mercredi 1 mai 2019

Du travail

« D’où vous vient votre inspiration ? » C’est à cette question récurrente que Jean-Pascal Dubost entend se consacrer pendant la résidence d’écriture qui lui est proposée en Ardèche. Il sait que la question ne peut être balayée d’un simple revers de main et qu’une réponse sèche et définitive serait inopérante. Pour bien cerner le sujet, il entreprend deux chantiers complémentaires. D’une part, un journal d’approche et de réflexion, où il note et mesure l’avancée de ses travaux, et de l’autre, vingt poèmes qui lui semblent ouvrir autant de pistes possibles pour tenter de comprendre ce qui fait naître le texte.

« J’ai établi une liste de titres de poèmes en bloc que je veux écrire ; écrirai ; dont il importera que chacun réponde à la question très moult fois posée, et, quoique lancinante et à la longue irritante, attachante : d’où vient votre inspiration ? »

Il précise d’emblée qu’il ne croit pas à la notion d’inspiration poétique. Le poète n’est pas un être prédestiné qui serait doté d’un don qui n’aurait pas été donné aux autres.

« La question est moins de savoir d’où vient l’inspiration que d’exposer clairement les moyens de la trouvure. »

Il cherche, fouille, s’interroge et nous propose de le suivre en nous ouvrant son atelier. Les livres y sont en bonne place, notamment ceux des écrivains qui se sont déjà attelés au sujet. Il les relit, donne quelques extraits, dit son accord, son désaccord ou l’énigme que tel ou tel propos fait surgir en lui. Ce qui l’intéresse, ce sont les divers éléments qui peuvent susciter le poème. En ce qui le concerne, ils sont multiples. Il les note. Cela va de l’énergie à la ponctuation en passant par le rythme, la tension, la langue, le maniérisme, la prose ou l’humour. Pourtant cela ne suffit pas. Reste l’élément moteur. Et c’est le travail. Et plus encore : la rêverie au travail.

« Le travail d’écrire quotidiennement et soucieusement, sans vacances ni repos et avec cure, n’en demeure pas moins un haut plaisir (non dissimulé) (sinon revendiqué) et très peu lucratif, ne souffrant d’aucune ordinaire pénibilité. Pour ce, je vis de peu, et travaille beaucoup. »

Cela n’empêche pas les pannes. Dont il parle clairement. Et qui peuvent parfois se réparer par les contraintes qu’il s’impose. Cela s’intègre à la tâche. Où l’ennui, les ratures, les doutes, les intuitions, les achoppements, les tâtonnements ont également leur mot à dire.

« Écrire , aller chercher sa propre présence ; ne pas attendre passivement. »

Du travail est un livre stimulant. Porté par une écriture narrative, sinueuse et inventive. Rythmé par une respiration ample (inspirer/aspirer est une question de souffle). Jean-Pascal Dubost aime manier la langue française et ça se sent. Il en est un fin connaisseur, lisant tout autant les anciens que les modernes.

« Je contiens difficilement mon plaisir à mâcher de la langue afin de m’emplir l’être de volupté intemporelle. »

Jean-Pascal Dubost : Du travail, dessins de Francis Limérat, L’Atelier contemporain


Du même auteur, chez le même éditeur, paraît simultanément Lupercales, récit érotique et joyeux qui conte les aventures joueuses, amoureuses et fougueuses de Luperca et de Lupercus, deux entités mi-divines mi-humaines qui vivent dans une maison-louvière au cœur de la célèbre forêt de Brocéliande.

Le titre fait référence à la fête païenne (l’ancêtre de la Saint Valentin) qui avait lieu chaque 15 février à Rome dans l’antiquité en l’honneur de Luperca, la déesse-louve qui allaita Romulus et Rémus.

lundi 22 avril 2019

Ici ou là-bas

C’est une photo inédite, tombée d’un livre qu’on lui a offert le jour même où on lui a signifié qu’il était licencié de la start-up californienne où il travaillait, qui permet au narrateur du nouveau roman de Jérôme Baccelli de rebondir de façon inattendue. Le cliché, inséré entre les pages d’Exil, recueil de poèmes de Saint-John Perse, date de 1941. On y voit un couple qui pose devant l’objectif. La femme, très jeune, est inconnue mais l’homme, qui apparaît avec un volumineux dossier sous le bras est bien l’ancien diplomate Alexis Léger, autrement dit Saint-John Perse.

