samedi 10 novembre 2018

Écrire pour t’aimer ; à S.B.

Subtile et concrète, adoptant volontiers une sorte d’hésitation naturelle qui invite le lecteur à déambuler, la poésie de James Sacré est reconnaissable entre toutes. Elle l’était déjà dès la parution de Cœur élégie rouge (Le Seuil, 1972) et n’a, depuis, cessé d’affirmer sa singularité. On la retrouve avec plaisir dans Écrire pour t’aimer ; à S.B., livre publié une première fois en 1984 (aux éditions Ryôan-ji / André Dimanche) et récemment réédité.

Il déplie une période de son histoire, visualise les scènes où S.B. apparaît et choisit d’écrire pour l’aimer. Il doit pour cela le rendre présent, ramener à la surface des moments de vie partagée. Ce peut être une sortie au bal en fin de semaine, une photo retrouvée d’une excursion au Mont Saint-Michel ou un voyage en camion dans une campagne toute imprégnée d’odeurs qui, elles aussi, reviennent.

« Ce voyage en camion j’en voulais parler à cause de raisons
Toutes simples, les mêmes que tout le monde aurait
De raconter comment c’est quelqu’un qu’on aime bien, d’être avec. »

Il cherche le bon angle, fouille dans ses émotions, revoit des couleurs (le bleu est omniprésent), des lieux paisibles, des instants chaleureux et dresse un portrait sommaire de l’énigmatique S.B. Peu à peu, une silhouette se dessine. On devine un sourire, une force paisible, un visage capté de profil offrant l’éclat d’une joue attirante.

« Il y a c’est sûr des mots pas faciles à mettre dans cette histoire.
Des mots qui sont comme du linge et des affaires intimes,
On les devine à travers les banalités qui sont dites
comme d’autres plus excessifs clichés. »

C’est à une approche de l’intime – avec ses tâtonnements, son tremblé léger – que James Sacré s’attelle. Il avance par paliers, avec douceur et tendresse – désir aussi – pour dire ce que recèle une telle amitié amoureuse.

« T’en souviens-tu comme je t’emporte à jamais dans mon cœur avec ton beau prénom presque rien,
La rengaine d’un amour impossible un dimanche et l’odeur de la brillantine.
J’aimerais faire comprendre à travers la qualité et machine souple
Des mots mis ensemble,
L’effet que produit dans mon corps
La moindre complicité (roublarde ou naïve) que ton sourire accroche
à du temps qui passe entre nous. »

Poème après poème, il reconstitue les gestes souples et précis d’un être vers lequel il se sentait attiré. Il essaie de restituer la tension que cela éveillait en lui.

« C’est d’une drôle de façon qu’on traverse la vie, le bonheur
A comme un goût de solitude. Écrire pour aimer
Donne à la fin l’impression d’un grand silence »

L’ensemble se termine par une série de poèmes inédits. Écrits après la mort de S.B., ils disent la perte, l’absence, la solitude et permettent à James Sacré de faire retour sur le livre initial.

 « Ce livre d’émoi et de tourment mal pensés
Je l’entendais dans mon seul sentiment. »

James Sacré : Écrire pour t’aimer ; à S.B., suivi de S.B. hors du temps, éditions Faï fioc.

 De tous temps, James Sacré a écrit en proximité (et complicité) avec les peintres. Deux livres récents viennent le rappeler de très belle manière : Et parier que dedans se donne aussi la beauté, en compagnie de Guy Calamusa (Aencrages & Co) et Une main seconde avec des dessins de Jacques Clauzel (éditions Fario).


vendredi 2 novembre 2018

La grande année

S’il fallait trouver quelques mots pour parler de la poésie de Pierre Dhainaut, ceux qui viendraient spontanément à l’esprit seraient enchantement, accueil, écoute, transparence. Ces points de repères ne suffisent pourtant pas. Ils ne disent rien de l’approche des paysages dont il s’imprègne et dont il aime isoler un fragment particulier pour le ciseler, y poser ses mots et transmettre ce que cela suscite (d’émoi, d’éveil, de suggestion) en lui.

