mercredi 9 octobre 2019

Pierre Autin-Grenier en poche

C'est une bonne nouvelle. Deux livres de Pierre Autin-Grenier sortent cet automne en poche. D'abord Friterie-Bar Brunetti qui paraît dans la collection La petite vermillon (La Table ronde) et ensuite, dans la même collection, la trilogie qu'il intitulait Une Histoire et qui comprend Je ne suis pas un héros, Toute une vie bien ratée et L'éternité est inutile. Les trois titres (contenant chacun de nombreux récits) sont pour l'occasion réunis en un même et copieux ouvrage. L'occasion rêvée de retrouver l'auteur des Radis bleus (réédités aux Carnets des desserts de lune l'an dernier) qui nous a fait faux bond le samedi 12 avril 2014.

« Mais la vie est ainsi qu'en tout on ne décide de rien, bonheur ou infortune vous tombent sur le paletot comme d'eux-mêmes, l'usure et l'âge font le reste. »

Pierre Autin-Grenier : Friterie-Bar Brunetti (La petite vermillon n° 469), Je ne suis pas un héros (La petite vermillon n° 470).

mardi 1 octobre 2019

Un palais pour deux langues

Les deux langues évoquées en titre par Mohammed El Amraoui sont le marocain et le français. Né à Fès (en 1964) il a dû, dès sa prime enfance, se familiariser avec les langues que l’on parlait dans son entourage, y compris au sein de sa propre famille où son père, instituteur puis imam d’une petite mosquée et grand lecteur du Coran, connaissait l’arabe classique à la perfection ainsi que l’arabe marocain et le tamazigh (la langue berbère) alors que sa mère, qui n’avait pas été à l’école, n’utilisait que le marocain. À ces deux langues, va rapidement s’en ajouter une autre, le français, qu’il découvre dès ses neuf ans.
« Elle était là par la force de l’Histoire. La langue des anciens occupants. »
C’est son expérience linguistique particulière qu’il livre dans ce récit. Il le fait sous forme autobiographique, en suivant chronologiquement les différentes étapes qui jalonnent son itinéraire. Cela va de l’apprentissage de la langue maternelle à la découverte de l’arabe classique qui lui permet d’assouvir sa soif de lecture et de lire quelques grands poètes arabes.

" Le poète marocain Abdellatif Laâbi était condamné à dix ans de prison, depuis 1972. Son nom faisait peur. Le poète irakien Muzaffar Al Nawab, après des années de torture, fut condamné à la prison à vie, mais put s’en échapper en creusant un tunnel, et put écrire et enregistrer des cassettes où on l’entendait attaquer avec une verve intarrissable tous les gouvernements arabes. (…) Mais de toutes ces voix, celle de Mamoud Darwich était celle qui m’ébranlait le plus. Sa résonance est encore intacte."

Quittant le Maroc avec une (maigre) bourse d’études supérieures en poche, Mohammed El Amraoui, qui écrit depuis l’adolescence, arrive en France en 1988. Il va, dès lors, devoir manier la langue du pays qui l’accueille et en découvrir les subtilités et les potentialités. Ce sera un long cheminement. Passer d’une langue à l’autre, garder son accent d’origine, ne pas parvenir à prononcer telle consonne (le « p », par exemple, qui n’existe pas en arabe) ou voyelles associées parce que le palais n’a pas été formé pour, changer d’alphabet, de graphie, écrire de gauche à droite et non plus de droite à gauche, restent des obstacles difficiles à surmonter.

Les choses sont complexes. D’autant que cette langue, dont il déforme certains mots en les prononçant, il lui faudra, quelques années plus tard, la transmettre à ses enfants. Qui, ayant un palais mieux adapté que le sien, le reprendront quand une mauvaise diction viendra transformer le sens de sa phrase. Son apprentissage est constant. L’oral lui donne plus de fil à retordre que l’écrit mais peu à peu les deux langues s’interpénètrent, ouvrant de nouvelles fenêtres.

" La langue étrangère commence à façonner le quotidien et le rêve, c’est à dire à prendre place dans l’inconscient : dans le rêve, ma mère qui ne comprend pas le français parle avec ma femme qui ne parle pas l’arabe.
Comme si une langue traversait l’autre à son insu."

Ce qu’il note et développe par fragments successifs, en rendant compte de son expérience (qui se poursuit puisque le poète qu’il est traduit également les autres) aide à mieux comprendre ce qu’il en est du délicat parcours de ceux qui vivent en équilibre / déséquilibre entre deux langues.

Mohammed El Amraoui : Un palais pour deux langues, éditions La Passe du vent.

samedi 21 septembre 2019

Chartres et environs

Nul besoin de connaître Chartres et ses environs pour se repérer dans les textes (poèmes et proses) de Jean-Paul Bota. Sa façon de se promener en posant son regard là où il sait trouver de quoi nourrir sa curiosité permet à qui souhaite le suivre de se familiariser aisément avec les lieux. Il les as longuement fréquentés, s’en est imprégné, a découvert leur histoire, les a vus se transformer et les redécouvre à chaque visite sous un angle différent. Ceux qui (célèbres ou anonymes) sont passés là avant lui et qui y ont laissé leur empreinte restent ses meilleurs guides. Raymond Isidore, qui fit de la mosaïque avec des débris de porcelaine et de la vaisselle cassée, que l’on moquait, que l’on surnommait « pique assiette », qui fit œuvre chez lui, décorant avec ses bouts de verre l’intérieur et l’extérieur de sa maison (la maison Picassiette, désormais classée Monument Historique) est évidemment l’un d’entre eux.

