mercredi 1 août 2018

La Confession

L’homme qui se confesse ici pense, à juste titre, ne pas avoir eu une vie banale et tient en particulier à ce que certains événements, qui se sont produits au début des années 1980, et dans lesquels il se trouve directement impliqué, apparaissent clairement dans une autobiographie qu’il se sent incapable de rédiger. C’est pour cela qu’il a fait passer une annonce dans un journal. Il recherche l’écrivain qui aura pour mission de l’écouter, de noter et de mettre en forme, de façon confidentielle, ce qu’il est prêt à lui avouer. Le rédacteur choisi se nomme Léonard Balmain. C’est un auteur aguerri mais pauvre. Ce travail très particulier, et bien payé, tombe pour lui à point nommé.

« Nous convînmes de nous rencontrer, au début une fois par semaine, dans l’appartement de Tod à Édimbourg, dans le quartier de Comely Bank. Cela s’avéra un lieu assez confortable bien que relativement spartiate, et j’y cherchai en vain le moindre indice pouvant éclairer la personnalité de son occupant. À l’évidence, il vivait seul. »

Cette personnalité, il va la découvrir assez rapidement. L’être (qui dit s’appeler Torquil Tod), d’abord insaisissable, va bientôt devenir inquiétant. Ce qu’il dévoile de sa vie privée intrigue. Il explique comment il s’est peu à peu retrouvé sous l’emprise de la femme qui partageait sa vie. Dès lors, une certaine perversité se fait jour. Elle est accentuée par les rites en cours dans les communautés que fréquentait le couple. Mi-religieux, mi-païens, ils évoluaient, dopés au cannabis et sujets aux courts-circuits intérieurs – dus aux fréquentes illuminations de la femme qui le maintenait sous son joug – entre pouvoirs occultes, pratiques sectaires et sorcellerie. Les révélations se font de plus en plus scabreuses. L’écrivain écoute et rédige. Plus le livre avance, plus il se rend compte que le témoignage dont il est l’unique dépositaire fait de lui un homme en grand danger.

« J’ai vécu avec ce livre pendant une période d’environ un an, c’est ce qui compte ; et maintenant je fais plus que soupçonner qu’il me coûtera la vie. »

Écrire la vie d’un autre, qui ne se confesse pas pour demander l’absolution, peut s’avérer lourd de conséquences. Il lui faut prendre des dispositions. Se préparer au pire et confier le manuscrit à un tiers, au cas où il lui arriverait malheur.

« Pour l’instant, j’ai l’intention de ne plus sortir le soir. Je pense que ma porte d’entrée est bien sécurisée maintenant. Je ne suis pas complètement satisfait, cependant, quant à l’arrière de mon appartement. »

Ce seront pratiquement les derniers mots de Léonard Balmain. La suite, ce sera son exécuteur littéraire qui la dévoilera, clôturant une histoire presque incroyable, menée avec délice et précision par un John Herdman au sommet de son art. Attiré par le thème de la dualité, il l’exprime, avec une ironie mordante, tout au long de ce roman savamment construit en mettant en présence plusieurs duos (à commencer par celui formé par les deux personnages principaux, l’écrivain et son étrange "employeur") qui affichent des objectifs bien différents. On se bat à coups de mensonges, de méprise et de tromperie. Et au final, fait rare, le narrateur, qui semblait en mesure de pouvoir se maintenir légèrement au-dessus des débats, y laissera tout simplement sa peau.

John Herdman : La Confession, traduit de l’anglais (Écosse) par Maïca Sanconie, Quidam éditeur.

samedi 21 juillet 2018

Des étoiles et des chiens

« Comme tous les promeneurs, farfouilleurs patentés, j’ai mes sentiers secrets. » Ce sont ceux-ci que Thomas Vinau nous dévoile dans ce nouvel ensemble, poursuivant ainsi l’enivrante balade qu’il avait inaugurée, il y a deux ans, avec ses 76 clochards célestes (ou presque).

Celles et ceux qui sont évoqués ici, sur deux, trois pages, et qui l’aident à aller de l’avant, lui apportant ces bonheurs de lecture et d’écoute qui illuminent tant de journées maussades, ressemblent aux précédents. Ils (et elles) sont de la même confrérie, celle des rêveurs éveillés, des cueilleurs d’étoiles, des capteurs de blues, des chercheurs d’ombres et des sniffeurs de rosée. Toutes et tous rasent les murs et beaucoup carburent aux vitamines terrestres en faisant en sorte de ne pas résister aux tentations pour s’offrir, de temps en temps, un voyage en état de presque apesanteur, cheminant alors sur des voies de traverse afin d’explorer de nouveaux territoires. Ce sont des poètes, des écrivains, des chanteurs, des dessinateurs, des peintres et des musiciens qui tracent – ou ont tracé – leur route à l’écart. Certains se retrouvent un jour, sans le vouloir, tel Jim Harrison, le borgne le plus clairvoyant du Montana, et peut-être même de l’Amérique toute entière, sous le feu des projecteurs mais la plupart ne supportent pas ces brusques embardées de notoriété.

