mercredi 23 mai 2018

Notes sur les noms de la nature

La nature a, on le sait, une imagination sans limites et l’homme, qui entend tout nommer, est rarement en reste. Il n’a pas inventé le bulbul des jardins (qui est un passereau), le noctilion pêcheur (une chauve-souris), le marasme des Oréades (un champignon), le couscous (pas le plat, le marsupial), le clitopile petite prune ou la bulgarie salissante (ce sont également des champignons) mais il leur a tout de même trouvé un nom en leur accordant, au passage, un beau surplus de poésie naturelle. C’est celle-ci que décrypte Philippe Annocque dans ce petit livre ludique et très documenté. Il y donne libre cours à son esprit curieux. Certaines contradictions ou anomalies détectées entre la dénomination de quelques unes de ces créatures et leur façon d’être et de perdurer ne manquent pas de l’étonner.

« De tous les insectes ailés
encore vivants de nos jours
le plus ancien est l’éphémère. »

Insectes, oiseaux, plantes et (surtout) champignons ne semblent avoir aucun secret pour lui. Il leur consacre quelques fragments, passe de l’un à l’autre, joue avec l’étrangeté de leur appelation, situe leurs lieux de vie. Il les laisse ensuite repartir dans le monde qui leur appartient et qui n’est souvent relié au nôtre que par la magie des noms.

« Le nom donne à voir
ce qui nous échappait.
Depuis que je sais le nom
de l’accenteur mouchet
il y en a plein mon jardin. »

Ces notes et fragments sont illustrées par Florence Lelièvre qui est allée voir sur place ou, plus sûrement, au Muséum d’Histoire naturelle à quoi ressemblent (cachés entre les oreilles de Judas et les prunes de Cythère) quelques unes des plantes et certains des animaux évoqués ici par Philippe Annocque.

Philippe Annocque : Notes sur les noms de la nature, éditions des Grands Champs.

mercredi 16 mai 2018

Pas de côté

Au fil de ces poèmes, qu’elle présente comme étant les pages d’un journal tenu pendant une période donnée, Fanny Chiarello dit la teneur, des prémices jusqu’à la séparation, de la relation qu’elle a vécue de juin 2016 à février 2017 avec celle qui n’est jamais nommée. Elle la vouvoie, la tutoie brièvement, sait la fragilité qui les rapproche.

« aujourd’hui tu es désaxée
je le sens dès l’ouverture des yeux
je mets des nectarines et du thé dans ta bouche
ça descend dans ta gorge et ça tombe dans ton ventre
je te nourris avec le mélange de patience et de brusquerie
que l’on observe aussi chez certains oiseaux
puis je noue le cordon de ton short lace tes baskets
et t’envoie courir dans les banlieues écrasées de silence »

Pour la rejoindre, elle traverse la France du nord au sud. Passe des briques rouges aux flamands roses. Observe les paysages qui défilent derrière la vitre du TGV avant de trouver place, plus tard, dans une chambre d’hôtel. Parfois, elles font toutes deux escales à Paris. À chaque fois, elle note ce qu’elle voit en s’éjectant du lieu à l’improviste. Elle capte – et décrit – certains détails précis tout en laissant vagabonder ses pensées.

« nous roulons dans la lumière dorée
entre les étangs et les zones commerciales
mes bras autour de votre taille très vite
mais je n’ai pas peur
mes jambes nues n’ont pas peur de perdre
leur foulée souple mes mains n’ont pas peur
de perdre l’usufruit de votre peau
je pourrais rouler ainsi avec vous
jusqu’à l’extinction de l’or dans l’air tiède du soir »

Fanny Chiarello se saisit de l’instant présent avec spontanéité et énergie. Elle s’empare du réel, le froisse dans ses poèmes et s’acquitte des tracas quotidiens sans jamais se laisser abattre. Son texte est alerte. Il se déplace avec elle. L’émotion y est toujours palpable. Elle passe par le toucher, par le regard et par tout ce que la mémoire a emmagasiné. De bons ou de moins bons moments. À l’image de ceux inclus dans cette relation amoureuse qui, à l’origine, aurait dû déboucher sur un livre à deux voix, intitulé Pas de deux.

« il a fallu six mois pour que nous passions du vous au tu
dans son lit sous le velux
on penserait
que ça ne saurait évoluer encore et pourtant
la voici en un point final
devenue elle »

Fanny Chiarello : Pas de côté, préface d’Isabelle Bonat-Luciani, Les Carnets du dessert de lune.

 De Fanny Chiarello, vient également de paraître : La vie effaçant toutes choses, recueil de nouvelles, éditions de l’Olivier

lundi 7 mai 2018

Territoire du Coyotte

Il n’y a apparemment pas de coyote en vue. Mais une ombre mouvante, portée par des légendes venues d’ailleurs, pourrait très bien s’insérer dans les imaginations et valider ainsi sa présence dans les parages. D’autant que le territoire s’y prête. Il est conforme à celui que l’on découvre régulièrement dans les poèmes de Pascal Commère. Il est vallonné, boisé, parsemé de pâtures, de petites routes, de champs de vigne, de cours de fermes. Il est surtout habité. Et modelé par le travail de ceux qui y vivent avec leurs bêtes, leurs troupeaux. L’hiver, leurs tracteurs impriment des traces de pneus sur les sols gorgés d’eau et de boue.

