dimanche 7 avril 2019

Les vers de la terre

Si Lucien Suel passe beaucoup de temps dans son jardin, cela ne l’empêche pas de multiplier les périples. On peut le retrouver dans le TGV entre Béthune et Paris ou à la Gare du Nord mais aussi à Tanger ou à Dakar, à Saint-Florent Le Vieil (à la maison Julien Gracq) ou à Lodève (lors du festival Voix de la Méditerranée). Tous ces voyages – riches en rencontres et nourris par une intense activité – attisent sa curiosité et son envie de partager. C’est ce qu’il fait dans ces journaux qui courent de 2007 à 2017 et qui succèdent aux Versets de la bière (journal 1986-2006, éditions Dernier Télégramme). On suit l’écrivain, le poète, le traducteur, le lecteur et le jardinier dans des périodes précises, celles où il ressent le besoin d’écrire, chaque soir, tout ce qui a rempli sa journée.

L’un des moments forts de ce livre est le journal de sa résidence à Armentières, dans un établissement public de santé mentale. Il va y séjourner durant de nombreux mois, affronter le quotidien hospitalier, celui des médecins et des patients, et commencer l’écriture d’une fiction qui aura beaucoup à voir avec ce qui se passe dans cet espace particulier. La Patience de Mauricette, son deuxième roman (La Table Ronde, 2009), naîtra de son immersion dans le lieu.

« Une idée pour la fin du roman. Mauricette écrivant de Bretagne à Christophe un récit de ce qu’elle a fait depuis son départ.
Je répète dans mon bureau la lecture qui aura lieu cet après-midi à l’hôpital de jour pour les enfants. Durée vingt minutes.
Passage rapide au Pavillon Mozart. Tout va bien. Le personnel prépare la salle. Il y aura neuf enfants, peu ou pas de parents. »

C’est peu dire que Lucien Suel, partout où il intervient, que ce soit en résidence ou en lecture, se donne toujours à 100 %. On s’en aperçoit tout au long de ces journaux. Son investissement est total. Après Armentières, il le sera tout autant dans le quartier de Fives Lille, d’où jaillira D’azur et d’acier (La Contre Allée, 2010).
 
« Mercredi 21 octobre 2009. C'est l'anniversaire
De la mort de Jack Kerouac. Je lui consacre un
Article sur mon blog Silo-Académie 23. Je mets
Aussi en ligne un deuxième message du RESIDENT
Sur le blog de Fives en aparté, un texte court

Et un poème justifié sur les briques. Je sors.
Je vais à pied vers la gare de Lille-Flandres. »

Entre ses notes, rédigées en utilisant des contraintes de formes numériques (comptages de mots ou de signes), ce qui donne à l’ensemble un bel allant poétique, Lucien Suel glisse des blocs d’aphorismes où se mêlent, en de salutaires coq-à-l’âne, humour, dérision, jeux de mots, vérités et évidences.

« Un cochon meurt rarement de vieillesse »

« La plupart des animaux de boucherie (bœuf, mouton, lapin, poulet) sont végétariens »

Les séquences intitulées « JournalJardin » s’avèrent très mobiles. Elles s’ouvrent aux escapades. Carottes de Colmar, tomates de Crimée, haricot jaune de Charente, courgette de Nice et oignons de Mulhouse se sentent comme chez eux dans le jardin de La Tiremande (Pas-de-Calais) où le jardinier Suel associe Land Art et culture Underground. Il pense parfois aux ancêtres dont il reproduit les gestes. Il se ressource à l’air libre. Il travaille la terre. Et l’inverse est tout aussi vrai.

Lucien Suel : Les Vers de la Terre, Journaux 2007-2017, éditions Dernier télégramme.

samedi 30 mars 2019

Pâture de vent

« Le jour était venu. Un jour comme un autre, pas plus. L’univers était en expansion et le monde tournait mollement sur son axe sans qu’on s’en aperçoive. Humblement les êtres et les choses convergeaient et s’appliquaient à participer à l’édification d’un réel à peu près recevable. »

C’est ainsi que débute, tout simplement parce que c’était un bon jour pour commencer, Pâture de vent, le nouveau livre de Christophe Manon. Le texte, envoûtant, presque halluciné, monte très vite en puissance pour devenir un chant d’amour et de résistance. La voix qui le porte et le scande est tendue, parfois fulgurante, tiraillée entre douceur et violence. Elle est habitée. Reliée à un lieu, à un temps, à une histoire. Elle dévoile ses souvenirs, certains terrifiants, d’autres peu avouables, beaucoup ayant trait au corps, au désir, à la mort, tout en célébrant la vie, et plus particulièrement celle, tourmentée, du garçon qui est au centre de cette fiction.