« C’est parmi les éliminés et les échappés de la vie moderne qu’il faut recruter les artistes ». Ainsi parlait Gaston Chaissac, l’un des inconsolés visités, qui côtoie, à ce titre, des êtres qui en savent aussi long que lui sur Le laisser aller des éliminés. Thomas Vinau brosse son portrait avec humour et empathie, visant juste, restituant le bonhomme en deux temps, trois mouvements.

« Il cousait des poupées de poubelles, bâtissait des totems de toto comme les calvaires au bord des croisements absurdes. Il était le général d’une armée déboîtée de boiseries suspectes. Il peignait avec des pierres et de la mousse, des épluchures, de la tendresse et quelques gros mots de marmots. Il était paysan, jardinier de lettres, braconnier d’insouciance ou d’insolence suivant la saison. Prêt à faire du pâté du petit monde formaté des lardons de l’intelligentsia et du pouvoir »

Chaque portrait, très dynamique, est conçu à partir de quelques éléments biographiques et d’un retour discret sur l’œuvre de l’artiste en question. Le tissage est subtil. On se promène de Cuba (Ibrahim Ferrer) au Nigeria (Amos Tutuola) en passant par la Tchéquie (Jana Cerna), la Hongrie (Attila Joszef) ou le Mexique (Frida Kahlo). Au loin résonne la voix râpeuse et gorgée de Guinness de Shane MacGowan, le chanteur des Pogues, qui n’hésitait pas, dit-on, à décapsuler des bocks avec ses dents, du temps où il en possédait encore.

« Ce que je sais, c’est que j’aime Shane MacGowan et les Pogues depuis mes quatorze ans. Et j’en ai presque quarante. Et le gars n’a plus de dents, les cloisons nasales trouées et le foie confit au gin. On ne comprend plus vraiment ce qu’il raconte. J’ai vu sa tête à la télé récemment, et il ressemblait à une mère maquerelle russe. »

Bien d’autres portraits jaillissent qui forment un anti-panthéon de saltimbanques qui s’égaient dans les broussailles, avec au-dessus le ciel ouvert et des chants d’oiseaux qui piaffent à tue-tête. Vifs et bien ajustés, ils ouvrent de nombreuses pistes. Il suffit de les suivre pour découvrir le destin (brisé ou non) de ces enragés tonitruants ou de ces grands discrets que Thomas Vinau a réuni. Tous portent en eux une indéfectible flamme, capable d’éclairer certains moments sombres qui, sans eux, le seraient sans doute plus encore.

Thomas Vinau : Des étoiles & des chiens, 76 inconsolés, Le Castor Astral.

mercredi 11 juillet 2018

Tu ouvres les yeux, tu vois le titre

En sept chapitres très animés, avec succession de personnages qui ne font parfois que de courtes apparitions – disparaissant durant quelques pages avant de revenir se frotter aux autres –, en sept tableaux menés tambour battant, Arno Calleja suit la trajectoire d’êtres qui sont en quête de sensations fortes.

« L’homme ramène la femme chez elle. Dans le garage ils boivent une bouteille à bulles. La femme veut le peindre nu. L’homme dit oui : et c’est les séances, la nuit. Au matin, l’homme rentre dormir chez lui. Ça dure comme ça six nuits. »

Ce sont des hommes, des femmes, exerçant tel ou tel métier (enseignants, peintres, infirmiers, infirmières), fous ou pas fous, qui tout à coup en rencontrent d’autres et se lâchent. Tous laissent, inopinément, leurs instincts, leurs désirs (qui sont la plupart du temps sexuels) les guider et les détacher de leur vie ordinaire. Ils s’enflamment, créent, s’écorchent, se lacèrent corps et cerveau et parfois même meurent. Mais cela ne signifie pas pour autant la fin de l’histoire. À chaque fois, l’inconnu demeure, l’action se poursuit, du mort sort un personnage-gigogne qui prend le relais.

