dimanche 26 mars 2017

Lieuse

Nombre de citadins se souviennent à peine qu’ils viennent de là, de ce monde dont on parle peu, ou pas, ou mal, celui des paysans devenus presque invisibles et qui ont dû changer plusieurs fois de statut ces dernières années. On les appelle désormais des producteurs (de viande, de céréales ou de lait), avec ce que cela sous-entend en termes d’activité, de performance, de rentabilité et de régime d’imposition, ce dernier impliquant une connaissance parfaite de la valeur des biens (bâtiments et matériel) et un recensement exhaustif des terres cultivées et du cheptel. Autant de choses qui leur semblaient, auparavant, devoir rester confidentielles, les actes concernant les achats et les ventes étant destinés à dormir dans une chemise à laquelle personne n’avait accès, à part, en de rares et grandes occasions, le notaire. Or, ce qu’on leur demande depuis déjà quelques décennies c’est justement de déclarer officiellement tout ce qu’ils possèdent, acquièrent, cèdent, vendent, récoltent, reçoivent, etc. Un chamboulement qui ne va pas de soi. Et qui nécessite cette aide extérieure dont ils se méfient tant.

« Outre le fait qu’il était ressenti par eux comme une inquisition, pareil inventaire les mobilisait durant des soirées, obligeant leurs doigts, habitués d’ordinaire à de tout autres travaux, à calligraphier sur des pages, ligne à ligne, des listes à la pointe Bic. »

Ce monde, Pascal Commère le connaît bien. Comptable en milieu rural, il aura passé sa vie professionnelle à côtoyer, écouter et conseiller ces hommes qui se confient peu. Il a circulé de ferme en ferme, pesé avec eux le pour et le contre, s’est adapté à leur façon d’être, a appris à interpréter leurs non-dits et à respecter leurs longs silences. Il a, peu à peu, gagné leur confiance. Leur a permis, en certaines occasions, de démêler des situations qui paraissaient inextricables, certaines l’étant d’ailleurs inexorablement, à force de déni et de fuite en avant, telle celle de ce fils qui finit par admettre, lors d’une réunion tendue autour de la table familiale, qu’il a bel et bien laissé filer l’héritage paternel.

« "Je savais pas !" Murmurait-il, et il le répéta. Ajoutant : "Que t’étais dans la déchéance..."
Lui de son côté ne mouftait pas. Le visage empourpré, il demeurait le fils. La honte était pour lui. Et de tout le temps que dura l’entrevue il ne leva les yeux, le front bas telle une bête nez au sol. Et pas même quand le père laissa couler une larme. »

C’est le quotidien de ces hommes secrets, taiseux, méfiants, juchés sur leur tracteur ou s’activant aux clôtures, vêtus de leur combinaison verte achetée à la Coopérative, que Pascal Commère sonde en onze récits qui sont autant de chroniques ordinaires, vues par un écrivain qui sait de quoi il parle et qui pose sur eux un regard juste et bienveillant. Il dit leur hantise (ancestrale) de la météo, la difficulté pour les plus jeunes de vivre un célibat qui les tient encore un peu plus à l’écart, leur malaise face à la paperasse qui s’accumule, la perte que représente une bête qui meurt ou une vache qui subitement « s’avorte », l’entraide qui s’organise dès que l’un d’entre eux tombe gravement malade.

« Elle glissa un regard en direction de Gilles, qui regardait à quelques centimètres devant lui sur la table, disant : "Et lui qui a été la moitié du temps à l’hôpital..." Des mots sans même un mouvement de voix, presque rien. Sans plus d’émoi. Comme provenant de quelque chose qui est, dont on ne peut rien dire ».

Les personnages que Pascal Commère évoque, en une série de suites narratives très maîtrisées, ont certes de nombreux points communs mais ils sont loin d’être interchangeables. Chacun possède son histoire, sa personnalité, son caractère. Il les saisit avec finesse et les fait évoluer dans des paysages bosselés où l’on retrouve, perdues dans la brume qui enveloppe un plateau, ou stagnant dans l’ombre qui monte d’une terre ouverte, quelques silhouettes qui ne sont pas sans rappeler celles qui se glissaient déjà entre les pages de certains de ses poèmes, dont beaucoup figurent dans l’imposante (et remarquable) anthologie 1978 – 2009 : Des laines qui éclairent (Obsidiane / Le Temps qu’il fait, 2012).