Il procède de façon presque identique avec les photographies qu’Isabelle Lévesque lui a fait parvenir au fil des saisons, et ce durant une année entière. Arbres, feuilles, fleurs, herbes, pierres sont saisis sous ciel bleu ou nuageux, par temps de brume ou de givre, sous un soleil pale ou radieux, à l’aube ou au crépuscule. À chaque photographie reçue, Pierre Dhainaut répond par un poème. L’image lui sert d’appui. Son regard le porte vers l’extérieur. Vers la lumière qu’il parvient toujours à capter, y compris au cœur de l’hiver.

Tous deux se relaient à distance. Lui à Dunkerque - où il voit apparaître le premier coquelicot de l’année (la fleur fétiche d’Isabelle Lévesque) le « 15 avril 2017, dans le très mince interstice de ciment entre le trottoir et la palissade » qui entoure son jardin - et elle aux Andelys où elle surprend la même fleur, en avril aussi, mais au milieu d’un champ de graminées. Ils cheminent ainsi tout au long du livre. Pierre Dhainaut s’arrête sur les vies infimes qui bougent à hauteur d’herbes ou de ronces. Il lui arrive d’interroger, tout en poursuivant son périple dans le monde végétal et secret, l’étrange relation qui peut naître entre le poète et ses poèmes :

« Ne pas déléguer aux poèmes la tâche de nous représenter, écrivons-les pour eux-mêmes, mais si faibles soient-ils, ils nous désentravent, ils libèrent l’autre qui se dissimule en nos petites personnes. »

Isabelle Lévesque offre patiemment son regard et ses mots aux fougères, aux arbres, aux prairies et surtout aux fleurs vives, plus particulièrement à celles, rouges, rebelles, attirantes qu’elle affectionne. Elle les sait tout aussi fragiles que les instants éphémères qu’elle essaie de retenir.

« Cœur éprouvé
éperdu.

Une heure fait
l’éternité.
(En mai).

Je laisse le corps nu
des mois d’hiver.

Ni mai ni rien.
Démens
la nuit. »

En fin de livre, l’un et l’autre expliquent leur démarche et disent le plaisir qu’ils ont pris à concevoir et à mener à bon port cet ensemble d’où se dégage une stimulante quête de plénitude.

Isabelle Lévesque (photographies et poèmes) et Pierre Dhainaut (poèmes) : La grande année, Éditions L’herbe qui tremble.
 
Isabelle Lévesque publie simultanément un recueil de poèmes, Ni loin ni plus jamais, Suite pour Jean-Philippe Salabreuil, aux Éditions Le Silence qui roule

dimanche 21 octobre 2018

Ça contre Ça

De la difficulté de vivre. D’exercer, des décennies durant, ce foutu "métier" dont parlait Pavese. De tenir en n’étant pas trop en désaccord avec soi-même. C’est sur ce versant instable, qui parfois s’effrite sous ses pieds, que s’engage Jean-Claude Leroy, offrant d’emblée, en un poème inaugural, une vue précise des failles qu’il s’est mis en demeure d’explorer.

« né d’une mère ou d’un phénomène
sans savoir sous quelle lumière
tu satures l’encre de remords

heurtant des lèvres un bruit qui tue
noir sur blanc surgit le sang des mots »

Des mots qui lui sont d’un précieux secours. Pour éclairer les zones d’ombre, atteindre ce qui se dérobe et ne pas subir sans réagir Il les choisit, les pose, les assemble (en poèmes d’abord brefs et concis puis plus vifs, plus alertes, plus circonstanciés aussi) sans jamais se laisser déborder par le flux qu’ils peuvent générer. Ce qui le déstabilise, ce sont les sensations et sentiments ambigus (et souvent contraires) qui s’affrontent en lui. Une lutte intérieure âpre et sans merci.

L’extrait d’une lettre de Georg Groddeck à Freud, cité en exergue, où il est écrit ceci : « je crois que le corps et l’esprit sont un tout qui recèle un « Ça » par lequel nous sommes vécus alors que nous croyions vivre » , explique bien de quelle lutte il s’agit. Et comment elle peut se déporter et influer sur la vie sociale, physique et mentale de celui qui se retrouve en zone de guerre bien malgré lui.

« je suis tout entier un fruit pensé qui pense
ma chair est émotion mais aussi réflexion
l’objet au cœur d’un Ça en guerre avec un autre Ça
je suis labouré parfois
ou transporté intact sur un champ de mines
déployé par un Peckinpah trop réel
je n’ai plus rien à répondre
au bout du fil coupé »

Jean-Claude Leroy cible ses tourments et leurs répercussions sur son quotidien. S’il ne parvient pas à les calmer, il réussit tout au moins à les circonscrire. Il exprime sa difficulté à être, à poursuivre la route, à se confronter au réel et à se positionner entre les interchangeables « je » « tu » et « il » dans un monde qui l’exaspère.