« Derrière eux, on distingue un vaste hall, des plafonds hauts lambrissés. Une gare peut-être. Un édifice public en tout cas. »

Le futur prix Nobel, démis de ses fonctions au Quai d’Orsay en 1940 par Paul Reynaud puis déchu de sa nationalité par le régime de Vichy, a, cette année-là, tout quitté pour rejoindre les États-Unis. Il a changé de vie, de pays, de nom. C’est sur les traces de celui qui fut avant-guerre Secrétaire Général du ministère des Affaires Étrangères que se lance l’homme qui s’exprime ici, lui-même expatrié de l’autre côté de l’Atlantique.

Le long séjour du poète en Amérique contient de nombreuses zones d’ombre. Ce sont elles qu’il souhaite éclaircir. Il entreprend d’abord un voyage rapide en France, s’arrêtant dans le village de Giens, là où se trouve la villa des Vigneaux où Perse vécut ses dernières années, et ensuite à Aix-en-Provence, ville à laquelle il a légué tous ses documents et manuscrits et qui abrite la Fondation Saint-John Perse. La femme qui en a la charge va l’aider dans ses recherches. Elle va même repartir avec lui aux États-Unis.

Tous deux vont circuler, fouiller, retracer le parcours du poète, rencontrer l’inconnue de la photo, découvrir le lieu où celle-ci a été prise et tenter de savoir quel était ce fameux dossier qu’il portait sous le bras. Était-ce un manuscrit inédit ? Ou les mémoires de l’ancien diplomate ? On sait qu’il a eu une longue et riche carrière. Qu’il a vu valser bien des ministres. Que Léon Blum le consultait régulièrement. Qu’il participa aux accords de Munich aux côtés de Daladier. Qu’il était proche de Roosevelt. Et méfiant envers De Gaulle. Qui ne l’appréciait guère non plus.

« Ce que De Gaulle ne lui pardonne pas, ce n’est pas d’avoir boudé l’appel du 18 juin mais d’être resté où il avait émigré après la Libération, d’avoir constaté avec émerveillement qu’il se trouvait très bien hors de nos frontières. Pour un aussi grand serviteur de l’État, c’était une première ».

L’enquête est rondement menée. Certaines pistes sont abandonnées et quelques baudruches dégonflées. Le narrateur et son accompagnatrice marchent sur des œufs. Ils ne sont pas là pour réécrire l’histoire mais pour tenter de comprendre. L’auteur les fait évoluer entre fiction (plusieurs histoires se croisent) et éléments biographiques bien réels. Au final, le narrateur trouve réponse à nombre de ses questions mais doit admettre que les manuscrits qu’il avait tant espérés dénicher n’ont peut-être jamais existé. À moins qu’ils aient été détruits par le diplomate.

Jérôme Baccelli nous embarque dans une pérégrination narrative efficace, sur les routes sinueuses empruntées par un Saint-John Perse (1887-1975) qui s’est toujours arrangé pour ne jamais dévoiler quelques uns de ses secrets. Ce qui ne l’empêche pas de devenir l’homme-clé d’un faux (et passionnant) roman d’espionnage.

Jérôme Baccelli : Ici ou là-bas, Le Nouvel Attila.

samedi 13 avril 2019

Jimmy Gladiator

L'hôtel Ouistiti ne répond plus. Et l'auberge Au libre Olibrius non plus. Même chose pour La Crécelle noire. Ces revues – tout comme Nevermore, Sur le zinc, Le Mélog, Camoufflage, Tomahawk  – ont perdu leur créateur. 

Jimmy Gladiator, poète, revuiste, militant libertaire, né à Barbès en janvier 1948, qui était aussi, selon son ami Pierre Peuchmaurd, « le fils du tabac brun et de la mer à boire », et qui ne se reconnaissait "ni dieu ni maître sauf Maître Kanter", a tiré sa révérence le 10 avril. 

« Riez pour lui », recommandent les éditions Libertalia qui ont publié, en 2008, son roman Éléphants de la patrie.
 
