mercredi 8 mai 2019

Ça tient à quoi ?

Pendant de nombreuses années, François de Cornière n’a plus donné de ses nouvelles. Auparavant, celles-ci nous parvenaient régulièrement grâce à ses livres. Et puis, un jour, ce fut le silence. Qui dura plus de dix ans. Et qui prit fin en 2015 avec la parution de Nageur du petit matin (Le Castor Astral), un ensemble de poèmes dans lequel il parlait, avec pudeur et délicatesse, de la maladie et du décès de sa femme, de sa présence constante près d’elle mais aussi de sa vie d’après, dans un autre lieu, au bord de la mer, là où celle qui n’est plus lui rendait (lui rend toujours) de courtes et réconfortantes visites.

Noter des instants saisis au vol est l’un des ressorts de sa poésie. Il trouve en eux la fenêtre qui va s’ouvrir pour déclencher le poème. Le quotidien est constellé de ces moments éphémères qui le tirent par la manche et qui font la singularité de ses jours. Il suffit d’une intuition, d’une émotion, d’une parole entendue, d’un ciel changeant, d’un livre relu, d’un bout de papier retrouvé, pour que les mots rappliquent, s’assemblent et s’ajustent. Attentif à tout et doté d’une curiosité bien aiguisée, il restitue des faits ordinaires. Il les sauve en les substituant, in-extremis, au temps qui passe.

« C’était la fin de la journée
le bus nous reconduisait à l’aéroport
le paysage défilait :

soleil bas
ombre et lumière
montagne pelée
des chèvres accrochées au versant
immeubles inachevés
le bleu de la mer
maisons blanches isolées
et ces chapelles miniatures
tout au bord de la route. »

Le suivre, c’est entrer, en sa compagnie, dans le journal de bord d’un homme discret. Ses poèmes ont souvent pour point de départ – et axe central – une pensée, une réflexion, une photo, une balade, une musique, un paysage, une scène anodine (ou pas) ou un souvenir qu’il déroule en quelques strophes et qui ne se termine jamais de façon abrupte. La chute est plutôt douce. Le propos reste en suspens, légèrement entrouvert. 

Chez lui, le présent et la mémoire s’accordent. C’est en s’appuyant sur eux qu’il poursuit sa route, bon an, mal an. On croise, au hasard du livre et des lieux où il fait escale, les silhouettes familières de quelques uns de ses proches, des êtres qui lui ressemblent : Georges Haldas, Jean-Pierre Georges, Pierre Présumey, Roland Tixier, Jean Rivet (en ses derniers jours).

« J’étais allé voir Jean
à l’hôpital.
Son sang était très malade
c’était la fin.

Je m’étais assis à côté du lit
et je lui avais lu
des poèmes de Jean Follain
- son poète préféré.

Jean gardait les yeux fermés
mais il me faisait signe
- son doigt sur le drap -
de continuer. »

Les poèmes de François de Cornière sont d’une grande simplicité. Ils sonnent justes. Ils disent la teneur et la fragilité de ces dizaines de moments furtifs qu’il parvient à attraper (à l’instant T) et à retranscrire.

François de Cornière : Ça tient à quoi ?, préface de Jacques Morin, dessin de couverture de Jean-Noël Blanc, éditions Le Castor Astral.

mercredi 1 mai 2019

Du travail

« D’où vous vient votre inspiration ? » C’est à cette question récurrente que Jean-Pascal Dubost entend se consacrer pendant la résidence d’écriture qui lui est proposée en Ardèche. Il sait que la question ne peut être balayée d’un simple revers de main et qu’une réponse sèche et définitive serait inopérante. Pour bien cerner le sujet, il entreprend deux chantiers complémentaires. D’une part, un journal d’approche et de réflexion, où il note et mesure l’avancée de ses travaux, et de l’autre, vingt poèmes qui lui semblent ouvrir autant de pistes possibles pour tenter de comprendre ce qui fait naître le texte.