« Maintenant la femme effondrée est sur une table, à la morgue. À côté d’elle il y a son homme, le mort dans la forêt, sur sa table. La femme de ménage demande à les voir. On la descend à la morgue. Elle sort son téléphone. Elle les prend en photo. À côté il y a le médecin, il la regarde faire. »

Au chapitre un, c’est un couple. « L’homme a des idées noires, la femme des pensées sexuelles ». Au chapitre deux, c’est « une fille, très belle, dans une chambre d’hôtel », avec un homme en costard. Au chapitre trois, « c’est une famille : le père est professeur, la mère est morte. L’enfant est surdoué. » Au chapitre quatre, c’est un jour de pluie. Un couple sort du cinéma. Ils ont vu un film de Jean Eustache et rentre chez eux où ils se déshabillent. Ce qui se passe ensuite, dans l’un ou l’autre de ces chapitres qui s’épaulent, dans ceux-ci comme dans ceux qui suivent, dépasse le huis-clos de départ pour s’ouvrir en accueillant de nouveaux (et nombreux) protagonistes. Il arrive que quelques animaux sortent du bois et interviennent à leur façon. Un renard trottine et guide une femme perdue, un orang-outan fume cigarette sur cigarette, un sanglier se met à parler...

Chaque phrase, courte, incisive, décrit une action, et en enclenche une autre, et ainsi de suite, à rythme soutenu. La narration, haletante, ne connaît pas le moindre temps mort. Arno Calleja explore rêves, mémoires, obsessions, inconscient, instantanéité de la pensée, fantastique et imaginaire en entremêlant roman, fable, conte et mise en scène pour créer un ensemble qui ne se laisse pas étiqueter et qui déborde de vitalité.

Arno Calleja : Tu ouvres les yeux, tu vois le titre, Othello éditions.

dimanche 1 juillet 2018

Des proses qui manquent d'élévation

Qu’il pénètre, en plein rêve, dans la prairie où Gauguin « aurait pris la faux » dans le Finistère, ou qu’il réfléchisse, un peu plus tard, un autre jour, seul chez lui, « à la hiérarchie des anges chez Thomas d’Aquin », ou qu’il s’arrête pour observer, debout sur la place du bourg, les corneilles qui se disputent « la possession du clocher », Paol Keineg est souvent porté par une irrépressible envie de flâner à la fois en dedans et en dehors de lui-même. Elle s’empare de lui et il se retrouve alors, pour reprendre le titre de l’un de ses précédents livres, « Là et pas là », tout en étant toujours très présent au monde.

Ce qu’il tisse avec ses proses brèves tient du carnet de bord et de l’autoportrait dessiné par petites touches. Mis bout à bout, ces textes nés au fil du temps, à partir d’une observation, d’une pensée, d’une réflexion, disent en creux ce qu’il en est du monde alentour, tel qu’il va ou ne va pas, et comment il l'appréhende à sa façon, avec discrétion, humilité et ironie.

« Un champ, du côté du terrain de football. Des insectes fabuleux y vivent, réfugiés de la guerre faite aux insectes. Aucune maison en vue, ce qui ne signifie pas qu’il n’y a pas eu meurtre. Pas d’habitant de la ville venu voir son pays en étranger. Un champ, qu’avec de l’argent on pourrait changer en jardin d’Éden. Je le préfère en friche, aux pelouses entre les genêts. Un ordre secret y règne, fondé sur la distribution de l’eau, l’intelligence des graines. »

Sa mémoire bouge. Elle le ramène parfois en Amérique, revivant une scène en un lieu particulier, et ce peut être, par exemple, à proximité de Nashville avec la voix de Roy Orbison en fond sonore, ou en Bretagne, quelques décennies en arrière, du temps de son enfance et de son adolescence, en compagnie de proches qui ne sont plus, en des endroits méconnaissables. Elle se nourrit également du présent, s’empare de faits graves ou anodins, les frotte, les assemble, aiguise la réflexion.

« Je prends le raccourci du cimetière, j’arrive en courant au ruisseau, je m’installe devant l’eau en passant les bras autour de mes genoux, et je réfléchis à Lénine, Staline et Trotsky, je réfléchis au piano préparé de John Cage, au piano pas du tout mécanique de Christian Wolff et Frederic Rzewski, j’en reviens encore et toujours à la merveilleuse incapacité de la poésie. Un merle s’essuie le bec dans les feuilles mortes. Je jette des brindilles dans l’eau rapide. Rentré à la maison, je vide mes poches, je prends le téléphone, et pendant des heures je bavarde avec les amis, nous parlons phénomènes climatiques, femmes des cavernes, querelles du jour, obscurités futures. »

Chaque prose est finement ciselée. Paol Keineg y insère des fragments de paysages et de vies ordinaires. Il loue la sagesse et la patience du chat, les yeux à facettes de la mouche, le savoir-faire de la pie, le « travail héroïque des lombrics et des insectes ». Il se déplace, cite avec plaisir le nom des lieux (rue de Siam, Elmgrove Avenue, Park ar Saozon, Koat an Noz, Le vieux cimetière de Lublin ou Le parking de Kroger, à Durham) d’où partent (et reviennent) certains de ses textes. Il sait qu’il faut se méfier de la réalité. Elle est plus compliquée qu’il n’y paraît et recèle quelques pièges dans lesquels, même armé de bon sens, l’on peut tomber. Espiègle, il s’en amuse parfois et confie ses doutes, ses incertitudes Il remet régulièrement la poésie à sa place tout en étant conscient qu’elle peut sortir à l’improviste des sous-bois pour venir le visiter en tenue de camouflage.