Jean-Claude Leroy. Ça contre Ça, Éditions Rougerie.

samedi 13 octobre 2018

Hommage à Franck Venaille

Franck Venaille est mort le jeudi 23 août. Il laisse derrière lui une œuvre poétique considérable, à coup sûr l’une des plus importantes des cinquante dernières années.
« Cette poésie vient de loin, disait-il, d’une enfance jamais acceptée qui n’en finit pas d’intervenir dans ma démarche, d’une pensée souterraine qui se regarde dans le mirage de l’inconscient et de l’éros ».

Né en 1936 à Paris, il a vécu toute son enfance dans le XIe arrondissement, quartier qu’il aura longuement arpenté, saisissant au vol une multitude de fragments de vie qui se mêlent à la sienne et que l’on retrouve disséminés dans plusieurs de ses premiers recueils, notamment dans Papiers d’identité (1966).

« Maintenant vous voici dans les rues avec vos petits seins
vos genoux
vos épaules
toutes choses qui tiennent dans le nid d’une main
très douces et pareilles à des galets millénaires
fruités par les tempêtes
témoins de la précarité, des saisons, de la mort
avec vos jambes semblables à des ailes
l’arc-en-ciel fabuleux de votre linge
la halte du ventre deviné
Jeunes femmes rencontrées que je ne connaîtrai pas
toute aventure vaine meurtrie
et vous me devez déjà tant de comptes. »

Écorché, passionné, en proie à de terribles angoisses, lui, le « capitaine de l’angoisse ordinaire » n’aura jamais accepté tous ces freins, ces empêchements sans réagir. Et réagissant, il les a ajustés à sa langue, à sa voix, à ses mots, à son écriture pour mieux les cerner, les comprendre, les dépasser.

« Les mots sont enfermés dans un ventre, bien au chaud, dans une humidité protectrice. Mais certains d’entre eux étouffent et, d’angoisse, se mettent à crier, à bouger, à donner des coups de pieds à la mère poésie. Quand on la voit passer, ainsi, se tenant le ventre avec les mains, on la plaint, on la respecte, mais elle dégoûte aussi un peu. On lui foutrait bien des coups. On lui balancerait bien des cailloux. Et puis, un jour, ça sort ! Les mots apparaissent. On les agrippe et on les sort. » (entretien avec Dominique Labarrière, revue Monsieur Bloom, n° 4/5 (Mai 1980).

Pudique, mélancolique, souvent ironique avec lui-même, Franck Venaille aura fouillé au plus profond (au plus fragile, au plus tragique aussi) de son être sans relâche. Avec rigueur et obstination, il a convoqué ses blessures, ses deuils, ses failles originelles. Il les a frottés à son imaginaire. Les a fait descendre l’Escaut en sa compagnie. Les a emportés dans une Algérie en guerre qui les aura exacerbés plus encore. Il les a promenés à Trieste et à Istanbul. Leur a donné à lire et à décrypter les textes d’Umberto Saba, de Pierre Morhange, de Pierre-Jean Jouve (il a consacré un essai à chacun d’entre eux) et à écouter le galop effréné du cheval flamand qu’il devenait dès qu’il se retrouvait en vue de cette mer du Nord qui jouait en lui comme un aimant. Ce faisant, Il a donné naissance à un feu de braises intemporel, bâtissant jour après jour, pendant plus d’un demi siècle, une œuvre riche et dense.

« Je crois que toute écriture, fût-elle la plus saine, témoigne d’une béance et s’en nourrit. Il reste le grand chagrin. C’est surtout lui (est-ce une fleur vénéneuse ?) qui laisse le plus de traces sur le mur du jardin où joue l’enfant, l’enfant qui vient de découvrir son corps et en sera marqué pour la vie ». (entretien avec Hubert Lucot, dans L’homme en guerre, Paroles d’aube, 1996).

Le meilleur hommage que l’on peut rendre à Franck Venaille est tout simplement de le lire. Ou de le relire. Son dernier livre, L’enfant rouge, paraît en ce début octobre au Mercure de France où ont été publiés ses plus récents ouvrages.