Pascal Commère : Lieuse, Le Temps qu’il fait, 2016.

dimanche 19 mars 2017

Le dernier livre des enfants

Lire Ariane Dreyfus, c’est se mettre en retrait, faire un pas de côté et s’engager sur des routes qui ne ressemblent pas à celles que nous empruntons d’ordinaire. Avec elle, il faut savoir prendre son temps. Se rendre disponible et s’approcher des autres. Être attentif à ce qu’ils disent et comprendre ce que peut cacher un non-dit. Qui ne sera effleuré que par effraction, souvent grâce au regard. Celui-ci est important. Il ne dévoile pas tout mais il ouvre à chaque fois une porte, délimite un espace, surprend un geste, croise un autre regard.

« C’était là,
Ma fille assise dans l’escalier, je la regarde entre les barreaux
Ne bouge pas
J’aime continuer
 
L’importance de se regarder
Sans doute
Le visage en veut un autre »

Les enfants dont elle parle ici viennent de divers horizons. Certains, plus isolés que d’autres, ont même précédemment vécu en tant que personnages d’un roman. Ils « bougent pour faire respirer leur solitude », dit-elle et ont, pour cela, besoin d’histoires. Que l’on peut inventer et raconter. Ce qu’elle fait en sachant que leur esprit curieux et créatif saura meubler les moments de silence qu’elle prend soin de préserver. Ses poèmes naissent presque toujours d’un mouvement anodin. Qui suscite une émotion, ou ravive la mémoire, ou éveille la sensualité, ou donne corps au présent.

« J’ai fermé les yeux
Ouvrant la bouche pour que ma langue
Touche une autre langue dans une autre bouche

Cela donne
Un éclat à peine étiré
Tout de suite arrondi

Puis un sursaut, un envol
Que n’ont pas vu les yeux rouverts »

C’est précisément l’improbable, l’invisible, ce qu’on ne capte pas instantanément qu’elle aime ainsi traquer. Elle en note les vibrations, les échos qui peuvent se répercuter en elle, passant du regard au corps puis du corps à la page.

« Je ne veux pas fermer les yeux
Si je tâtonne, si je suis assez lente,
Le poème ira quelque part »

L’été, le farniente, le bord de mer, la transparence de l’eau portent leur sensation de bien-être au cœur même de cet ensemble. Ariane Dreyfus, par touches ajustées, éclats brefs, mouvements narratifs succincts, parvient à y faire entrer des personnages qui ne se sont jamais rencontrés mais qui constituent pourtant une grande et réconfortante communauté, composée d’êtres différents et unis.

Ariane Dreyfus : Le dernier livre des enfants, Flammarion

dimanche 12 mars 2017

Désordre du jour

Le désordre peut être un allié sûr. C’est dans sa nature de s’inviter là où on ne l’attend pas. Il déjoue le prévisible. Débarque sans crier gare. Parfois ne bouscule rien et passe en un éclair sans laisser de traces tangibles. Reste pourtant à le sentir, à noter ses brusques et étonnantes répercussions. C’est ce à quoi s’adonne Henri Droguet. Qui ratisse large et s’appuie, comme à son habitude, sur les sautes d’humeur d’un océan qu’il vénère et qui ne se fait jamais prier pour ajouter son grain de sel à des poèmes déjà fortement iodés.

« Blessé tenant lieu tu sors
du noir bleu convulsif et le sombre
barrissement dans l’ouest et partout
de l’océan parolier
qu’inlassable sauvagement tu récoutes. »

C’est posté près du rivage qu’il reçoit les nouvelles en provenance de l’autre côté de l’eau. La météo en est grande pourvoyeuse. Habile à enrayer la belle mécanique du temps calme, elle sait comment (aidée par les vents dominants) retourner la situation, comment noircir le tableau, comment crever un ciel de suie, comment arroser terre, hommes et bêtes et ce jusqu’aux os.