« J’ai établi une liste de titres de poèmes en bloc que je veux écrire ; écrirai ; dont il importera que chacun réponde à la question très moult fois posée, et, quoique lancinante et à la longue irritante, attachante : d’où vient votre inspiration ? »

Il précise d’emblée qu’il ne croit pas à la notion d’inspiration poétique. Le poète n’est pas un être prédestiné qui serait doté d’un don qui n’aurait pas été donné aux autres.

« La question est moins de savoir d’où vient l’inspiration que d’exposer clairement les moyens de la trouvure. »

Il cherche, fouille, s’interroge et nous propose de le suivre en nous ouvrant son atelier. Les livres y sont en bonne place, notamment ceux des écrivains qui se sont déjà attelés au sujet. Il les relit, donne quelques extraits, dit son accord, son désaccord ou l’énigme que tel ou tel propos fait surgir en lui. Ce qui l’intéresse, ce sont les divers éléments qui peuvent susciter le poème. En ce qui le concerne, ils sont multiples. Il les note. Cela va de l’énergie à la ponctuation en passant par le rythme, la tension, la langue, le maniérisme, la prose ou l’humour. Pourtant cela ne suffit pas. Reste l’élément moteur. Et c’est le travail. Et plus encore : la rêverie au travail.

« Le travail d’écrire quotidiennement et soucieusement, sans vacances ni repos et avec cure, n’en demeure pas moins un haut plaisir (non dissimulé) (sinon revendiqué) et très peu lucratif, ne souffrant d’aucune ordinaire pénibilité. Pour ce, je vis de peu, et travaille beaucoup. »

Cela n’empêche pas les pannes. Dont il parle clairement. Et qui peuvent parfois se réparer par les contraintes qu’il s’impose. Cela s’intègre à la tâche. Où l’ennui, les ratures, les doutes, les intuitions, les achoppements, les tâtonnements ont également leur mot à dire.

« Écrire , aller chercher sa propre présence ; ne pas attendre passivement. »

Du travail est un livre stimulant. Porté par une écriture narrative, sinueuse et inventive. Rythmé par une respiration ample (inspirer/aspirer est une question de souffle). Jean-Pascal Dubost aime manier la langue française et ça se sent. Il en est un fin connaisseur, lisant tout autant les anciens que les modernes.

« Je contiens difficilement mon plaisir à mâcher de la langue afin de m’emplir l’être de volupté intemporelle. »

Jean-Pascal Dubost : Du travail, dessins de Francis Limérat, L’Atelier contemporain


Du même auteur, chez le même éditeur, paraît simultanément Lupercales, récit érotique et joyeux qui conte les aventures joueuses, amoureuses et fougueuses de Luperca et de Lupercus, deux entités mi-divines mi-humaines qui vivent dans une maison-louvière au cœur de la célèbre forêt de Brocéliande.

Le titre fait référence à la fête païenne (l’ancêtre de la Saint Valentin) qui avait lieu chaque 15 février à Rome dans l’antiquité en l’honneur de Luperca, la déesse-louve qui allaita Romulus et Rémus.

lundi 22 avril 2019

Ici ou là-bas

C’est une photo inédite, tombée d’un livre qu’on lui a offert le jour même où on lui a signifié qu’il était licencié de la start-up californienne où il travaillait, qui permet au narrateur du nouveau roman de Jérôme Baccelli de rebondir de façon inattendue. Le cliché, inséré entre les pages d’Exil, recueil de poèmes de Saint-John Perse, date de 1941. On y voit un couple qui pose devant l’objectif. La femme, très jeune, est inconnue mais l’homme, qui apparaît avec un volumineux dossier sous le bras est bien l’ancien diplomate Alexis Léger, autrement dit Saint-John Perse.

« Derrière eux, on distingue un vaste hall, des plafonds hauts lambrissés. Une gare peut-être. Un édifice public en tout cas. »

Le futur prix Nobel, démis de ses fonctions au Quai d’Orsay en 1940 par Paul Reynaud puis déchu de sa nationalité par le régime de Vichy, a, cette année-là, tout quitté pour rejoindre les États-Unis. Il a changé de vie, de pays, de nom. C’est sur les traces de celui qui fut avant-guerre Secrétaire Général du ministère des Affaires Étrangères que se lance l’homme qui s’exprime ici, lui-même expatrié de l’autre côté de l’Atlantique.