« Aux ronces de fer dont je me débarrasse à coups de botte, je ne vais pas opposer la poésie de la bicyclette, celle au guidon chromé au fond de la cour. Ce vélo-là, on ne l’enfourche pas botté, mais dans les situations d’urgence les bottes en caoutchouc pèsent de tout leur poids sur les pédales. Au moment où le soleil répand du sang, c’est bien pratique de s’éloigner à grands coups de pédale par les chemins de terre. »

Faire un bout de route, et déambuler ainsi en sa compagnie, sur une centaine de pages, s’avère extrêmement revigorant. L’embarquement est immédiat. Il serait dommage de le rater.

Paol Keineg : Des proses qui manquent d’élévation, dessin de couverture de Nicolas Fédorenko, éditions Obsidiane.

jeudi 21 juin 2018

Une immense sensation de calme

« Un matin, un homme arrive près du lac où je ramasse les nasses ». Cet homme, c’est Igor, personnage magnétique qui semble sorti du ventre de la montagne. « Sa main est grise comme un caillou, son esprit dur comme le calcaire ». Ses yeux, d’un bleu limpide, absorbe la pensée de celle qui le rencontre ce matin-là. C’est elle qui raconte. Elle revient sur sa vie, celle d’une jeune orpheline qui a récemment enterré sa grand-mère et qui a dû céder la cabane dans laquelle elles habitaient pour payer les frais d’obsèques, d’autant plus conséquents qu’elle a tenu à ce que la dernière personne de sa famille soit inhumée dignement, autrement dit allongée dans son lit.

« Il faisait froid et les bouches ont soufflé de la buée quand nous avons entamé le chant du dernier voyage. Puis les porteurs ont fait glissé le lit dans la fosse. Baba était au fond de sa nouvelle demeure. Elle était prête. »

C’est à la fin de l’hiver, passé dans la maison des frères Illiakov – qui l’ont recueillie alors qu’elle gisait inanimée dans une contrée froide et hostile – qu’elle tombe sur Igor. L’homme, peu bavard, vend du poisson séché aux vieilles femmes qui vivent isolées dans la montagne et vient, dès les beaux jours, payer ses fournisseurs.

Ce qui se noue entre elle et Igor est si fusionnel qu’elle ne peut que prendre la route avec lui. Tous deux vont s’enfoncer dans un paysage calme mais inquiétant. Là-bas, la nature impose sa loi. La guerre, qui a eu lieu il y a une cinquantaine d’années, a tué presque tous les hommes. Ne restent que des femmes âgées et quelques Invisibles qui sont peut-être déjà morts mais qui gardent néanmoins une apparence humaine. Ce sont ces êtres perdus, vivant à l’étroit dans leurs cabanes, porteurs d’histoires et de légendes, qu’Igor visite régulièrement.

« La vieille s’accroupit et commence à lécher le visage d’Igor à la manière d’une chienne qui décrasse son chiot. Elle donne de petits coups de langue. Lentement elle remonte vers le front, applique sa salive sur les tempes, les ailes du nez, entre les yeux. Je reste sans voix. Dans mon esprit tout se bouscule. »

La vie sur ces plateaux rocheux baignés par une lumière froide est rude. Les survivants sont durs au mal. Ils peuvent être amenés, pour sauver une vie, à scier une jambe à un proche ou à inciser un bras au couteau pour y glisser des sangsues chargées d’aspirer la plèvre et le sang infectés. Tout cela, la narratrice l’apprend lors de ces périples en compagnie d’Igor. Mais ce qu’elle découvre surtout, c’est le passé de cet homme secret. Ce seront les autres, celles qui savent conter, qui lui diront qui il est, d’où il vient et qui étaient ses parents.
« Se dessine une filiation infamante de parias enfantant des parias, engeance condamnée à la seule jouissance de la nature, exclue du monde des humains.
Au bout de cette chaîne, Igor. »

L’écriture de Laurine Roux, qui signe avec Une immense sensation de calme un premier roman plus que convaincant, est discrètement ciselée. Ses personnages, en adéquation constante avec la force tellurique des paysages qu’elle décrit, nous emportent dans un territoire qui semble hors du monde mais où la transmission, le partage et l’entraide existent bel et bien.

Laurine Roux : Une immense sensation de calme, Les éditions du Sonneur.