« La chaleur ondulait sans fin au-dessus de la prairie en pente ; elle irradiait en grosses gouttes de sueur sur le front du garçon et s’épanchait sous ses aisselles en large tâches brunes. De nouveaux organes mûrissaient sous son épiderme en distillant des sécrétions sur les parois de ses muqueuses. La fille était là aussi, auréolée de grandes boucles dorées. »

D’autres silhouettes apparaissent bientôt. Celles du grand père, de la mère ou d’ancêtres venus d’Italie et celle du petit frère mort-né. À côté de ces vies passées ou manquées, des scènes précises surgissent. Hébété, le gamin les visionne. Se repasse ses innombrables séances de masturbation. Se demande si cela ne lui jouera pas des tours dans sa vie future. La culpabilité, transmise de génération en génération, lui tombe salement dessus. Cela le hante. Décuple son envie d’en découdre. Sa rage de dire ce qu’il en est, au fond de lui, de ce bien et de ce mal qui s’affrontent et qu’il lui faut jeter par dessus bord. C’est ce qu’il s’escrime à faire, en solo, en priant les mains jointes ou en se confiant avec ferveur au fantomatique petit mort.

« Salut éternel et fraternel à toi, mon joli sucre d’orge, mon tendre berlingot, mon trois fois saint petit lapin, je t’aimais, cher frangin, avant que tu n’échoues en ce monde et je t’aime à présent dans ta mort et dans ta venue aussi transitoire qu’elle fut, petit éclat d’abîme arraché au néant pour y retourner aussitôt. »

Ainsi parle le garçon qui se remémore les affres, émois et effrois de ses jeunes années. Il s’allège d’un trop-plein de douleur, de honte, de vie morne afin de se reconstituer. Cela passe par des moments de transe et des visions hallucinées qui le mènent de l’église au cimetière avant de réintégrer le présent, abandonnant alors le gamin qu’il fut pour retrouver l’homme qu’il est devenu C’est celui-ci qui s’exprime en seconde partie du livre. À la première personne du singulier. En reprenant le récit à son compte.

« Fuyant un sentiment d’angoisse de plus en plus oppressant, je quitte à mon tour le cimetière et m’éloigne du crépuscule blême tombant du ciel d’hiver, m’en retournant d’un pas hâtif à travers les rues glacées à ma chambre pleine de livres incandescents et de rêves fiévreux, pleines d’attentes et de désirs inassouvis. »

C’est la vie – avec ses heurts, ses manques, ses extases, ses pulsions –, une vie saisit à bras le corps et remise sur rails par celui qui se souvient du temps où il devait tout apprendre sur le tas, que conte ici Christophe Manon. Il le fait avec force, sans occulter les pertes et fracas, en une prose vertigineuse qui frappe et enchante.

 Christophe Manon, Pâture de vent, éditions Verdier.


jeudi 21 mars 2019

Tes prairies tant et plus

S’il est une poésie dont on parle peu, c’est bien celle qui met en lumière le sentiment amoureux. Elle est souvent décriée, jugée désuète, et ce d’autant que le lyrisme, qui ne bénéficie pas, lui non plus, depuis plusieurs décennies, d’un préjugé favorable, y virevolte en terrain conquis. Elle est pourtant de toutes les époques. Elle a su se réinventer. Elle a abandonné (Eluard et Breton d’abord et, plus près de nous, Pierre Peuchmaurd, n’y furent pas pour rien) le savoir-faire répétitif qui la menaçait pour s’en remettre à l’instinct créatif, à la singularité des métaphores et à la sensualité d’un bestiaire étonnant. C’est dans ces contrées subtiles, entre suggestion et désir de grande osmose que naissent les poèmes de Joël Cornuault. C’est là qu’il œuvre pour que l’harmonie avec celle qu’il aime et qui partage ses jours puisse s’exprimer pleinement et que leurs zones sensibles, érogènes, s’électrisent en fusionnant à hauteur d’herbe ou de fourré.

« Suis-je tes jambes ou suis-je un rêve ?

Ce sont des grives belle joueuse
des miroirs d’herbe sensible

des mésanges à la remontée

les rêves tes jambes
tes jambes de loup des fourrés
forfaits de fougères tes jambes
ou vérifications de velours

et je les écarte comme des rêves gagnés
c’est extraordinaire
que je les écarte comme des lanières
de lait de lune »

Joël Cornuault est à l’affût. Il guette l’enchantement. Pour que surgisse l’inconnu qui remue en lui. Pour que s’aiguise son imaginaire. Pour que les mots s’accouplent et dépassent leur sens premier. Pour que leurs sons s’assemblent en suscitant des cascades sonores. Il n’est pas seul. Dit son bonheur d’être deux. De partager (en présence des étoiles, des oiseaux, des éléphants, des pierres ou des rivières) des moments que nulle horloge ne peut saisir. Des instants vécus hors du temps. Et néanmoins perçus en pleine conscience.