« La courbe des fumées là-bas, vignes
tirées à quatre épingles maintenant
qu’a cessé la pluie ses traits roides.
Traversé au matin le petit pays tourne
comme les ailes des éoliennes entre les arbres,
paysage toujours à reprendre et qui demeure
au bord du vide »

Ce pays, Pascal Commère l’arpente en écriture. Il le soupèse, le met en mots, adapte ses sonorités rugueuses, interroge les terres et les talus. Il le saisit au fil des saisons. Il en extrait les rituels et l’animalité, la glaise et la poussière, des bouts de mémoire et des faits liés à l’air du temps. Il s’attache au sort des bestiaux qui broutent dans l’enclos ou que l’on transporte de nuit dans des camions qui beuglent sur les routes départementales. Il les observe. Les entend cogner le sol. Surprend la placidité des taureaux, immobiles, en attente d’une odeur, d’un déclic avant de s’élancer, tous muscles tendus.

« dehors dans les pâtures où, flanc contre flanc, massés
inséparables, ils se rangent à l’auge, énormes
et comment dire, encolures touche à touche, le pelage
assombri quand la race le veut clair, bouddhas
que neige sale vent d’hiver maculent tels ils sont
en saison de luttes, couverts de suie, au point
de rappeler, petit matin à peine (quand l’ombre
sur le roc épaissit les contours), ces ancêtres
fougueux »

Il relie ce qui vient du fond des âges à ce présent qu’il décrit avec justesse, par bribes, ici, « un parking de camions près d’un restaurant routier en semaine l’hiver », là, « un brûlot de fin de chantier » avec cabanes, va-et-vient de voitures et « gamines de Bucarest débarquées de nuit en lisière des forêts d’État », ailleurs, tous ces « instants passés à traduire / en chiffres les flux et reflux d’entités mesurables – entrées / et sorties, telle que l’exige la loi marchande ». Cela le renvoie au temps (pas si lointain) de son activité comptable, quand il côtoyait de près quelques uns de ceux qui apparaissent furtivement dans son livre, dispersés dans ce vaste territoire au-dessus duquel volent de nombreux oiseaux, corbeaux ou bernaches mais aussi ces milliers d’étourneaux qui déplient leurs filets noirs loin des pâles des éoliennes pour tomber, en averse de grêle, dans les arbres à la tombée de la nuit.

Pascal Commère : Territoire du Coyote, éditions Tarabuste

samedi 28 avril 2018

Chaos

Il y a dix ans que La Folle, vingt-sept ans, vit enfermée dans un hôpital psychiatrique de La Ville quand débarque un jeune interne, futur obstétricien, fils de bonne famille, qui se montre, d’emblée, très attiré par la singularité de son histoire et par l’étrangeté des symptômes qu’elle développe. Avant de lui rendre visite, il s’est renseigné et a appris que La Folle sent et observe en permanence la présence d’une forme rouge et visqueuse placée à quelques centaines de mètres au-dessus d’elle. Il sait également qu’elle a une sœur jumelle, alcoolique et peintre, qu’elle n’a pas vue depuis des années, qui demeure dans l’Autre Ville et qui dit être, elle aussi, reliée à un zénith opaque et tourmenté perdu « dans le plafond du ciel ».

L’Interne, qui est passionné par la gémellité, se rapproche de plus en plus de cette femme plutôt belle qui semble devoir rester enfermée à vie. Il est persuadé qu’elle pourrait peut-être recouvrer un peu de santé si elle revoyait sa sœur. Mais pour cela, il lui faut l’extraire de l’asile. Et c’est ce qu’il va s’efforcer de faire, sans en parler à personne, prenant, un beau matin, la clé des champs en sa compagnie.

« La tête de l’Interne vrombit et les veines de ses tempes rythment ses pas comme son allure. Les feux rouges passent au vert dans les rues qu’ils traversent, les voitures passent, ils sont pressés, peureux : sans doute la recherchent-ils à l’hôpital ? Et puis, ils ont un train à prendre, pour un long voyage. »

C’est ce périple, ces nombreuses heures de train entre La Ville et l’Autre Ville, avec escale à La Ville-Frontière que l’on suit. Dans le compartiment La Folle et l’Interne rencontrent des personnages qui ne manquent pas de les étonner. L’inverse est également vrai. Tout ce petit monde se déplace en portant un subconscient constamment en alerte. Chacun exprime ce qu’il ressent de façon particulière, souvent à mi-voix, en un murmure vif et débridé. Ce sont ces ressentis multiples – et irrationnels – que Mathieu Brosseau imagine, développe et transcrit dans son texte. Ce voyage n’est pas seulement géographique mais aussi, et surtout, intérieur.