« À converser Dubuffet l’art brut, le quartier du cimetière de Saint-Chéron, la maison de Picassiette où lui Raymond Isidore dit et 1930, proche l’actuelle rue du Repos où il débute de construire sa maison, à dire durant près d’un quart de siècle celle-là même qu’il recouvre, parois intérieures et extérieures et pareillement les dallages de la cour, de bris de vaisselle multicolores issus de décharges publiques ou des salles de ventes, »

Les peintres sont, comme toujours chez J.P. Bota, très présents. Beaucoup se sont attaqués à la célèbre Cathédrale (« Surgie en mémoire Cathédrale d’Utrillo. Pierre illuminée des reflets du soleil au déclin du jour ») pendant que d’autres se frottaient à la plaine, à l’immensité de la Beauce. Vlaminck, le « colosse d’Eure-et-Loir » fut l’un d’entre eux. Chaïm Soutine également, qui séjourna régulièrement à Lèves, chez Madeleine et Marcellin Castaing. Il y réalisa de nombreux tableaux dont La Cathédrale, Les Escaliers, La Route des Grands-Prés.

« L’hiver, il faisait très froid. On faisait des feux magnifiques dans la cheminée de ma chambre. Moi je me couchais, Marcellin et Soutine se mettaient de chaque côté de la cheminée et on restait à parler peinture jusqu’à deux heures du matin » (Madeleine Castaing).

Jean-Paul Bota fouille dans les interstices. Il va de rues en ruelles, de portes en cours, de places en venelles en quête d’un chapiteau Renaissance, d’une rosace particulière, d’une sculpture étonnante ou d’une maison romane à découvrir. Il chemine le stylo à la main, se remet volontiers en tête tel ou tel musicien qui l’accompagne, note ce que son regard happe et le relie à sa connaissance des lieux. Une autre main, celle de David Hébert, prend le relais pour dessiner, avec justesse et simplicité, nombre des façades, figures, détails, ponts, statues, édifices, poutres, gargouilles, échauguettes, vitrines, toits et moulins qui apparaissent au fil de ce périple en ville et alentour.

Jean-Paul Bota & David Hébert : Chartres et environs, carnets nomades, éditions des Vanneaux.

jeudi 12 septembre 2019

Johnny Onion descend de son vélo

De 1820 jusqu’à la fin du vingtième siècle, des milliers d’hommes de la région de Roscoff firent la navette entre petite et grande Bretagne en sillonnant à pied ou à vélo les routes et les rues de l’Angleterre, du Pays de Galles ou de l’Écosse pour y vendre, au porte à porte, leurs oignons rosés. Là-bas, on les surnommait les Johnny Onions. C’est en pensant à eux, et tout particulièrement à ceux qu’il a eu l’occasion de rencontrer jusqu’au début des années 1970, que Paol Keineg a créé le personnage de Johnny Onion qu’il présente, page après page, en une suite de soixante-et-onze poèmes qui, assemblés, dessinent le portrait d’un homme avisé et malicieux. Celui-ci se nourrit de tout ce qu’il découvre. Il pédale en s’interrogeant sur les multiples aléas de la vie ordinaire et sur les insolubles questions qui taraudent tout être humain.

« La vie à vélo
quand on se nourrit de patates
est une vie d’élévation perpétuelle.
Du haut de la machine
les yeux voient loin,
le nez recherche les odeurs de cuisine
et de chambre à coucher. »

Johnny Onion regarde son ombre qui s’allonge sur la route. Parfois « l’ombre fume après la pluie ». Il s’arrange pour tenir en équilibre sur son vélo chargé d’oignons tressés. Il file nez au vent et voit ses pensées volages le dépasser en chemin. Elles se promènent au-dessus du bitume, ouvrent des fenêtres dans sa mémoire, se souviennent des seins lourds de Marilyn Monroe ou du vert moucheté de l’œuf de la merle avant de s’attarder, sans crier gare, sur la longue langue rouge du chien ou sur « le jeu multicolore des épingles en plastique » accrochées sur le fil à linge. Johnny est un penseur étonné, doté d’une grande vivacité d’esprit.

« Le monde est une chaîne de vélo
qui saute
quand on est à la peine dans la côte
et que la pluie
pénètre par la bouche grande ouverte. »

Il dialogue régulièrement avec son compère Lakez Du. Et quand il ne le fait pas, il se tourne vers des écrivains qui lui sont, un jour ou l’autre, entrés dans la tête et avec lesquels il entretient d’épisodiques relations. « Il pédale à portée des grands auteurs » et ne se sent en rien écrasé par « leurs phrases splendides et (…) leurs sophismes ».

