lundi 11 juin 2018

Nous vivons cachés

Après avoir évoqué dans Je rêve que je vis ?, son précédent (et premier) livre, les quatre mois qu’elle passa à Bergen-Belsen, Ceija Stojka revient dans ce nouvel ensemble sur cette période mais aussi sur les années d’avant-guerre et sur ce que fut sa vie après la libération du camp par les anglais en avril 1945.

« Nous les Roms, en 1939, on était encore libre de voyager avec un cheval et une roulotte en Autriche. Ma mère à l’époque avait trente-deux ans, mon père aussi. Nous étions six enfants, la sœur aînée, Mitzi avait tout juste quatorze ans, ensuite il y avait ma sœur Kathi de douze ans, mes deux frères, Hansi, onze, et Karli, huit, notre petit dernier, Ossi, en avait quatre, et moi-même, Ceija, six. »

Très vite, les Roms n’auront plus le droit de sa déplacer. Peu après, les enfants seront interdits d’école et les rafles commenceront. Le père sera le premier déporté. Il mourra à Dachau en 1943. Le reste de la famille se retrouvera à Auschwitz, où le petit Ossi succombera au typhus.

« J’ai vu l’endroit où l’infirmier l’emmenait, c’était une baraque plus petite que les autres, il l’a posé sur les autres morts. Je l’ai recouvert avec mon maillot de corps que j’avais enlevé. (Comment je pourrais oublier ça ?) »

Si les récits de Ceija Stojka sont poignants, ils restent toutefois empreints d’une grande humanité, dans un monde qui en manquait cruellement. Elle dit la dureté, les coups, la faim, les déplacements d’un camp à l’autre mais également les liens forts qui existaient entre ceux et celles qui tentaient de survivre dans cet enfer et la foi chrétienne qui leur permettait souvent de tenir bon.

Après la libération, le retour à Vienne ne sera pas facile. Il leur faudra, à elle et à sa famille, comme à tous les Roms, vivre à l’écart et changer fréquemment de lieu en n’étant jamais vraiment acceptés. Elle s’en souvient avec une impressionnante précision. C’est toute sa vie d’après qu’elle retrace dans ces pages. Elle le fait en racontant son itinéraire. Mère de trois enfants, elle survit en vendant des tapis sur les marchés et en parcourant l’Autriche. On suit son quotidien, son histoire au fil du siècle et son attachement au monde rom qu’elle décrit ouvert, bienveillant, féru de fêtes chaleureuses où se mêlent chants, musiques et danses. On la voit se démener pour le bien de ses enfants, notamment pour Jano, batteur au sein du groupe Gipsy Love (où son frère Harri est bassiste) qu’elle sait sous l’emprise des drogues et qui mourra d’une overdose.

« Il fallait que je continue ma vie. Je sais que je quitterais cette terre seulement quand j’aurai parcouru toute la longueur de la route éternelle, là où mon fils Jano m’attend dans sa taille normale. Je marche et je rampe, pas à pas sur cette route, jusqu’à ce que Jano me tende la main. »

Ce dont ne se doute pas Ceija Stojka – qui est également peintre – en témoignant ainsi, guidée par la documentariste Karin Berger (qui l’aura accompagnée – et souvent enregistrée – tout au long de son travail), c’est l’impact qu’aura son livre à parution, en 1988. Sa force, la fraîcheur de sa voix, le sens du détail, sa façon de dépasser l’anecdote pour aller à l’essentiel et la lucidité qui émane de ses textes y sont pour beaucoup. Elle deviendra rapidement l’ambassadrice de la communauté rom en Autriche et bien au-delà.

Le livre publié par les éditions Isabelle Sauvage est une somme importante – et unique en France – pour bien saisir le parcours et l’œuvre de Ceija Stojka (1933-2013). Préfacé par Karin Berger (qui signe également un très beau témoignage en fin d’ouvrage), il se compose de plusieurs récits, d’un cahier de 19 photographies, d’entretiens et d’une bio-bibliographie complète.