« Il repleut pleut re-
pleut ha les effaçures
aux soirs aux matins la lumière
ténuement qui s’opacifie
à l’entrelacs le guingois des ganivelles
aux jardins et taillis buées d’os »

Henri Droguet n’est pas seul à l’affût. Il se fait rincer en compagnie. Avec, entre autres, sortis de leurs lointaines retraites, Noé, Crusoé, la bande à Godot et M. Sapiens, tous fidèles au poste et prêts à se retrouver plus tard à l’auberge du coin (« Chez Abel et Caïn ») pour décortiquer ensemble ces désordres qui fourmillent en donnant du relief à la vie. Ce sont d’infimes et précieux dérèglements qu’il récupère alors. Il les cajole, les affectionne. Les sait capables de percuter ses émotions, de passer à travers le filtre du corps et de l’euphorie pour ressortir en poèmes hautement chamboulés, chargés de belle énergie, charriant chants, dé-chants, plaintes, complaintes, contes, comptines et expressions usuelles carrément détournés.

« Le bel enfant trop bavard et
pas couché de bonne heure
compère a vu le renard
rouquin vif grimper la folle chienne
entendu lanturlu
monade des monades l’inconsolé
nomade et ténébreux chérubin le bougre
divaguant bougonner »

L’étrange alchimie ici concoctée ne peut se réaliser pleinement sans cet humour que Droguet manie avec dextérité et légèreté. Il ne se prend pas très au sérieux. N’oublie pas qu’il dispose d’outils bien trop précaires pour parvenir à répercuter toutes les variations de ces paysages habités qui bougent, vibrent, parlent, déparlent. Sur mer mais aussi sur le rivage, sur les murets, dans les landes, les prairies, sous terre et là-haut où circulent des nuées d’oiseaux qu’il faut également songer à questionner. Tache immense. D’autres poètes – qu’il salue –  s'y sont collés avant lui. Il poursuit le travail avec ces poèmes toniques, aux sonorités qui déferlent, dopées, cadencées par des volées de préfixes, allitérations, néologismes, interjections et répétitions qui insufflent toujours plus de rythme à l’ensemble.

Henri Droguet : Désordre du jour, Gallimard, 2016

Un autre livre d’Henri Droguet vient de paraître. Tout aussi incisif et haletant (et par là même chaudement recommandé) il s’agit d ’un recueil de huit nouvelles, Faisez pas les cons !, éditions Fario.

vendredi 3 mars 2017

La peinture à Dora

Arrêté par la Gestapo en 1944 et déporté au camp de Dora, François Le Lionnais (cofondateur avec Raymond Queneau de l’Oulipo) a auparavant résisté en sabotant le système de guidage des missiles qu’il était chargé de construire. Incarcéré, il lui faudra résister différemment. Et d’abord sauver son intégrité physique et mentale qui s’affaiblit de jour en jour. Le salut viendra de la peinture, le déclic ayant lieu un matin, lors d’une fouille générale sur la place d’appel où il se trouvait avec des milliers d’autres.

« Mon regard se porta machinalement sur la colline qui s’élevait du côté de l’infirmerie. L’automne y achevait son établissement. Alors ces grands arbres dépouillés fondirent sur moi sans crier gare et m’emportèrent avec eux. L’Enfer de Dora se métamorphosa subitement en un Breughel dont je devins l’hôte. »

C’est une démarche salvatrice, partagée un temps avec un autre détenu, puis poursuivie seul, qu’il évoque en quelques dizaines de pages dans ce texte rare. Chaque jour, il se met à décrire minutieusement, pendant la durée de l’appel, autrement dit pendant des heures, s’en remettant à sa mémoire, plusieurs des tableaux devant lesquels il aimait s’arrêter au Louvre.

