jeudi 26 mai 2016

Alaska

On l’avait quitté au large de la Colombie britannique, dans l’archipel canadien de Haida Gwaii qu’il sillonnait en voyageur attentif, notant avec précision ce qu’il observait et ressentait sur place, relatant ses rencontres avec les habitants ou interrogeant la mémoire des lieux, et on le retrouve quelques années plus tard non loin de là, en Alaska, au nord-ouest du Canada, reparti pour un périple tout aussi concret et épatant.

« Je lis Montaigne, Le Voyage en Italie, avant d’aller vers le nord, le Klondike, le mont McKinley à 6200 mètres d’altitude, vers les grands glaciers. »

L’esprit de curiosité qui l’anime ne se dément jamais. S’il s’est, un temps, éloigné de ses proches, qu’il n’oublie pas pour autant, c’est pour découvrir, pour se familiariser avec cette « grande terre » qui le fascine, pour se frotter aux éléments (en l’occurrence la pluie, qui ne cesse durant son séjour) et pour côtoyer ceux qui vivent là. Il fait escale à Anchorage, la plus grande ville du territoire, y établit sa base arrière, habite dans une vieille maison en bois et se promène dans cette cité « quadrillée et quasi militaire » qui reste pourtant proche, hormis le port où l’activité est intense, de la nature et d’un certain monde sauvage.

« Au petit matin sous le ciel nuageux
C’est une ville étrange qu’Anchorage
Pas un passant je suis le seul homme qui marche
Seulement des voitures
Qui roulent dans de larges avenues
Qui vont vers la mort
Et qui m’éclaboussent »

Ici, et il en va de même aux abords de Juneau, la capitale, ou sur l’île de Kodiak, ou à Sitka, sur celle de Baranof, l’ours est omniprésent. On s’en méfie beaucoup, on le chasse aussi, on le vénère également. Il est sur ses terres. On en surprend parfois quelques uns en train de festoyer en « mangeant des palourdes géantes / pour accumuler des réserves de graisse avant l’hiver glacé qui les attend ».

« Il fait un sale temps
Et j’ai un œil ensanglanté
Le temps s’annonce très incertain
Jusqu’à mon départ pour Sitka.
Mais ce soir, par bonheur, je mangerai des fajitas d’ours
Et je boirais un Chardonnay Bonterra. »

Impossible, circulant dans ces parages rugueux, faisant halte ici ou là, dans ce vaste territoire (acheté par les États-Unis à la Russie en 1867) de ne pas évoquer les grands aventuriers (et explorateurs) que furent, en ces mêmes lieux, ou à proximité, James Cook, Vitus Béring et Jack London. Jean-Claude Caër ne peut les oublier. Ils sont non seulement logés dans sa mémoire mais aussi nichés dans son imaginaire. Il les convoque volontiers et les accompagne un instant en touchant de près des sites qui leur furent chers.

« Certains navigateurs ont longtemps cherché le passage du Nord-Ouest
James Cook arriva à Cook Inlet en 1778
(Maintenant Anchorage).
Il avait cherché le passage dans les mers sombres et glacées
Mais il fut tué à Hawaï lors de son troisième voyage.
D’autres suivirent. Vitus Béring fut le premier
À le découvrir sans le savoir.

Mais ceux qui le guident, qui lui permettent de mieux saisir la réalité, restent évidemment ces hommes et femmes qu’il rencontre longuement. Il partage leur quotidien. Les nomme. Explique ce qu’ils font. Il les cite parfois. Rappelle l’ingéniosité des Athabascan (les ancêtres des Apaches et des Navajos, présents en Alaska depuis des milliers d’années). Se sent parfois un peu perdu, debout au milieu des Totem poles qui se dressent çà et là. Et réussit, de poème en poème, à tisser le fil d’un récit extrêmement narratif qui n’est pas très éloigné du journal de voyage.

 Jean-Claude Caër : Alaska, éditions Le Bruit du temps.


mercredi 18 mai 2016

Le bleu du ciel est déjà en eux

C’est un monde bien réel – et on ne peut plus actuel – que traversent les neuf personnages que suit ici, en autant de récits, Stéphane Padovani. Chaque texte est introduit par un verbe (traduire, se noyer, éclairer, brûler, garder) qui se retrouve immédiatement en prise directe avec l’histoire (ou plutôt le fragment d’histoire) évoquée.