Ses amis lui rendent hommage. Abdul Kader El Janabi ici et Claude Guillon ici.

Jimmy Gladiator : Éléphants de la patrie, Libertalia.

Lire également, de Jimmy Gladiator :  Les ossements dispersés, l'Embellie roturière, 1994, Les Petits Vieux de la bonne sieste, L’Esprit frappeur, 2002. D’un voyage en Palestine. Itinéraire d’Houilles à Tulkarem, Ab Irato, 2005, Tapis franc et autres cadeaux provos, Rafaël de Surtis, 2010. Blasphème autobiographique (Poèmes 1965-2010), Éditions Rafaël de Surtis, 2011, De paille et d'or ou Le Guignol des Batignolles, Éditions Rafaël de Surtis, 2014.

dimanche 7 avril 2019

Les vers de la terre

Si Lucien Suel passe beaucoup de temps dans son jardin, cela ne l’empêche pas de multiplier les périples. On peut le retrouver dans le TGV entre Béthune et Paris ou à la Gare du Nord mais aussi à Tanger ou à Dakar, à Saint-Florent Le Vieil (à la maison Julien Gracq) ou à Lodève (lors du festival Voix de la Méditerranée). Tous ces voyages – riches en rencontres et nourris par une intense activité – attisent sa curiosité et son envie de partager. C’est ce qu’il fait dans ces journaux qui courent de 2007 à 2017 et qui succèdent aux Versets de la bière (journal 1986-2006, éditions Dernier Télégramme). On suit l’écrivain, le poète, le traducteur, le lecteur et le jardinier dans des périodes précises, celles où il ressent le besoin d’écrire, chaque soir, tout ce qui a rempli sa journée.

L’un des moments forts de ce livre est le journal de sa résidence à Armentières, dans un établissement public de santé mentale. Il va y séjourner durant de nombreux mois, affronter le quotidien hospitalier, celui des médecins et des patients, et commencer l’écriture d’une fiction qui aura beaucoup à voir avec ce qui se passe dans cet espace particulier. La Patience de Mauricette, son deuxième roman (La Table Ronde, 2009), naîtra de son immersion dans le lieu.

« Une idée pour la fin du roman. Mauricette écrivant de Bretagne à Christophe un récit de ce qu’elle a fait depuis son départ.
Je répète dans mon bureau la lecture qui aura lieu cet après-midi à l’hôpital de jour pour les enfants. Durée vingt minutes.
Passage rapide au Pavillon Mozart. Tout va bien. Le personnel prépare la salle. Il y aura neuf enfants, peu ou pas de parents. »

C’est peu dire que Lucien Suel, partout où il intervient, que ce soit en résidence ou en lecture, se donne toujours à 100 %. On s’en aperçoit tout au long de ces journaux. Son investissement est total. Après Armentières, il le sera tout autant dans le quartier de Fives Lille, d’où jaillira D’azur et d’acier (La Contre Allée, 2010).
 
« Mercredi 21 octobre 2009. C'est l'anniversaire
De la mort de Jack Kerouac. Je lui consacre un
Article sur mon blog Silo-Académie 23. Je mets
Aussi en ligne un deuxième message du RESIDENT
Sur le blog de Fives en aparté, un texte court

Et un poème justifié sur les briques. Je sors.
Je vais à pied vers la gare de Lille-Flandres. »

Entre ses notes, rédigées en utilisant des contraintes de formes numériques (comptages de mots ou de signes), ce qui donne à l’ensemble un bel allant poétique, Lucien Suel glisse des blocs d’aphorismes où se mêlent, en de salutaires coq-à-l’âne, humour, dérision, jeux de mots, vérités et évidences.

« Un cochon meurt rarement de vieillesse »

« La plupart des animaux de boucherie (bœuf, mouton, lapin, poulet) sont végétariens »

Les séquences intitulées « JournalJardin » s’avèrent très mobiles. Elles s’ouvrent aux escapades. Carottes de Colmar, tomates de Crimée, haricot jaune de Charente, courgette de Nice et oignons de Mulhouse se sentent comme chez eux dans le jardin de La Tiremande (Pas-de-Calais) où le jardinier Suel associe Land Art et culture Underground. Il pense parfois aux ancêtres dont il reproduit les gestes. Il se ressource à l’air libre. Il travaille la terre. Et l’inverse est tout aussi vrai.