Le long séjour du poète en Amérique contient de nombreuses zones d’ombre. Ce sont elles qu’il souhaite éclaircir. Il entreprend d’abord un voyage rapide en France, s’arrêtant dans le village de Giens, là où se trouve la villa des Vigneaux où Perse vécut ses dernières années, et ensuite à Aix-en-Provence, ville à laquelle il a légué tous ses documents et manuscrits et qui abrite la Fondation Saint-John Perse. La femme qui en a la charge va l’aider dans ses recherches. Elle va même repartir avec lui aux États-Unis.

Tous deux vont circuler, fouiller, retracer le parcours du poète, rencontrer l’inconnue de la photo, découvrir le lieu où celle-ci a été prise et tenter de savoir quel était ce fameux dossier qu’il portait sous le bras. Était-ce un manuscrit inédit ? Ou les mémoires de l’ancien diplomate ? On sait qu’il a eu une longue et riche carrière. Qu’il a vu valser bien des ministres. Que Léon Blum le consultait régulièrement. Qu’il participa aux accords de Munich aux côtés de Daladier. Qu’il était proche de Roosevelt. Et méfiant envers De Gaulle. Qui ne l’appréciait guère non plus.

« Ce que De Gaulle ne lui pardonne pas, ce n’est pas d’avoir boudé l’appel du 18 juin mais d’être resté où il avait émigré après la Libération, d’avoir constaté avec émerveillement qu’il se trouvait très bien hors de nos frontières. Pour un aussi grand serviteur de l’État, c’était une première ».

L’enquête est rondement menée. Certaines pistes sont abandonnées et quelques baudruches dégonflées. Le narrateur et son accompagnatrice marchent sur des œufs. Ils ne sont pas là pour réécrire l’histoire mais pour tenter de comprendre. L’auteur les fait évoluer entre fiction (plusieurs histoires se croisent) et éléments biographiques bien réels. Au final, le narrateur trouve réponse à nombre de ses questions mais doit admettre que les manuscrits qu’il avait tant espérés dénicher n’ont peut-être jamais existé. À moins qu’ils aient été détruits par le diplomate.

Jérôme Baccelli nous embarque dans une pérégrination narrative efficace, sur les routes sinueuses empruntées par un Saint-John Perse (1887-1975) qui s’est toujours arrangé pour ne jamais dévoiler quelques uns de ses secrets. Ce qui ne l’empêche pas de devenir l’homme-clé d’un faux (et passionnant) roman d’espionnage.

Jérôme Baccelli : Ici ou là-bas, Le Nouvel Attila.

samedi 13 avril 2019

Jimmy Gladiator

L'hôtel Ouistiti ne répond plus. Et l'auberge Au libre Olibrius non plus. Même chose pour La Crécelle noire. Ces revues – tout comme Nevermore, Sur le zinc, Le Mélog, Camoufflage, Tomahawk  – ont perdu leur créateur. 

Jimmy Gladiator, poète, revuiste, militant libertaire, né à Barbès en janvier 1948, qui était aussi, selon son ami Pierre Peuchmaurd, « le fils du tabac brun et de la mer à boire », et qui ne se reconnaissait "ni dieu ni maître sauf Maître Kanter", a tiré sa révérence le 10 avril. 

« Riez pour lui », recommandent les éditions Libertalia qui ont publié, en 2008, son roman Éléphants de la patrie.
 
Ses amis lui rendent hommage. Abdul Kader El Janabi ici et Claude Guillon ici.

Jimmy Gladiator : Éléphants de la patrie, Libertalia.

