lundi 10 octobre 2016

La pluie à la fenêtre du musée

Jean-Paul Bota est un flâneur un peu particulier. Il arpente – carnet de notes à la main – les musées comme d’autres les sous-bois et l’étonnant est que les premiers l’aident à retrouver assez souvent, et instantanément, la fraîcheur ou la pénombre des seconds. « Quelqu’un en moi s’éloigne », dit-il, quelqu’un qui profite sans doute d’une fenêtre entrouverte dans l’œuvre qui lui fait face pour se porter au dehors en un clin d’œil.

Il débute ses promenades improvisées par un éloge de la sieste, qu’il pratique tous sens en éveil, convoquant pour cela quelques tableaux qu’il garde gravés dans sa mémoire et qu’il se repasse pour l’occasion. Ce peut être un couple de paysans allongés près d’une meule (et surpris par Van Gogh, à Saint-Rémy, en mai 1890), ou une Femme étendue sous un arbre, peinte par Soutine, ou une autre, alanguie, vue par Matisse dans un intérieur à Collioure, ou certaines des siestes saisies par Bonnard, avec chaise longue et table garnie de sortie, ou encore celles, champêtres et apaisantes, sous les arbres, près des vaches, restituées par Courbet à la période des foins sur les hauts-plateaux du Doubs. À chaque fois, le temps se fige, les montres font relâche et l’écrivain poursuit sa route en se rendant en zigzag du côté de Montparnasse, de Pont-Aven, de Port Lligat ou de Lascaux.

Il circule à travers les siècles en changeant aisément de lieux et de saison. Et ce grâce aux artistes qu’il visite. À l’atelier ou au musée, sans oublier de brèves incursions dans leur vie secrète, le temps de ramener à la surface des anecdotes ou des éléments biographiques. Il s’étonne, s’exclame et ricoche d’une œuvre à l’autre sans en dire plus qu’il ne faut. Ses annotations restent concises. Il les aligne avec une vivacité fébrile, en une sorte de coq à l’âne qui bruisse de savoir et de curiosité. Cela donne un ouvrage très foisonnant. Ciselé par un auteur discret et généreux qui va chercher les pépites là où elles se nichent, sachant qu’il y trouvera également une part de lui-même, celle qui se cache entre enfance, imagination et mémoire des lieux habités.

Jean-Paul Bota : La pluie à la fenêtre du musée, dessins de Jacques Le Scanff, PROPOS2 éditions.

Logo : Henri Matisse, Intérieur à Collioure (La Sieste), 1905.

dimanche 2 octobre 2016

Chagrins d'argent

On dit de lui qu’il est le nerf de la guerre. Pour lui, on peut trimer, se vendre, tricher, trahir, voler, mendier, spéculer, licencier, mourir, tuer, etc. Lui, c’est l’argent, invisible, liquide et inodore, qui dicte à peu près toujours sa loi en modifiant aisément nombre de comportements. Isabelle Flaten le place au centre de son livre et montre, à travers une série de portraits et de mises en situation, les rapports particuliers que ses différents personnages entretiennent avec celui qui mène tout ce petit monde à la baguette.

« Depuis bien longtemps elle a compris qu’avec ou sans le sou ce n’était pas pareil, et elle a choisi d’être du bon côté des choses, là où tout va de soi ; il suffit d’allonger les billets et plus personne ne bouge, le souffle suspendu au froissement du papier vers le plaisir. »

Chacun des protagonistes de ce roman-gigogne est suivi sur un laps de temps assez court et en un épisode très significatif pour qu’on puisse déceler sa personnalité, percevoir son statut social et connaître la réaction qu’il adopte face à cet argent qu’il a, n’a pas, ou n’a plus. Quand un personnage disparaît, c’est après avoir été mis en relation plus ou moins fortuite avec un (ou une) autre qui va lui succéder, et ainsi de suite. Tous sont anonymes et certains (qui s’étaient éclipsés) réapparaissent parfois au détour d’une page. La plupart d’entre eux s’avèrent un rien déboussolés, perdus dans leur solitude, barrant comme ils peuvent, en cabotage intérieur, une existence en morceaux que l’argent ne peut pas vraiment réparer.

« Elle se met à rêver d’une vie où un sou serait un sou, et elle emportée dans la foule des sombres silhouettes qui à peine sorties de leur nuit écrasent le macadam pour aller gagner leur croûte d’un pas de plomb. Elle se voit déjà parmi eux, corsetée de partout, sans même l’espace d’une respiration, aspirée toute entière dans le grand tourbillon de la nécessité. »

Le sens de l’observation très aiguisé d’Isabelle Flaten est imparable. Rien ne lui échappe. Son écriture est fluide, dynamique et extrêmement visuelle. Elle vise au cœur de la cible en une succession de tableaux vifs, cruels et réalistes où banquière, clochard, joueur de poker, bourgeoise frivole et voleuse à la tire (pour n’en citer que quelques uns) tentent de colmater les brèches de vies qui toutes, semble-t-il, avec ou sans argent, prennent l’eau.