Tous ceux qui hantent ces pages sont des êtres touchés, fragiles, esseulés, dérivant dans une Europe mal en point en cherchant de nouveaux repères pour se poser et se reconstruire. Ils ont assez d’expérience pour savoir qu’il est impossible de s’en sortir seul et qu’aller à la rencontre des autres ne doit se faire sans solliciter, en aparté, l’être créatif et secret qui vit en eux. Le caresser dans le sens du rêve peut parfois apaiser les blessures d’un passé trop prégnant et ouvrir les fenêtres d’un univers étrange et onirique avec, à la clé, l’apparition fugitive de quelques fantômes.

La plupart d’entre eux sont des déracinés. Ils vivent à Athènes, à Paris, à Prague ou à Lisbonne. Ont du mal à communiquer, tant à cause de la langue que de leur façon de vivre. Mais il leur reste leur inconscient, chargé de petites bombes à retardement, qui s’enclenche souvent au quart de tour, générant des hallucinations en leur rappelant certains épisodes d’un passé douloureux. Ainsi, tandis qu’autour d’Athènes les arbres brûlent, un solitaire croit voir sa fille (celle-là même qu’il avait laissée seule une nuit entière dans sa voiture garée sur le parking d’un night-club, ce qui ne cesse d’exacerber sa culpabilité) passer telle une torche, en un éclair, sous ses yeux. À Paris, une femme (qui s’apprête à partir en mission au pôle Sud) cherche une locataire (qu’elle paiera) pour que la mémoire et les affaires de son fils, l’une des victimes du terroriste d’extrême-droite Breivik, ne soient pas abandonnées en son absence. Ailleurs, une autre croit reconnaître son frère à la télévision. Il vit sous une toile de tente au bord d’un canal. Elle part, avec l’espoir de le récupérer, pour une rencontre fictive qui aura lieu à l’endroit même où il s’est noyé quinze ans plus tôt.

« Il était là, sur un banc, caché par le col dur de sa veste. Je voyais des volutes s’élever au-dessus de lui. Il jetait du pain à un couple de cygnes. Quand je me suis approchée, les cygnes se sont éloignés. Ils sont remontés en amont vers des roseaux sauvages. Je me suis assise près de lui en évitant de le toucher. »

Il ne faut pas plus d’une seconde à ces êtres déboussolés, en quête de consolation, pour plonger en eux-mêmes. Ils en reçoivent des éclats venus de la boîte noire où sont leurs souvenirs, basculent dans un monde mystérieux et en ressortent portés par un impérieux besoin de vivre, quelque soit la réalité. Ce passage rapide dans le fantastique aide chacun des personnages de Stéphane Padovani à poursuivre sa route. Ce ne sont pas des perdants. Et pas non plus des battus d’avance. Et encore moins des victimes qui demanderaient que l’on pleure sur leur sort. Ils gardent en eux assez de ressource intérieure, qu’ils vont piocher dans un insoupçonné minerai intime ("ce bleu du ciel" qui "est déjà en eux") pour transcender le présent.

 Stéphane Padovani : Le bleu du ciel est déjà en eux, Quidam éditeur.


mardi 10 mai 2016

Mailloux

Revoilà Jacques Mailloux, ce "flot" de sept, de quatre, de huit ou de douze, salué ici même il y a dix ans, et qui revient nous dire qu’il n’en a pas fini avec ses confessions éclatées. Il entend bien poursuivre, verser encore, en une nouvelle édition, quelques unes de ses aventures épiques à notre connaissance, lui le gamin frondeur et têtu qui avance en zigzag au gré de son âge, coincé entre un père autoritaire (et néanmoins porté sur la bibine) et une mère nerveuse qui crie, s’emporte, le rapetisse, en fait la risée du village, et ce au seul motif qu’il a de sérieux problèmes de robinetterie, s’oubliant en plein sommeil au point de mouiller une paire de draps chaque nuit.

« Un pissou loge en ce lieu, disent-ils, cette maison est maudite. Tes pensées les plus affreuses, Mère Mailloux, traversent l’espace et tombent en phrases dans l’esprit de tous ceux qui dans le monde savent entendre le grincement matinal et criard de ta corde à linge alors que sont suspendus les draps maculés de ton fils pissou. »

De nombreux morceaux d’enfance lui restent en travers de la gorge. Certains sont burlesques, d’autres pénibles et ténébreux. Le mieux, pour s’en débarrasser, est encore de les revivre en repartant du début, en ouvrant cette trentaine de tableaux (qui sont autant d’épisodes et de chapitres courts) par celui où on le voit s’échapper d’un traîneau, laisser ses parents en plan, et sa « mère monstre » crier, et son père s’activer pour le déloger, à coups de pelle, de sous une voiture à l’arrêt dans la neige.