Ceija Stojka : Nous vivons cachés, récits d’une Romni à travers le siècle, traduit de l’allemand par Sabine Macher, éditions Isabelle Sauvage.

Une exposition, "Ceija Stojka, une artiste Rom dans le siècle", s'est récemment tenue à La Maison Rouge à Paris.

samedi 2 juin 2018

Les géants

Les géants ont beau avoir disparu depuis belle lurette, cela n’empêche pas le narrateur de les côtoyer jour et nuit. Il consulte les poèmes de chevalerie, repère aisément leur présence et se lance dans l’histoire mouvementée qui fut la leur en pensant très fort à une autre histoire, celle qu’il a vécue avec une jeune femme et qui est, elle aussi, terminée.

« C’est fini, comme ont fini à un moment donné les géants, les mammouths, comme finiront bientôt les gorilles du Kilimandjaro, les pandas, la baleine bleue et le tigre de Tasmanie. »

Il compulse les archives, prend des notes, se réserve de temps à autre une balade sur la colline de l’antenne-relais où il lui arrive de surprendre, sous forme de nuages, quelques figures de géants en apesanteur. Rien de ce qui touche à la vie et à la mort de ces colosses, dont la taille moyenne est d’environ huit mètres, ne le laisse indifférent. Il sait qu’ils se déplacent plutôt à pied. Trouver un cheval à leur taille est impossible. L’un d’eux, tentant un jour de chevaucher, en avait d’ailleurs cassé un en deux. Seuls l’éléphant ou la girafe peuvent supporter leur extraordinaire carrure. Les géants s’habillent de ferraille et pèsent souvent très lourds. Ils mangent abondamment. Il ne fait pas bon être buffle et croiser leur chemin. L’animal sera massacré et dévoré illico. De lui, il ne restera rien. Les sabots et la peau seront ingurgités tout comme les os. Les géants détestent le gâchis. Il arrive pourtant qu’ils se battent entre eux en pratiquant le lancer de rôti, la biche cuite au feu de bois leur servant inopinément d'arme. Il y a des géants philosophes, des géants neurasthéniques, des géants mafieux ou encore des géants adeptes du sport.

« Le sport préféré de certains géants est le jet de pierres sur les édifices religieux. Juchés sur les collines à proximité des églises et des abbayes, ils ne regardent pas si elles tombent sur l’abbé ou sur un moine plongé dans ses prières. »

Ses connaissances, le narrateur les doit à ses lectures. Il s’est plongé dans les poèmes épiques. Il a longuement suivi Pulci (1432-1484), l’auteur (admiré par Rabelais) de l’épopée burlesque de Morgant le géant, qui fut l’écuyer de Roland le preux jusqu’à sa mort à Ronceveaux en 778. Il a bien sûr également lu le Roland amoureux de Boiardo (1441-1494) et le Roland furieux de l’Arioste (1474-1533), s’est délecté des aventures des chevaliers d’Arthur réunis autour de La Table ronde et a dévoré bien d’autres ouvrages.

« J’ai lu Renaud de Montauban, ample, instructif et complet, dépeignant Renaud comme un révolté impénitent, et Charlemagne un roi colérique et malade du foie gouverné par ses épanchements de bile au lieu de chercher la paix et à accroître son empire. »

Bayard, le cheval de Renaud, galope dans quelques unes de ces pages. Il appartient aux personnages légendaires issus de la littérature médiévale qui ont, si l’on en croit celui qui s’exprime ici, réellement existé. Il pense à peu près la même chose des extraterrestres et n’a qu’un souhait : que tous ceux qui courtisent celle qu’il n’a jamais cessé d’aimer – et à qui il dédie son livre – soient rapidement enlevés de terre afin de devenir, là-haut, sujets d’étude pour scientifiques interplanétaires.

