteur d’entrer sans préambule dans son univers.

 Christoph Meckel : Portrait-robot Mon père / Portrait-robot Ma mère, traduit de l’allemand par Béatrice Gonzalés-Vangell et Florence Tenenbaum, Quidam éditeur.

vendredi 10 février 2012

Infimes instants du désastre

« Votre amitié me presse, le souvenir d’Isak et de Jozef m’habite, l’effroi d’un siècle oublieux du précédent me pousse à ne pas rester naïvement incrédule : autant de raisons de céder à votre insistance, de m’astreindre à l’écriture, d’y reconnaître une nécessité, à défaut d’une mission. »

Ainsi débute le récit que Moshe Rosleckh souhaite faire connaître, depuis Prague où il dirige le Musée Juif, à un ami dont on ne connait pas l’identité mais dont on sait qu’il le relance, le stimule, lui demandant de préciser certains détails susceptibles d’aider à mieux comprendre le passé douloureux de deux êtres qui, sans être des héros, ont beaucoup à transmettre aux générations futures. Ces deux hommes, Isak et Jozef, sont décédés à la fin du siècle dernier en laissant derrière eux plus de silences que de paroles.

« Tous deux ont vécu des épisodes marquants du vingtième siècle – la domination du nazisme, le ghetto de Varsovie et son insurrection, celle de la ville pour se libérer... Ils ont côtoyé des hommes qui furent bien, eux, des personnages historiques, qui ont personnellement pris une part décisive aux évènements. Mais cela n’a occupé que trois ans de leur vie. Ensuite, ils ont vécu cinquante années, et personne ne les a honorés. »

En fuyant Varsovie, où ils s’étaient rencontrés dans le ghetto en 1942, l’un et l’autre se sont séparés, ne restant en contact que par lettres, Jozef repartant vers Cielse en Pologne et Izak retrouvant Prague où il s’installa, près du vieux cimetière, dans un local abandonné qu’il transforma peu à peu en « Musée national juif ». Il en devint naturellement le directeur. C’est là que Moshe fit sa connaissance en travaillant à ses côtés, le côtoyant tous les jours, échangeant peu mais devenant au fil du temps très proche de celui qu’il nomme « son vieux maître ». Celui-ci lui confiera d’ailleurs les clés de la maison quand il décidera, en fin 1996, de prendre enfin sa retraite.

En réalité, il lui confiera plus encore. Avant de mourir, il lui murmurera, d’une voix faible, le peu qu’il lui semble nécessaire de dévoiler, ces bribes, ces « infimes instants » d’un désastre auquel il a, bien malgré lui, survécu. Il lui demandera avant tout de rendre visite à son vieil ami Jozef, lui disant de ne pas tarder tout en laissant assez de temps à ce grand silencieux pour qu’il se délivre d’une liasse d’histoire écrite dont il est le dépositaire. Ces documents, qu’il lèguera à Moshe, sont constitués de sept lettres écrites par Adam Czerniakow, l’ingénieur et sénateur polonais que les nazis désignèrent comme chef du conseil juif du ghetto de Varsovie et qui se suicida en avalant une capsule de cyanure en 1942. À ces lettres, l’une adressée à Albert Camus et les autres à un certain A.C., habitant alors au Caire (et qui s’avèrera être Albert Cossery) s’ajoute une nouvelle, signée de son fils, Janusz Czerniakow, mort (mais cette disparition ne sera connue que bien plus tard) « les armes à la main en Kirghizie, le 18 juillet 1942 », soit cinq jours avant le suicide de son père.

« Cinquante années plus tard, Izak et Jozef restaient chargés des morts. Des victimes qui étaient leurs proches, bien sûr – tous deux ont perdu toute leur famille – mais aussi ceux qui les entouraient, et tombaient comme des mouches. Leurs souvenirs de la vie dans le ghetto sont particulièrement insoutenables. »

C’est la reconstitution de cette lente et terrible descente aux enfers, écrite avec mille précautions, de peur de trahir ces hommes discrets dont il honore la mémoire, multipliant les notes en bas de pages pour éviter tout malentendu, que Jean-Michel Lecomte a patiemment réussi à mettre à jour. Son texte est sobre, pondéré et fouillé. Rien n’est laissé au hasard. Il sait que la période durant laquelle ces personnages ont vécu ne peut supporter, historiquement, surtout si on l’aborde par le biais de la fiction, nulle imprécision, nulle incohérence, nulle interprétation sujette à caution. Il fut assez longtemps expert auprès du conseil de l’Europe pour l’enseignement de la Shoah et a une assez grande connaissance de l’époque pour bien en saisir les nuances et les méandres. On lui doit également Savoir la Shoah (CRDP de Bourgogne, 1998) et Enseigner l’holocauste au 21ième siècle (Conseil de l’Europe, 2001).

Jean-Michel Lecomte est décédé en 2010. Infimes instants du désastre restera son seul – et remarquable – roman.

Jean-Michel Lecomte : Infimes instants du désastre, éditions Cénomane

jeudi 2 février 2012

L'Envers de tous les endroits

Ce n’est pas parce que l’on sait, dit et redit que l’inévitable fin de partie traîne en embuscade et se rapproche, portant avec elle « le néant qui est l’envers de tous les endroits », qu’il faut mollir et s’empêcher de vivre. Cette évidence n’a jamais perturbé Lambert Schlechter. Elle l’accompagne depuis de longues années. Elle le conforte dans sa discrétion et l’aide à poser sa fragilité d’être en sursis sur le papier. Pour ce faire, il lui faut souvent s’en remettre à d’autres, explorer de nouveaux paysages, revenir cinq, six siècles en arrière, demander conseils à quelques sages, écouter surtout ceux qui savent percevoir Le Murmure du monde.


« Tang Yin (1470 – 1523) avait l’oreille très fine
étudiant le monde sonore
il comparait le bruit que fait la neige fondue
tombant sur les bambous
à celui que font les vers à soie
quand ils dévorent des feuilles
ou à celui des crabes qui à marée descendante
marchent sur le sable
Su Tung Po, lui, entendait la pousse du roseau
percer la surface de l’étang »

Il aime retrouver et côtoyer ces êtres secrets, surprendre « au détour d’un chemin Gilgamesh puis Qohélet puis Omar Khayyâm », les lire et réfléchir à tout ce que leurs écrits évoquent ou suggèrent. Peser à leur contact le côté à la fois éphémère et immuable de tout passage sur terre.

« aboi de chien au loin
dans la confusion des siècles
du temps ou je n’étais pas
mais dont je connais les abois
Wang Wei habite sur l’autre colline
nous partageons les mêmes nuages »

Si l’accord initié par tel texte, chant ou musique reste de mise chez Schlechter, il n’en oublie pas le désir de plénitude du corps. Si celui-ci ne vibre pas, la pensée n’aura pas l’ampleur espérée. Le plaisir physique, fringant, assumé, présent dans la dernière partie du livre, l’est aussi dans un très beau texte, La Robe de nudité (Éditions des Vanneaux, 2009) où il dit combien il lui paraît important que deux corps décident, dès que l’envie les traverse, de descendre ensemble « vers la nuit » en échangeant ce qu’ils ont en eux de chaleur, de soleil tandis « que tapie alentour l’horrible froidure ne cesse de guetter ».

 Lambert Schlechter : L’Envers de tous les endroits, éditions Phi (Villa Hadir, 51 rue Emile Mark – L. 4620 Differdange, Luxembourg).