(Photo logo : D.R.)

mardi 2 octobre 2018

Journal d'un timonier

Si Nikos Kavvadias est connu pour être l’auteur d’un unique roman, et qui plus est un chef-d’œuvre, puisqu’il s’agit de l’exceptionnel Le Quart, l’odyssée d’un cargo grec et de son équipage en mer de Chine, son œuvre ne se résume pourtant pas à ce seul ouvrage, publié en 1954. Elle a commencé bien avant, par des poèmes (son premier recueil, Marabout, date de 1933) mais aussi par plusieurs textes en prose initialement publiés en revues. Ce sont eux qui sont réunis dans ce volume. Presque tous ont été écrits en 1932.

Kavvadias a alors vingt-deux ans et il y a déjà quatre ans qu’il navigue. La ligne Alexandrie - Port Saïd – Marseille, sur laquelle il a débuté, avant d’embarquer sur d’autres bateaux, n’a aucun secret pour lui. Il la connaît bien et la décrit aisément. Mais ce qui l’intéresse, outre l’océan, ses humeurs changeantes et les multiples aléas de la vie sur un rafiot loin des côtes, ce sont les histoires que les marins se racontent à bord. La plupart tournent autour de l’agitation nocturne dans les ports où ils accostent et des femmes qu’on y rencontre à la sauvette, au hasard des bars et des tripots. Rien de ce qui se dit ou se murmure durant les traversées ne lui échappe. Le huis-clos est propice aux confidences.

« On ne parle jamais très fort sur les cargos. Les postes de proue sont toujours sombres, saturés d’odeurs lourdes, ils ressemblent à de grandes cellules de prison. »

La meilleure façon de s’en extraire reste le journal. Que le timonier rédige tout en tenant la barre. L’homme semble revenu de tout. Il ne ressemble pas aux autres. Il y a des mois qu’il n’a pas quitté le bateau. Belle lurette qu’il n’a pas couché avec une femme. Il explique comment et pourquoi il en est arrivé là. De temps en temps, il pense à sa mère, à sa sœur. Se souvient de la vie au village. Avant de revenir à la réalité. Qu’il affronte avec ses compagnons de travail. Qu’il portraiture volontiers. « J’ai connu un nombre incroyable de gens bizarres », dit-il.

En fait, tous les textes rassemblés ici (cela va du journal au récit en passant par les lettres et les chroniques) annoncent déjà Le Quart. Tous les thèmes chers à Kavvadias sont là. On y croise la solitude des marins, les diverses raisons qui les ont poussés à larguer les amarres, les virées alcoolisées dans les ports, les sentiments ambigus qu’ils nourrissent envers les femmes, leurs redoutables silences entrecoupés de tirades effrénées. Il ne lui faut jamais longtemps pour poser un décor et y faire bouger quelques personnages en les mettant en scène dans des aventures plus ou moins cocasses. Ainsi L’incroyable apparition du chef d’équipage Nakahanamoko, fantôme surgi de nulle part, découvert accroché en haut du mât d’artimon après que Le Perroquet vert, un clipper parti de Liverpool, eut essuyé un cyclone dans l’océan indien.

« C’était un Malais de petite taille, son visage ocre jaune rappelait celui d’un mort.
Nous nous regardions les uns et les autres, bouche bée, complètement abasourdis, nous n’en croyions pas nos yeux. »

Cette nouvelle inachevée (et néanmoins haletante) nous emporte dans un monde maritime peuplé d’histoires et de récits sans doute hors normes mais toujours terriblement humains. Kavvadias n’a jamais cessé de les capter, de les transcrire et de les porter grâce à son sens aigu de la narration. Ce volume – qui ne déroge pas à la règle – est une belle invitation à découvrir, une fois encore, ce monde qui tangue loin de la terre ferme, en compagnie d’un expert en la matière. L’écrivain navigua jusqu’à sa mort, en février 1975. On raconte que le jour de ses obsèques, dans le plus vieux cimetière d’Athènes, les dockers du port du Pirée lui rendirent hommage en versant de l’eau de mer sur son cercueil.

Nikos Kavvadias : Journal d’un timonier et autres récits, traduit du grec par Françoise Bienfait, postface de Gilles Ortlieb, Éditions Signes et Balises.