« C’est ainsi que nous contemplâmes longuement avec les yeux de la pensée La Vierge au Chancelier Rollin de Van Eyck. Je projetais comme avec une lanterne magique le sévère regard du donateur, les lapins écrasés sous les colonnes, l’ivresse de Noé racontée sous un chapiteau, les petites touffes d’herbe qui poussent entre les pavés de la courette et les six marches de l’escalier qui conduit à la terrasse. »

Plus tard, quand son ami changea d’équipe, il alla plus loin encore, imaginant ses propres compositions en empruntant un détail d’un tableau pour le glisser dans un autre, faisant entrer, par exemple, un chevreuil de Courbet dans un sous-bois de Théodore Rousseau, ou subtilisant la pipe de Chardin pour « la dissimuler sous le coussin de La Dentellière de Vermeer ».

« Ainsi passèrent pour moi les jours à Dora, au milieu des interminables appels dans la neige et du vent froid de l’hiver. (…) Quelques semaines avant la libération, j’avais récupéré suffisamment d’élasticité intérieure pour pouvoir me livrer de nouveau à l’un de mes anciens vices : la Peinture mentale. »

La Peinture à Dora est un témoignage prenant. Nourri par la mémoire et l’abstraction, il est d’une grande lucidité. La publication du texte est suivie, en fin d’ouvrage, de détails des œuvres citées.

François Le Lionnais : La Peinture à Dora (Le Nouvel Attila).
La biographie de François Le Lionnais (1901-1984), Le Disparate, conçue par Olivier Salon, est simultanément publiée chez le même éditeur.

mardi 21 février 2017

Partition noire et bleue

Le poète martiniquais Monchoachi continue d’explorer la vitalité et la profondeur de l’héritage africain. C’est l’extraordinaire fonds – en partant des rituels et des mythes – du continent noir qu’il sonde et magnifie dans ce second volume du cycle poétique Lémisté. Conçue en huit parties, cette nouvelle partition interroge les mystères, les traditions, les mémoires en sachant que les réponses ne viendront pas uniquement de la parole des seuls êtres humains. Les plantes, les pierres, les animaux, les éléments et les astres ont également leur mot à dire. Tout comme les morts. Qui ne le sont jamais tout à fait et qui parlent (en un langage approprié) à qui sait les entendre.

« Les paroles claires marchent devant nous,
les paroles claires sont nos ancêtres,
les paroles sont nos enfants,
elles nous regardent de derrière :
nos enfants sont nos ancêtres. »

L’axe premier de sa quête est la voix. « Voix des sans-bouches qui sourd des rhombes, / Voix qui court sur les eaux, ébranle la montagne. » L’écoute est essentielle. La collecte des sons, des chants, des contes ne peut se concevoir sans que s’en suivent interprétation et transmission. Il s’intéresse parallèlement à ce que peuvent dire les danses et les masques. Il lui faut tout capter, être totalement disponible. En accord permanent avec la nature. C’est elle qui filtre l’essentiel. Elle qui donne parole à l’eau, aux racines, aux vents et aux esprits. Elle que l’on célèbre dans des cérémonies que Monchoachi parvient à restituer. C’est ainsi qu’il emporte, embarque son lecteur en se donnant totalement, entre transe et incantation, dans un véritable corps à corps avec son poème.

« Mâle le feu qui ravage, fimelle l’eau qui rafraîchit
Mâle l’eau du ciel, fimelle l’eau de la terre
Mâle l’eau-semence de l’animal mâle,
Fimelle l’eau semence de la belle,
Mâle le ciel du sommet (...)
Fimelle la terre qui s’ouvre à la semence,
Mâle l’oiseau qui se perd dans l’éther, l’esprit de la brousse,
Fimelle le coquillage nacré, le poulpe »

Il manie la langue avec une rare virtuosité. Ne laisse aucune sonorité au hasard. Si un mot, ou une expression, en créole permet de donner plus de vitalité et de percussion à son poème, il n’hésite pas. Le chant doit être intense et rythmé. Il doit porter en lui le souffle de présences visibles et invisibles qui ont l’habitude de communier ensemble en ne se payant jamais de mots mais en donnant toujours beaucoup de sens à ceux qu’ils emploient.

« Que le corps magique chamantise le murmure
Qu’il laisse river le monde
Que les étoiles infatigables le convoient. »

Monchoachi : Partition noire et bleue (Lémisté 2), éditions Obsidiane
Entretien avec Monchoachi pour île en île