Lire également, de Jimmy Gladiator :  Les ossements dispersés, l'Embellie roturière, 1994, Les Petits Vieux de la bonne sieste, L’Esprit frappeur, 2002. D’un voyage en Palestine. Itinéraire d’Houilles à Tulkarem, Ab Irato, 2005, Tapis franc et autres cadeaux provos, Rafaël de Surtis, 2010. Blasphème autobiographique (Poèmes 1965-2010), Éditions Rafaël de Surtis, 2011, De paille et d'or ou Le Guignol des Batignolles, Éditions Rafaël de Surtis, 2014.

dimanche 7 avril 2019

Les vers de la terre

Si Lucien Suel passe beaucoup de temps dans son jardin, cela ne l’empêche pas de multiplier les périples. On peut le retrouver dans le TGV entre Béthune et Paris ou à la Gare du Nord mais aussi à Tanger ou à Dakar, à Saint-Florent Le Vieil (à la maison Julien Gracq) ou à Lodève (lors du festival Voix de la Méditerranée). Tous ces voyages – riches en rencontres et nourris par une intense activité – attisent sa curiosité et son envie de partager. C’est ce qu’il fait dans ces journaux qui courent de 2007 à 2017 et qui succèdent aux Versets de la bière (journal 1986-2006, éditions Dernier Télégramme). On suit l’écrivain, le poète, le traducteur, le lecteur et le jardinier dans des périodes précises, celles où il ressent le besoin d’écrire, chaque soir, tout ce qui a rempli sa journée.

L’un des moments forts de ce livre est le journal de sa résidence à Armentières, dans un établissement public de santé mentale. Il va y séjourner durant de nombreux mois, affronter le quotidien hospitalier, celui des médecins et des patients, et commencer l’écriture d’une fiction qui aura beaucoup à voir avec ce qui se passe dans cet espace particulier. La Patience de Mauricette, son deuxième roman (La Table Ronde, 2009), naîtra de son immersion dans le lieu.

« Une idée pour la fin du roman. Mauricette écrivant de Bretagne à Christophe un récit de ce qu’elle a fait depuis son départ.
Je répète dans mon bureau la lecture qui aura lieu cet après-midi à l’hôpital de jour pour les enfants. Durée vingt minutes.
Passage rapide au Pavillon Mozart. Tout va bien. Le personnel prépare la salle. Il y aura neuf enfants, peu ou pas de parents. »

C’est peu dire que Lucien Suel, partout où il intervient, que ce soit en résidence ou en lecture, se donne toujours à 100 %. On s’en aperçoit tout au long de ces journaux. Son investissement est total. Après Armentières, il le sera tout autant dans le quartier de Fives Lille, d’où jaillira D’azur et d’acier (La Contre Allée, 2010).
 
« Mercredi 21 octobre 2009. C'est l'anniversaire
De la mort de Jack Kerouac. Je lui consacre un
Article sur mon blog Silo-Académie 23. Je mets
Aussi en ligne un deuxième message du RESIDENT
Sur le blog de Fives en aparté, un texte court

Et un poème justifié sur les briques. Je sors.
Je vais à pied vers la gare de Lille-Flandres. »

Entre ses notes, rédigées en utilisant des contraintes de formes numériques (comptages de mots ou de signes), ce qui donne à l’ensemble un bel allant poétique, Lucien Suel glisse des blocs d’aphorismes où se mêlent, en de salutaires coq-à-l’âne, humour, dérision, jeux de mots, vérités et évidences.

« Un cochon meurt rarement de vieillesse »

« La plupart des animaux de boucherie (bœuf, mouton, lapin, poulet) sont végétariens »

Les séquences intitulées « JournalJardin » s’avèrent très mobiles. Elles s’ouvrent aux escapades. Carottes de Colmar, tomates de Crimée, haricot jaune de Charente, courgette de Nice et oignons de Mulhouse se sentent comme chez eux dans le jardin de La Tiremande (Pas-de-Calais) où le jardinier Suel associe Land Art et culture Underground. Il pense parfois aux ancêtres dont il reproduit les gestes. Il se ressource à l’air libre. Il travaille la terre. Et l’inverse est tout aussi vrai.

Lucien Suel : Les Vers de la Terre, Journaux 2007-2017, éditions Dernier télégramme.