Avec Les Géants, Ermanno Cavazzoni (qui a déjà publié Les Idiots et Les Écrivains inutiles chez Attila) rend un bel hommage au roman de chevalerie et à ses initiateurs qui ont fondé la littérature européenne. Il le fait en mêlant érudition et sens appuyé du burlesque, en revisitant les légendes et en multipliant des galeries de portraits qui font tomber de leur piédestal nombre de héros.
« La traque impitoyable dont ont été victimes les géants peut expliquer leur extinction ; mais selon moi, ça vient surtout de leur système reproductif mal ajusté et de leur activité sexuelle inadéquate. »

Ermanno Cavazzoni : Les Géants, traduit de l’italien par Monique Bacelli, Le Nouvel Attila.

mercredi 23 mai 2018

Notes sur les noms de la nature

La nature a, on le sait, une imagination sans limites et l’homme, qui entend tout nommer, est rarement en reste. Il n’a pas inventé le bulbul des jardins (qui est un passereau), le noctilion pêcheur (une chauve-souris), le marasme des Oréades (un champignon), le couscous (pas le plat, le marsupial), le clitopile petite prune ou la bulgarie salissante (ce sont également des champignons) mais il leur a tout de même trouvé un nom en leur accordant, au passage, un beau surplus de poésie naturelle. C’est celle-ci que décrypte Philippe Annocque dans ce petit livre ludique et très documenté. Il y donne libre cours à son esprit curieux. Certaines contradictions ou anomalies détectées entre la dénomination de quelques unes de ces créatures et leur façon d’être et de perdurer ne manquent pas de l’étonner.

« De tous les insectes ailés
encore vivants de nos jours
le plus ancien est l’éphémère. »

Insectes, oiseaux, plantes et (surtout) champignons ne semblent avoir aucun secret pour lui. Il leur consacre quelques fragments, passe de l’un à l’autre, joue avec l’étrangeté de leur appelation, situe leurs lieux de vie. Il les laisse ensuite repartir dans le monde qui leur appartient et qui n’est souvent relié au nôtre que par la magie des noms.

« Le nom donne à voir
ce qui nous échappait.
Depuis que je sais le nom
de l’accenteur mouchet
il y en a plein mon jardin. »

Ces notes et fragments sont illustrées par Florence Lelièvre qui est allée voir sur place ou, plus sûrement, au Muséum d’Histoire naturelle à quoi ressemblent (cachés entre les oreilles de Judas et les prunes de Cythère) quelques unes des plantes et certains des animaux évoqués ici par Philippe Annocque.

Philippe Annocque : Notes sur les noms de la nature, éditions des Grands Champs.

mercredi 16 mai 2018

Pas de côté

Au fil de ces poèmes, qu’elle présente comme étant les pages d’un journal tenu pendant une période donnée, Fanny Chiarello dit la teneur, des prémices jusqu’à la séparation, de la relation qu’elle a vécue de juin 2016 à février 2017 avec celle qui n’est jamais nommée. Elle la vouvoie, la tutoie brièvement, sait la fragilité qui les rapproche.

« aujourd’hui tu es désaxée
je le sens dès l’ouverture des yeux
je mets des nectarines et du thé dans ta bouche
ça descend dans ta gorge et ça tombe dans ton ventre
je te nourris avec le mélange de patience et de brusquerie
que l’on observe aussi chez certains oiseaux
puis je noue le cordon de ton short lace tes baskets
et t’envoie courir dans les banlieues écrasées de silence »

Pour la rejoindre, elle traverse la France du nord au sud. Passe des briques rouges aux flamands roses. Observe les paysages qui défilent derrière la vitre du TGV avant de trouver place, plus tard, dans une chambre d’hôtel. Parfois, elles font toutes deux escales à Paris. À chaque fois, elle note ce qu’elle voit en s’éjectant du lieu à l’improviste. Elle capte – et décrit – certains détails précis tout en laissant vagabonder ses pensées.

« nous roulons dans la lumière dorée
entre les étangs et les zones commerciales
mes bras autour de votre taille très vite
mais je n’ai pas peur
mes jambes nues n’ont pas peur de perdre
leur foulée souple mes mains n’ont pas peur
de perdre l’usufruit de votre peau
je pourrais rouler ainsi avec vous
jusqu’à l’extinction de l’or dans l’air tiède du soir »

Fanny Chiarello se saisit de l’instant présent avec spontanéité et énergie. Elle s’empare du réel, le froisse dans ses poèmes et s’acquitte des tracas quotidiens sans jamais se laisser abattre. Son texte est alerte. Il se déplace avec elle. L’émotion y est toujours palpable. Elle passe par le toucher, par le regard et par tout ce que la mémoire a emmagasiné. De bons ou de moins bons moments. À l’image de ceux inclus dans cette relation amoureuse qui, à l’origine, aurait dû déboucher sur un livre à deux voix, intitulé Pas de deux.