« Johnny Onion dit à Lakez Du
qui roule une cigarette :
un homme de mon âge
tant qu’il n’aura pas vécu à perte
ira puiser dans les cailloux
la force du déraisonnable. »

Derrière Johnny Onion, il y a évidemment le regard subtil et la poésie très efficace de Paol Keineg. Il mêle (avec finesse, légèreté et humour) anecdotes, réflexions, observations, interrogations, scènes de la vie quotidienne, couleurs du ciel, variations des paysages, humeurs changeantes des oiseaux et bien d’autres choses encore pour bâtir un livre d’une fraîcheur stimulante. Il continue, comme dans ses précédents titres, de bouger, de bouturer, de revivifier son texte. Il va là où ne l’attend pas (1), défriche sans relâche et poursuit, amplifie son œuvre en gardant intact et solide le lien qui le relie à cette terre qui le porte. Et sur laquelle ont vécu, il n’y a pas si longtemps, Johnny Onion et ses semblables.

Paol Keineg : Johnny Onion descend de son vélo, éditions Les Hauts-Fonds.

(1) Il le prouve à nouveau avec Korriganiques, suite de treize poèmes, accompagnés de treize gravures de Nicolas Fedorenko, récemment publié aux éditions Folle Avoine.

lundi 2 septembre 2019

Jeanne ne conduit pas

C’est bien connu : la mort vient souvent quand on ne l’attend pas. Elle débarque à l’improviste, sans s’annoncer. Comme si elle aimait surprendre son monde. C’est ainsi qu’elle a procédé avec le mari de Jeanne. Elle l’a fauché avec brusquerie, le faisant tomber raide, le visage dans la neige, alors qu’il s’apprêtait à sortir le sapin de Noël du coffre de la voiture. Rupture d’anévrisme à soixante-dix-huit ans. Jeanne a capté la scène dans le rétroviseur. Et a instantanément compris que la fête n’aurait pas lieu. Ou alors a minima, après les pleurs, les funérailles, les condoléances et la remise des cendres. Qui seront rassemblées dans une urne qui finira bientôt « dans un petit placard à la maison, sous le téléphone ».

« Dans la salle à manger, ce qu’elle remarque tout de suite dans la pénombre, c’est la petite lumière rouge du répondeur téléphonique. Quinze messages au-dessus de l’urne funéraire. Quinze messages qui semblaient s’adresser à cet homme en cendres qui ne répondait pas ».

Désormais seule, Jeanne – qui habite dans le village de Boisse en Dordogne – éprouve le besoin de bouger, de ne pas s’en remettre au discours de ses enfants qui aimeraient tant lui dicter son comportement et la voir s’accommoder de sa condition de veuve en attendant de rejoindre celui qui n’est plus. C’est dire si la proposition de Denise, qui l’invite à l’accompagner pour une escapade de quelques jours loin de leurs pénates, tombe à pic. Elles n’ont pas le permis de conduire mais peu importe. Il n’y en a pas besoin pour piloter la voiturette jaune citron à toit ouvrant de son amie d’enfance.

Avant le voyage, elle s’en invente un autre, plus secret, plus intime. Elle le fait en songeant à son départ. Des fragments de mémoire se superposent au présent. Ils viennent de loin. Font apparaître le visage d’un amant. Puis celui de son mari, rencontré dans une foire aux bestiaux. Elle revoit également sa chambre d’enfance. Son père, sa mère. Elle circule dans le temps, y retrouve quelques moments de son existence ainsi que d’autres, pas encore accomplis, qui vont sans doute jalonner son périple.

« Denise est à l’heure. Elle entre sans frapper dans la maison de Boisse. Elle passe près du sac à dos fièrement debout dans le couloir. Elle marche vers la scène de la grande salle à manger en fouillant sans raison dans son sac ventru pour se contenir. Hôtel California, la chanson des Eagles, passe à la radio. Elle traverse la cuisine. Il y a une bouteille de rosé débouchée sur la table, près d’un bouquet de fleurs. Jeanne a l’intention de fêter ce départ. La télévision est allumée. Son coupé. Jeanne, maquillée comme à son habitude, est immobile, les yeux dans le vague. »

On dirait que Jeanne est partie avec un peu d’avance. La suite de son histoire est dans le livre de Joël Bastard. Qui nous dit que la mort, en plus d’être imprévisible, est dotée d’une belle imagination. Il sollicite au passage celle du lecteur. Il lui donne quelques indices. Et porte, comme dans ses précédents livres, notamment dans Des lézards, des liqueurs, son dernier ensemble de poèmes publié chez Gallimard en 2018, une attention particulière aux paysages et aux rivières. Ses personnages les découvrent et les sillonnent avec leur regard et leur vécu. A commencer par Jeanne. Qui fait route route vers l’inconnu.

Joël Bastard : Jeanne ne conduit pas, Éditions Esperluète.

De Joël Bastard, vient également de paraître Halva, loukoum et camembert aux éditions La Passe du vent. Ce livre est le fruit d’une résidence d’auteur qu’il a effectuée à Vaulx-en-Velin.