Lucien Suel : Les Vers de la Terre, Journaux 2007-2017, éditions Dernier télégramme.

samedi 30 mars 2019

Pâture de vent

« Le jour était venu. Un jour comme un autre, pas plus. L’univers était en expansion et le monde tournait mollement sur son axe sans qu’on s’en aperçoive. Humblement les êtres et les choses convergeaient et s’appliquaient à participer à l’édification d’un réel à peu près recevable. »

C’est ainsi que débute, tout simplement parce que c’était un bon jour pour commencer, Pâture de vent, le nouveau livre de Christophe Manon. Le texte, envoûtant, presque halluciné, monte très vite en puissance pour devenir un chant d’amour et de résistance. La voix qui le porte et le scande est tendue, parfois fulgurante, tiraillée entre douceur et violence. Elle est habitée. Reliée à un lieu, à un temps, à une histoire. Elle dévoile ses souvenirs, certains terrifiants, d’autres peu avouables, beaucoup ayant trait au corps, au désir, à la mort, tout en célébrant la vie, et plus particulièrement celle, tourmentée, du garçon qui est au centre de cette fiction.

« La chaleur ondulait sans fin au-dessus de la prairie en pente ; elle irradiait en grosses gouttes de sueur sur le front du garçon et s’épanchait sous ses aisselles en large tâches brunes. De nouveaux organes mûrissaient sous son épiderme en distillant des sécrétions sur les parois de ses muqueuses. La fille était là aussi, auréolée de grandes boucles dorées. »

D’autres silhouettes apparaissent bientôt. Celles du grand père, de la mère ou d’ancêtres venus d’Italie et celle du petit frère mort-né. À côté de ces vies passées ou manquées, des scènes précises surgissent. Hébété, le gamin les visionne. Se repasse ses innombrables séances de masturbation. Se demande si cela ne lui jouera pas des tours dans sa vie future. La culpabilité, transmise de génération en génération, lui tombe salement dessus. Cela le hante. Décuple son envie d’en découdre. Sa rage de dire ce qu’il en est, au fond de lui, de ce bien et de ce mal qui s’affrontent et qu’il lui faut jeter par dessus bord. C’est ce qu’il s’escrime à faire, en solo, en priant les mains jointes ou en se confiant avec ferveur au fantomatique petit mort.

« Salut éternel et fraternel à toi, mon joli sucre d’orge, mon tendre berlingot, mon trois fois saint petit lapin, je t’aimais, cher frangin, avant que tu n’échoues en ce monde et je t’aime à présent dans ta mort et dans ta venue aussi transitoire qu’elle fut, petit éclat d’abîme arraché au néant pour y retourner aussitôt. »

Ainsi parle le garçon qui se remémore les affres, émois et effrois de ses jeunes années. Il s’allège d’un trop-plein de douleur, de honte, de vie morne afin de se reconstituer. Cela passe par des moments de transe et des visions hallucinées qui le mènent de l’église au cimetière avant de réintégrer le présent, abandonnant alors le gamin qu’il fut pour retrouver l’homme qu’il est devenu C’est celui-ci qui s’exprime en seconde partie du livre. À la première personne du singulier. En reprenant le récit à son compte.

« Fuyant un sentiment d’angoisse de plus en plus oppressant, je quitte à mon tour le cimetière et m’éloigne du crépuscule blême tombant du ciel d’hiver, m’en retournant d’un pas hâtif à travers les rues glacées à ma chambre pleine de livres incandescents et de rêves fiévreux, pleines d’attentes et de désirs inassouvis. »

C’est la vie – avec ses heurts, ses manques, ses extases, ses pulsions –, une vie saisit à bras le corps et remise sur rails par celui qui se souvient du temps où il devait tout apprendre sur le tas, que conte ici Christophe Manon. Il le fait avec force, sans occulter les pertes et fracas, en une prose vertigineuse qui frappe et enchante.

 Christophe Manon, Pâture de vent, éditions Verdier.