« J’ai fait le mort. J’ai fait le mort et puis ç’a cessé d’être un jeu, c’était trop long. Le père Mailloux m’a poussé du dessous du char à l’aide d’une pelle, la mère Mailloux m’a cueilli de l’autre côté. Elle a secoué la neige de mon habit, elle ne riait pas, le père Mailloux non plus ne riait pas, on a regagné le traîneau, j’ai dormi le reste du trajet. »

On le voit tour à tour seul dans la chambre de sa mère, ou  en camp de survie, ou perdu dans un grand magasin, ou tenant « une torche afin d’aider son père », ou passant la nuit chez tante Génisse, ou encore perché dans un arbre, ou bloqué dans "le char" familial sans chauffage en allant fêter un Noël sous la neige chez son parrain. Autant d’aventures colorées et hallucinées, transcrites avec fébrilité, toutes traversées par les aléas dus à ce tuyau qui fuit et qui fait de lui une sorte de paria honteux et solitaire.

« J’ai entendu le pire blond dire à des parents qui le visitaient, dans l’intimité des rideaux beiges à ses parents qui le visitaient je l’ai entendu dire que j’étais en face un Mailloux qui pissait dans la nuit. Quand j’ai entendu ça, un soir, la mère et le père Mailloux se tenaient auprès du lit où j’étais sur le dos, c’est entré dans leurs oreilles avec la honte noire habituellement liée au sexe et à la mort, la mère Mailloux s’est mise à pleurer. »

Ce qui porte haut l’épopée du "flot" Mailloux, en plus des contes cruels ou désopilants qui s’y succèdent, c’est la langue du québécois Hervé Bouchard. Elle est poétique, étirée, ponctuée d’expressions orales, finement travaillée et dotée d’un souffle très tonique. Un flux extraordinaire mis au service d’une langue inventive, imagée, immédiate et débridée qui embarque le lecteur dans une série d’équipées haletantes.

 Hervé Bouchard : Mailloux, Histoires de novembre et de juin, Le Nouvel Attila.

lundi 2 mai 2016

Un nord en moi

Pour qui ne connaît pas (encore) le travail du peintre Jérôme Delépine, ce livre est plus que précieux. Lionel Bourg dit ce qui l’attire dans le parcours de l’artiste en s’appliquant à bien cerner sa démarche. Il débute par les portraits étranges et inquiets de jeunes enfants (puis d’adultes esseulés) peints en s’inspirant de vieilles photos de famille.

« Des gamins (…) émergent, qui se frottent les prunelles, captifs d’une stupeur d’autant plus carcérale qu’elle obéit à sa conscience végétative. »

Il y a dans le regard de ces êtres étonnés, égarés et mélancoliques, une réelle proximité avec les reclus chers à Jean Rustin. Lionel Bourg souligne ces affinités tout en notant ce qui s’avère unique ici. Jérôme Delépine n’a qu’un œil valide. Et encore : deux petits dixièmes font que sa vue se trouble rapidement, lui offrant un champ de vision rétréci. Ceci explique en partie le halo lumineux toujours un peu flou qui apparaît derrière ses portraits et ses paysages, ces lieux qui semblent flotter dans une clarté pâle où prennent place arbres, terres bosselées, ciels tourmentés, feux lointains et silhouettes perdues. Un monde fascinant vu (prolongé et imaginé) par le regard blessé d’un peintre qui œuvre sans discontinuer.