En chemin, le futur médecin et sa protégée s’interrogent et parlent peu, ou alors pour eux-mêmes, tandis que la sœur jumelle procède de même, au gré de ses déambulations en zigzag dans l’Autre Ville. Un univers mental et polyphonique se met ainsi en place et certains faits, longtemps refoulés, qui touchent au passé de La Folle, remontent peu à peu à la surface.

« On a poussé Mère la nôtre sous une voiture en marche rapide, dans la rue, verte et bleue comme une voiture de petit garçon, c’était pour rire, juste pour la déglinguer un peu, ça me fait sourire, pas vraiment pour la tuer, mais elle n’a pas survécu Mère la nôtre, même avec l’hôpital, même après les soins, c’était mieux, après Mémé nous a gardées, au moins on ne se sentait pas le devoir du respect. »

Si Chaos, roman extrêmement bien construit, se situe aux confins de la folie, Mathieu Brosseau, qui en entrouvre les portes, fait en sorte de ne jamais se laisser emporter par les dérives verbales que celle-ci pourrait engendrer. Ce qui frappe, et enchante ici, c’est la maîtrise d’une écriture qui bouge pourtant sans cesse. Elle joue avec les sonorités et les dissonances. Elle s’approche parfois de la transe, s’attache au monde secret, aux non-dits et à la psyché des uns et des autres. Elle s’échappe au gré d’un rêve, d’une vision, d’une incursion dans la pensée tumultueuse des différents protagonistes et change de tonalité à l’improviste tout en restant, jusque dans sa capacité à suggérer, toujours discrètement tenue.

Mathieu Brosseau : Chaos, Quidam éditeur.

samedi 21 avril 2018

Revers

On entre dans le livre avec les oiseaux. Il y en a peut-être mille. Ils n’ont pas de noms. Ce sont simplement des oiseaux. Ils incitent à regarder en l’air. À oublier un instant l’abyssal puits intérieur. À ne pas ouvrir en grand la boîte aux questions. Certains sont vrais. D’autres font semblant de l’être. Ce sont d’étranges objets volants. On les distingue à peine. On dirait des brindilles qui voltigent. Des corps promis au dépiautage, consonnes et voyelles comprises. Pour y trouver des bouts d’os. Du cartilage fin. Des ailes avec rabats. Des prunelles colorées. Des boules de plumes avec bec et gésier minuscules.

« Tous nos os ont les mêmes noms. Oiseaux à têtes tièdes et ainsi sont-ils nus et alignés. Sur le devant de l’eau nous les voyons et avons obtenu du temps que le sang suinte. Un sort est scellé encore ? Un peu de glaire va de leur pus à ces plaies visibles là ? On dirait. »

La plupart d’entre eux sont happés par le vide. Ou bien zigouillés par une main invisible. En tout cas, le ciel les aspire. Bientôt, il n’en reste qu’un. Il est suivi à la trace par un qui se nomme « il », ou « je » ou « on ». Celui-là (qui semble souvent se dédoubler) porte en lui des tas de questions insolubles. Il les pose. Les dissémine au fil du texte. Et le fera plus encore quand l’ultime oiseau disparaîtra.

« On cache qu’on est ici. C’est privé. Ce sera de la poésie à l’étroit. À l’usage de l’œil et de la main. De ceci la fin qu’on a vue. »

Comme toujours, aujourd’hui avec Revers et l’an passé avec Avers (les deux livres se répondent et les trois séquences qui composent l’un et l’autre possèdent les mêmes titres) la mécanique Quélen, unique en son genre, tourne à plein régime. Elle vibre d’une belle intensité. Son tempo saccadé (fait de phrases courtes, d’incises brèves) offre un rythme imparable – et ô combien prenant – à l’ensemble. Chaque bloc de prose a sa propre densité. Il est taillé dans le vif. S’insère dans des dizaines d’autres blocs qui, s’emboîtant, forment le corps vivant du livre.

« Un individu est souple. Bon. Le traitement sera du langage. Son langage est une offre semblable ou non et on le retire de là en l’excluant d’un accès au corps. À l’action ou à une. Pourrir la vie est l’idée. Oisive, légère. Et pourquoi pas traduire ici ou à un mètre ! Ce travers pend et se réduit à une voix sans rien. Truc sans voix. Serrure avec la clé de travers. Matière vouée à s’être traduite elle-même çà et là. Mort oisive qui est la vie. Bien. Voilà une élégie. Un os à ronger. L’accès de poésie de l’étui qui retire son contenu. Ou l’âne qui offre en bon langage son oreille. Du bon traitement. Strict. Souple. Un deux en un ! »

L’écriture est de bout en bout nerveuse et tendue. Celui qui laisse sa pensée questionner son monde intérieur scrute les objets, les choses, les à-côtés, les gestes, les riens du quotidien. Sa poésie y trouve refuge et matière. Elle est méticuleuse, physique, nourrie de signaux lumineux, sinuant entre le jeu et l’incertitude, passant constamment d’un état à un autre, de l’inquiétude au burlesque ou de l’angoisse à la clairvoyance.

Dominique Quélen : Revers, Éditions Flammarion