« il a fallu six mois pour que nous passions du vous au tu
dans son lit sous le velux
on penserait
que ça ne saurait évoluer encore et pourtant
la voici en un point final
devenue elle »

Fanny Chiarello : Pas de côté, préface d’Isabelle Bonat-Luciani, Les Carnets du dessert de lune.

 De Fanny Chiarello, vient également de paraître : La vie effaçant toutes choses, recueil de nouvelles, éditions de l’Olivier

lundi 7 mai 2018

Territoire du Coyotte

Il n’y a apparemment pas de coyote en vue. Mais une ombre mouvante, portée par des légendes venues d’ailleurs, pourrait très bien s’insérer dans les imaginations et valider ainsi sa présence dans les parages. D’autant que le territoire s’y prête. Il est conforme à celui que l’on découvre régulièrement dans les poèmes de Pascal Commère. Il est vallonné, boisé, parsemé de pâtures, de petites routes, de champs de vigne, de cours de fermes. Il est surtout habité. Et modelé par le travail de ceux qui y vivent avec leurs bêtes, leurs troupeaux. L’hiver, leurs tracteurs impriment des traces de pneus sur les sols gorgés d’eau et de boue.

« La courbe des fumées là-bas, vignes
tirées à quatre épingles maintenant
qu’a cessé la pluie ses traits roides.
Traversé au matin le petit pays tourne
comme les ailes des éoliennes entre les arbres,
paysage toujours à reprendre et qui demeure
au bord du vide »

Ce pays, Pascal Commère l’arpente en écriture. Il le soupèse, le met en mots, adapte ses sonorités rugueuses, interroge les terres et les talus. Il le saisit au fil des saisons. Il en extrait les rituels et l’animalité, la glaise et la poussière, des bouts de mémoire et des faits liés à l’air du temps. Il s’attache au sort des bestiaux qui broutent dans l’enclos ou que l’on transporte de nuit dans des camions qui beuglent sur les routes départementales. Il les observe. Les entend cogner le sol. Surprend la placidité des taureaux, immobiles, en attente d’une odeur, d’un déclic avant de s’élancer, tous muscles tendus.

« dehors dans les pâtures où, flanc contre flanc, massés
inséparables, ils se rangent à l’auge, énormes
et comment dire, encolures touche à touche, le pelage
assombri quand la race le veut clair, bouddhas
que neige sale vent d’hiver maculent tels ils sont
en saison de luttes, couverts de suie, au point
de rappeler, petit matin à peine (quand l’ombre
sur le roc épaissit les contours), ces ancêtres
fougueux »

Il relie ce qui vient du fond des âges à ce présent qu’il décrit avec justesse, par bribes, ici, « un parking de camions près d’un restaurant routier en semaine l’hiver », là, « un brûlot de fin de chantier » avec cabanes, va-et-vient de voitures et « gamines de Bucarest débarquées de nuit en lisière des forêts d’État », ailleurs, tous ces « instants passés à traduire / en chiffres les flux et reflux d’entités mesurables – entrées / et sorties, telle que l’exige la loi marchande ». Cela le renvoie au temps (pas si lointain) de son activité comptable, quand il côtoyait de près quelques uns de ceux qui apparaissent furtivement dans son livre, dispersés dans ce vaste territoire au-dessus duquel volent de nombreux oiseaux, corbeaux ou bernaches mais aussi ces milliers d’étourneaux qui déplient leurs filets noirs loin des pâles des éoliennes pour tomber, en averse de grêle, dans les arbres à la tombée de la nuit.

Pascal Commère : Territoire du Coyote, éditions Tarabuste