« Jérôme Delépine n’en fait pas mystère : "Je, c’est celui que je cherche en moi, celui dont je porte la mémoire". »

Et si cette recherche passe par le travail et la création, elle passe également par les autres, et tout particulièrement par les grands peintres que cet autodidacte considère comme ses maîtres : le Caravage, Turner, Rembrand. Lionel Bourg y ajoute, fort à propos, de nombreux autres, qui vont des fresquistes de Lascaux à Paul Rebeyrolle en passant par Goya, Bacon, Munch ou Fautrier, qui, eux aussi, et de tous temps, « n’ont brossé que ça : de l’inaudible, des corps dépenaillés, des délabrements, des apothéoses, des vertiges. »

Circulant de toile en toile, glissant dans les méandres, y trouvant autant de fraîcheur que d’incandescence, s’appuyant régulièrement sur son itinéraire, sur ses découvertes et ses émotions, Lionel Bourg explique aussi comment ces lavis couverts de givre, « ces mousselines pailletées de pollen », ces éclats constellés de perles, ont le don de réveiller en lui une grande part de nord.

« Nord des marées en loques remontant les estuaires jusqu’aux confluences hanséatiques des épices et des thés de Chine. Nord des trafiquants. Des diamants. Nord du délire, des pierres de folie dans les boîtes crâniennes.
Nord d’Ostende à Dunkerque, où je crus pouvoir lapider le ciel.
Nord d’un cri qui résonne toujours. »

Nord vers lequel se dirigent inexorablement le peintre et l’écrivain, chacun à sa manière, tous deux nomades, avançant en se référant à la plus précieuse des boussoles : celle dont le magnétisme se trouve directement relié à leur propre mémoire.


Lionel Bourg : Un nord en moi, peintures de Jérôme Delépine, éditions Le Réalgar


jeudi 21 avril 2016

Figures qui bougent un peu et autres poèmes

Entrer dans un livre de James Sacré c’est d’abord voir bouger sous nos yeux tous ces morceaux de vie éparpillés qu’il na de cesse de sauvegarder, qu’il met bout à bout, presque toujours au présent, qu’il travaille, qu’il pétrit, qu’il manie à la façon d’un artisan, dans ce qu’il nomme parfois sa « boulange », nous embarquant tout autant dans son quotidien que dans les méandres de sa mémoire. Celle-ci aime s’émouvoir au contact d’un paysage, d’un décor urbain, d’un changement de temps ou d’une couleur (souvent le rouge des tuiles ou le vert de l’herbe) et profiter d’un détail, d’un geste, d’une situation particulière pour se réactiver à l’improviste. Elle passe aisément de la Nouvelle-Angleterre (où l’auteur a longtemps vécu, et où se situent plusieurs séquences de ce livre) à la ferme familiale de Cougou en Vendée (où est l’ancrage familial et paysan qui demeure intact et réconfortant).

Le ton de ces Figures qui bougent un peu est donné dès le premier poème. C’est un chant lent qui emporte. Et qui berce, apaise et évite les brusques embardées pour guider le lecteur dans de très riches sinuosités. Le poète a pourtant l’impression d’avancer dans de trop pauvres images et s’en excuse presque, s’en veut de ne pas être assez précis, de devoir sans cesse se reprendre, se demandant si le mot choisi est le bon, si la séquence, la« figure » approchée, tient vraiment debout, si l’ensemble n’est pas trop empreint de redites. Or, ce sont justement ces doutes, ces hésitations, ces imprécisions revues et réparées, ces paysages divers, ces moments brefs captés en un éclair et leur accumulation qui font, en s’associant pleinement, la force de ces poème.

Il avance à coup d’infimes variations. S’interroge et parle au lecteur. Lui propose d’effectuer un bout de route avec lui, le temps d’un livre qu’il construit patiemment, à son rythme, en enchaînant les figures (il y en a 46 au total, ce peut être un pigeon mort dans un caniveau, ou une sensation de bien-être, ou une appréhension de la mort, ou un toit qui rutile au soleil, ou l’ambiance d’un jour de Toussaint, ou une approche de la musique – Mozart ou Monteverdi – de nuit sur un vieil électrophone) tant aux États-Unis qu’à Paris ou en Vendée, dans des mouvements qui suivent les lieux et les saisons. Il se pense maladroit, peu habile, mal à l’aise avec les mots qu’il aime et qu’il assemble dans cette langue qui lui est propre et qui semble de temps à autre boiter alors qu’elle chemine bel et bien sur la page, gaillarde s’il le faut, vivante comme peu d’autres, avec ses racines qui se nourrissent en profondeur de tournures empruntées au patois Poitevin et à un vieux français dont il sait déjouer les pièges en tirant sur quelques unes de ses ficelles avec subtilité.