Isabelle Flaten : Chagrins d’argent, éditions Le Réalgar.

Isabelle Flaten vient de publier Lettre ouverte à un vieux crétin incapable d'écraser une limace, chez le même éditeur.

mardi 20 septembre 2016

76 clochards célestes ou presque

Kerouac les a croisés sur sa route, dans les bars ou dans les souterrains, chez le vieux Bill Gaines à Mexico ou dans le gourbi que louait Burroughs à Tanger. Il les a vus se perdre, se retrouver, se hisser sur les marche-pieds de la Southern Pacific ou grimper à l’arrière des camions de bestiaux qui sillonnaient certains des grands espaces du continent américain. Il était des leurs. Il les a côtoyés, les a aimés, écoutés et a même fini par leur consacrer un livre si tonique qu’il ne peut que donner envie au lecteur de se porter, illico, sur les traces de ces funambules qui ne tenaient pas en place.

Certains d’entre eux se retrouvent réunis dans la galerie de portraits des clochards célestes qu’a concoctée ces dernières années Thomas Vinau. La plupart passent à toute vitesse, le temps d’un portrait succinct mais assez ciselé et documenté pour bien saisir ce que fut leur vie. Ce sont des hobos, des irréguliers, des dissidents. Des habitués des bords de route. Qui écrivent, peignent, composent. Des êtres qui marchent à l’ombre et qui savent lire la très changeante carte du ciel. Beaucoup d’entre eux ont connu des destins terribles. L’issue fatale de vies cabossées mais pourtant menées tambour battant.

« Thierry Metz a été exclu de la vie par la souffrance. C’était pas un gringalet. D’abord, il a été poète. Non, manœuvre. Non, poète. Non, manœuvre. D’abord il a été poète et manœuvre. Il écrivait avec sa pioche. Une fois la sueur évaporée, l’encre disait la pierre. Et la main. Et le souffle. L’encre disait le rien. La bouteille et la trime. Le temps qui creuse les lombaires. »

« Roger Gilbert-Lecomte est mort seul, pauvre et camé jusqu’aux doigts de pied une nuit du 31 décembre. Son Monsieur Morphée est bien réédité. Dans un de ses poèmes, il écrit : "Je frappe de la tête en sang contre le ciel en creux / Au point de me trouver debout mais à l’envers". »

D’autres parviennent à déjouer les pièges et ne tirent leur révérence qu’à l’approche de leurs cent ans ou presque, tel Jules Mougin qui ne lâchera prise que poing levé face au ciel, histoire de préciser que la cavale et l’anarchie seront aussi de mise là-haut, dans ces contrées astrales où brillent, par intermittences, des étoiles filantes qui se nomment, pour n’en citer que quelques-unes, Jean-Claude Pirotte, Georges Perros, Pierre Autin-Grenier, Arthur Cravan, Jéhan-Rictus, Jack London, Billie Holiday, Elisabeth Cotten, Helno, Chet Baker, Richard Brautigan, Nicolas Bouvier...
Ce sont quelques-uns des phares de la constellation Vinau. Des balises qui aident à naviguer dans les nuits noires.

« De notre belle lignée de clochards célestes, je décide qu’il est le premier. Diogène le Cynique, le clochard-philosophe, ami des chiens et penseur-pervers-pépère du monde antique. Notre père à tous. Habitant de l’amphore et des rues de Sinope, d’Athènes et de Corinthe. L’homme qui n’avait besoin que d’une écuelle pour vivre, jusqu’au jour où il prit exemple sur un enfant pour jeter l’écuelle et boire avec ses mains. »


Thomas Vinau : 76 clochards célestes ou presque, préface et bibliographie déraisonnée d’Éric Poindron, éditions Le Castor Astral.

Du même auteur, vient de paraître, aux éditions Les Venterniers : Ferme ta gueule s’il te plaît, je suis en train de t’écrire un beau poème d’amour, 78 billets amoureux.


samedi 10 septembre 2016

Palimpsestes & rigodons


Il ouvre les fenêtres, laisse entrer les vents dominants, happe au passage des morceaux d’embruns, mâche un peu d’écume, respire l’air du large à pleins poumons et parvient à faire entrer – par une étrange alchimie qui relie les mots et leur sonorité – le lancinant ressac et le bleu-gris (ou le vert bouteille) de l’océan au cœur de ses poèmes.