« Si seulement j’étais moi-même
ou toi-même
tout le temps
afflueraient les étoiles filantes
qui chassent les images plombantes

J’admettrais la différence
entre tes belvédères accueillants aux alouettes
et mes pâleurs de réverbères

surtout si j’étais toi-même
tout le temps »

En fin de livre, en une dizaine de pages, l’auteur (par ailleurs traducteur de Kenneth Rexroth) revisite, dans un texte intitulé De la lyrique amoureuse, la longue histoire de ces chants d’amour (partagés, déçus ou contrariés) qui ont traversé les siècles (depuis Sapho, bien avant l’ère chrétienne) en se revivifiant, en s’adaptant et en gardant intacte leur effervescence initiale.

 Joël Cornuault : Tes prairies tant et plus, dessins de Jean-Marc Scanreigh, éditions Pierre Mainard.


lundi 11 mars 2019

Antoine Emaz

Antoine Emaz est décédé. Voici le poème qu'il m'avait confié pour le numéro 8 de la revue Foldaan en 1987.  

"la nuit devant
sans faille et sans prise

fenêtre devenue plaque de nuit noire
devant
lisse
me renvoyant

un jour laisse si peu de temps
ouvert

maintenant
mat

cela qui nous pousse vers la fin
cela peut-être
l'accroissement du poids malgré les tentatives
vieillir

poème à tailler dans cette masse
pour exister même un peu
contre
une résistance inerte un poids une paroi

moments où on voudrait fuir
jusqu'à n'être plus rien
qu'un grain de sable
un givre

moments où ce qui obstrue
s'avance progressivement en dedans
bloquant le souffle

ainsi on vit bougeant
tant bien que mal
on sait qu'on ne s'éliminera plus
qu'il ne reste qu'une infinie fatigue
à accepter encore"


dimanche 3 mars 2019

Un cadenas sur le coeur

Claire Meunier est une femme prévenante. Elle ne veut nuire à personne et préfère, pour ne pas blesser, ronger son frein en silence. Quelque chose ne tourne pourtant pas rond dans sa famille et cela l’affecte. Elle éprouve des difficultés à trouver sa place entre un père attentif mais effacé, une mère imprévisible, jugée « folle » par son mari et un frère studieux qui ne songe surtout pas à s’émanciper. Elle s’accommode de cette situation, même si ça craque aux entournures, jusqu’au jour où elle apprend que celui qu’elle considère comme son père ne l’est sans doute pas. Celle qui le lui avoue est l’une des filles du patron de sa mère, un mythomane extravagant nommé Coquillaud. Les deux familles sont proches. Elles passent leurs vacances ensemble. Les enfants (six d’un côté, deux de l’autre) semblent parfois appartenir à la même fratrie. Leur ressemblance en intrigue même plus d’un. Cette nouvelle décontenance Claire Meunier. Qui n’a, dès lors, qu’une seule obsession en tête : connaître la vérité. En avoir le cœur net. Faire sauter ce cadenas qui la bloque. Qui lui empoissonne l’existence et fait ressurgir ses failles.

C’est cette quête – savoir qui on est, d’où l’on vient – qui est au centre du premier roman de Laurence Teper. La narratrice interroge d’abord sa mère. Qui enrage, s’emporte, invective, répond à côté. Quant à Coquillaud, le présumé père, il éructe plus encore, voit rouge, s’en prend au monde entier et raccroche en hurlant.

« La vérité ! La vérité ! Qu’est-ce que tu peux m’enquiquiner avec ce mot-là ! Tiens, tu veux que je te dise, tu n’es qu’une ayatollah de la vérité, voilà ce que tu es, ma pauvre fille, la voilà la vérité ! »

Elle ne lâche rien. S’active. Veut sortir de la nasse. Et parvient non seulement à découvrir qui est son géniteur mais aussi – en consultant les archives – à remonter le fil de ses origines familiales, mettant à jour, là encore, de piteux mensonges. Qui touchent à l’activité de ses grands-parents pendant la guerre.

Bâti en trois actes, allant de la légèreté (et même du comique de situation) au tragique avant de passer à la reconstruction, ce roman bénéficie d’une écriture alerte et efficace. Chaque chapitre (très court) se termine sur une phrase qui fait mouche et qui ouvre le suivant. La route pour percer le secret de famille s’avère sinueuse. D’autant que, pendant ce temps, la maladie – et la mort – frappent fort.

Chaque personnage a une personnalité bien tranchée. Certains, pas vraiment sympathiques, portent en eux une enfance qui, si elle n’excuse en rien leur comportement d’adultes, peut expliquer leur façon de fonctionner. Laurence Teper dresse ici des portraits psychologiques très fouillés. Elle reconstitue ce puzzle familial avec finesse, faisant intervenir tour à tour chacun des protagonistes. Elle déplie, pour cela, une belle palette d’émotions. Dialogues (beaucoup se font par téléphone) et narration s’épaulent parfaitement. Ce sont quelques unes des lignes de force de ce roman subtilement construit.

Laurence Teper : Un cadenas sur le cœur, Quidam éditeur.