« Le pays que je parle c’est pas loin dans le temps c’est vivant
mais rien d’organisé les buissons les jardins tout
mal délimités les arbres s’en vont
dans les campagnes d’à côté aussi le patois
c’est pas comme un cœur central à préserver
plutôt comme un pâtis laissé les autres
le traversent les grandes herbes cassées
quand j’y pense avec un poème ça
détruit ça refait le pays. le cœur est à côté. »

Antoine Emaz, qui donne une préface lumineuse à cet ensemble, rappelle combien chaque titre de James Sacré est en soi un livre à part entière et non un recueil de poèmes. Quelque chose de mal raconté, deuxième livre réédité dans ce volume, en est l’exemple type. Il y a là une volonté de construire page à page un ensemble qui doit trouver son unité grâce aux différents lieux, paysages, émotions et sensations que l’auteur découvre, explore et retranscrit avec ses outils. Fidèle à sa méthode, il pose ses poèmes au fur et à mesure de leur écriture, en suivant les étapes d’un périple qu’il effectue à travers plusieurs états américains. Il veut faire entrer la narration dans son livre et y parvient à sa manière. En racontant, « mal », précise-t-il, mais en racontant tout de même son parcours en zigzag de villes en petits bourgs, avec patience et légèreté, mettant à profit son sens de l’observation et sa grande disponibilité. Il est happé par ce qu’il voit. Et tient non seulement à l’écrire mais aussi à le rattacher à ces multiples fragments de mémoire qui affleurent, le ramenant régulièrement à son enfance et à ses paysages fondateurs.

« Maintenant les rues pauvres d’un petit bourg américain
chambranles et seuils en bois gauchis plaques de matériau goudronné ça ressemble
à des coins sales d’un village en Vendée tout ça
devient la solitude et la familiarité mélangées rien
quelque chose de mal raconté. »

L’ouvrage se termine avec en sa troisième partie la réédition d’Une petite fille silencieuse, un ensemble qui bouleverse et touche profondément. Sacré y dit la maladie et la mort de l’enfant (Katia) à qui il dédie son livre. Ce qui marque, c’est sa pudeur. Mêlée à une voix douce, presque caressante, qui murmure et s’adresse à celle qui n’est plus. La mort de la (de sa) petite fille est d’une extrême gravité. Il ne veut pas en rajouter. Ne pas sombrer dans une détresse sans nom. Ne pas, non plus, attiser la pitié (des autres). Ne pas mettre en scène ce qui doit rester secret, ne pas tirer sur le fil du pathos mais plutôt tenter d’apaiser la douleur en lui parlant calmement, en la rendant présente, par intermittences, à ce monde qui parfois, et cela paraît injuste, éclate de beauté alors que quelque part quelqu’un, inévitablement, pleure la perte d’un enfant.

« Le mouvement que fait dans la fenêtre tout un feuillage d’arbre
Immobile à des moments, puis soudain
Comme emporté presque pressant,
C’est sans rapport sans doute avec toi qui n’es plus rien mais
Tu aimais t’asseoir aussi devant le monde qui respire.
Il respire encore et dans ses mouvements d’arbre
Est-ce que j’ai tort d’entendre ton affection d’enfant qui s’inquiète ? »

Rien n’est dit du nom de la maladie. Ni de l’âge de la petite fille. Que l’on voit subrepticement vivre avec des appareils qui l’encombrent quand elle se déplace dans sa chambre d’hôpital. Elle se demande bien pourquoi cela lui est tombé dessus. Ce qui se passe avant et après la disparition, il le murmure avec une grande retenue. Seul, face au silence, prononçant des mots simples (« Les mots je les voudrais / Avec un sens facile / À comprendre dans ce poème ») à l’adresse de la petite fille silencieuse qui, lui semble-t-il, peut parfois l’entendre, et même le rejoindre, quelque part, « dans l’énorme solitude du monde.

James Sacré : Figures qui bougent un peu et autres poèmes, préface d’Antoine Emaz, Poésie / Gallimard n° 510

On peut retrouver longuement James Sacré en se plongeant dans le livre très complet que vient de lui consacrer Alexis Pelletier aux éditions des Vanneaux, au sein de la collection "Présence de la poésie". Essai (une minutieuse et impeccable étude titrée James Sacré – Figures de l’accueil, un entretien, un choix de poèmes, un cahier photos et une bibliographie complète forment un ensemble qui permet de mieux appréhender cette œuvre importante et foisonnante.