« énorme ventru vif
bouillon l’océan bouge
fracasse et flue follement
sous le ciel de traîne et de soufre »

Cela ne l’empêche évidemment pas de lâcher la ligne d’horizon pour regarder derrière lui, du côté des terres noires, des chemins boueux, des arbres emplis de pluie. Il note ce qu’il voit et ce qu’il ressent. Et ce qui remue aussi. Tout a l’air d’aller à peu près bien. Les couleurs jouent entre elles. La lumière évite les angles morts. L’ordinaire suit son cours. Ici, perdue au bout du monde, « une vache pisse dans le brouillard », là « un chien gueule au ciel », ailleurs « un serpent se remord la queue ».

Henri Droguet n’en demande pas plus. Il manie l’infime et continue de capter, de livre en livre, quelques uns des soubresauts d’un monde où les hommes (mais le savent-ils seulement ?) ne font que subrepticement partie du paysage. Il relie celui-ci au corps et à la langue en une mécanique qu’il ne veut surtout pas voir tourner rond. Alors elle s’emballe, grince, ronfle, déraille, gémit, avale des séries d’allitérations et se nourrit « d’ombres de tourbillons et de mauvais songes ».

Le lire, c’est se laisser porter, emporter par ce rythme à la fois soutenu et saccadé qui lui appartient, qui charrie des brassées d’intempéries qui lui fouettent le sang, vont du ciel à l’âme en cognant sur la peau dure d’un globe terrestre qui en a vu d’autres.

Henri Droguet : Palimpsestes & rigodons, éditions Potentille.

samedi 3 septembre 2016

Les Pigeons de Paris

Juan est seul, assis au soleil sur une vieille chaise en bois. Il attend. Et perçoit au loin le bruit d’une voiture. Ce sont les hommes de loi chargés de l’expulser de sa maison – pour la raser et construire à la place une résidence balnéaire – qui viennent. Ils sont jeunes, implacables, silencieux. Il n’a rien à leur opposer, à part son bon sens, sa paix intérieure et sa mémoire, qui est adossée à celle des lieux, des murs, des arbres...

Ce sont quelques bribes de cette histoire qu’il veut avant tout (avant de lever le camp) leur conter, très calmement, en leur disant – en pure perte : ils ne sont pas instruits pour pouvoir entendre et comprendre ce genre de discours – les liens secrets et invisibles qui lient étroitement un homme et un lieu.

« Vous vous demandez en râlant pourquoi cette résistance, pourquoi je m’accroche à ce bout de désert qui nous entoure. C’est normal, vous êtes des étrangers sur cette terre habitée par mes souvenirs. Cet endroit n’a pas de nom, comme je n’en ai pas non plus, ni nom, ni vie, sur ces paperasses que vous brandissez devant moi comme la vérité suprême. »

Ceux qui se trouvent à l’origine de ces documents brandis sont les héritiers d’une jeune fille expatriée qu’il a jadis aimée (le temps d’un été, d'un retour au pays en compagnie de ses parents, issus de ce même village isolé d’Espagne) puis perdue de vue et retrouvée bien plus tard, alors qu’elle était en fin de vie, lors d’un séjour rapide à Paris où elle lui avait enfin offert ce livre, intitulé Les Pigeons de Paris, dont elle lui lisait, lors de ce fameux été, des extraits.

« Elle m’apprenait à lire quelques mots, des phrases courtes de sa moitié de langue dans un petit livre à couverture bleue dont elle ne se séparait jamais. (…) Que vous me croyiez ou non, je n’avais jamais vu un livre d’aussi près. Pas plus qu’une Française à moitié, et encore moins senti au bout des doigts le contact d’un soutien-gorge en dentelle. »

Les hommes de loi l’écoutent à peine. S’ils sont présents à sa table, c’est simplement pour lui signifier qu’il a, un jour, reçu un courrier d’un cabinet d’avocats lui annonçant le décès de cette femme qui lui laissait en héritage tous ses biens. Courrier dont il n’a pas tenu compte, se contentant de prendre soin, en l’enterrant près d’un vieil olivier, de l’urne couleur acajou qui contenait les cendres. Il en profita pour caler également le petit livre bleu au fond du trou. C’est cet héritage qui est aujourd’hui contesté par les descendants de la défunte. D’où cette procédure extrême, en guise de dédommagement.

Víctor del Árbol – connu jusqu’alors pour ses romans noirs (traduits chez Actes Sud) – noue les fils de ce récit  avec une grande finesse. Il met face à face deux mondes irréconciliables : celui de Juan, le vieil homme et celui des froids représentants de la justice. L’un évoque son passé et son intégrité pendant que les autres se posent en exécuteurs des basses œuvres d’un présent qui lui échappe.

« Avant, il y avait des loups dans les montagnes, mais il ne reste que des moutons. »


Víctor del Árbol : Les Pigeons de Paris, traduit de l’espagnol par Claude Bleton, éditions La Contre-Allée