samedi 19 octobre 2019

Habiter

Habiter un lieu, un espace, y faire halte de façon éphémère ou s’y poser durablement, n’est pas une mince affaire. Celui ou celle qui s’installe ne le fait pas inopinément. Auparavant, il a fallu chercher, tourner autour, dénicher le bel endroit. On y porte son corps, son passé, ses envies, ses rêves et des projets d’occupation, de partage et d’équilibre qui ont été longuement pensés et façonnés. C’est autour de cette vaste question – où, comment habiter (une maison, une chambre, une cabane, un appartement, etc.) – que Sereine Berlottier (avec ses textes, poèmes et proses) et Jérémy Liron (avec les reproductions de ses peintures) ont bâti leur livre. Fait de « traces et de trajets », il incite plus au nomadisme qu’à l’ancrage définitif. Et c’est cela qui le rend passionnant.

Son architecture est judicieuse. Aux façades, éléments de paysages, boîtes aux lettres, fenêtres perchées, vitres floues, gouttières, rambardes, portes de garage ou intérieurs presque vides (où dominent une palette de jaune et de belles nuances de vert) peints par Jérémy Liron répondent les cinq textes de Sereine Berlottier.

« S’il m’arrive de rêver à une maison inconnue, n’est-ce pas que je lui délègue des facultés d’accueil, une certaine disposition au bonheur, qui en ferait, sans que je puisse en définir plus longuement les contours, un lieu approprié, non pas tant au sens d’une possession qu’à celui d’une justice, d’une justesse, un lieu pour la paix, la respiration du corps et de la pensée, lieu favorable pour moi et ceux qui me sont proches ? »

Ses 144 fragments pour habiter, où sont assemblés pensées, réflexions, rêveries, extraits de lecture et souvenirs personnels, disent combien la notion d’habiter est délicate. Elle revient sur plusieurs épisodes de sa vie. Revoit les lieux où elle a vécu. Sait que dans certains d’entre eux, où elle ne retournera jamais, se trouve toujours une part d’elle-même. Quelques chambres, maison d’enfance, vieille ferme, appartements et bureaux logent ainsi dans sa mémoire. Et d’autres, rencontrés en rêves, au hasard d’une lecture ou d’un article de presse, lui ouvrent d’autres portes, l’invitant à élargir son champ d’investigation.

« Crise du logement, « mal logement », il me semble que ces mots tiennent étrangement à distance ce dont ils témoignent. Misère, malheur, vie dans l’inhabitable, inhabitable vie, serait-ce plus juste ? »
Son regard s’avère aiguisé, sensible et pertinent. Elle se réfère régulièrement à ceux qui ont beaucoup exploré le sujet. Leurs présences (notamment celles de Perec et de Bachelard mais également de Calvino et de son Baron perché qui se réfugie dans les arbres) sont autant de fenêtres qui éclairent un livre qui devient, lui aussi, à sa manière et au fil des pages, une maison habitée.

Sereine Berlottier et Jérémy Liron : Habiter, traces et trajets, éditions Les Inaperçus.

dimanche 13 octobre 2019

John Giorno

 John Giorno est mort hier 12 octobre. Il aurait eu 83 ans en décembre. En 2005, il avait participé au festival "Les bruits du monde" organisé par la Maison de la poésie de Rennes. Ce fut une rencontre inoubliable.

"Livide, je lis vite. Présente brièvement John Giorno. Poète. Acteur (dormeur) chez Warhol. 69 ans. Fan des rues, des hôtels. Vient directement de New York. Une minute plus tard, il est sur scène. Debout, en jeans et tee-shirt, souffle soutenu, corps chargé de grande énergie, chaloupant sur les planches étroites d’une péniche amarrée près du canal Saint Martin, il dit, scande, malaxe, martèle des textes qui oscillent entre chroniques et bribes récentes.
Il débute par un extrait de La Sagesse des sorcières, son dernier livre. Texte central et précis, titré La mort de William Burroughs.

« William mourut le 2 août 1997, un samedi à 6h30 dans l’après-midi, de complications dues à une attaque cardiaque massive qu’il avait subie la veille. Il avait quatre-vingt-trois ans.
J’étais avec William Burroughs quand il mourut et ce fut l’un des meilleurs moments que j’ai passés avec lui. »


Par son rythme, le tempo qu’il impose à ses textes, Giorno ressemble à un jazzman officiant sans autre instrument que sa voix. Le voir, l’écouter interpréter ses poèmes en public prend des allures de rencontre physique. Celle-ci dure une bonne heure. Il termine en sueur et vanné mais tout heureux (grand sourire aux lèvres) d’avoir pu inviter Burroughs à l’accompagner pour une virée post-mortem à la Villa Beauséjour. "

(Canal Saint Martin / octobre 2005) Extraits de Terminus Rennes, éditions Apogée.



mercredi 9 octobre 2019

Pierre Autin-Grenier en poche

C'est une bonne nouvelle. Deux livres de Pierre Autin-Grenier sortent cet automne en poche. D'abord Friterie-Bar Brunetti qui paraît dans la collection La petite vermillon (La Table ronde) et ensuite, dans la même collection, la trilogie qu'il intitulait Une Histoire et qui comprend Je ne suis pas un héros, Toute une vie bien ratée et L'éternité est inutile. Les trois titres (contenant chacun de nombreux récits) sont pour l'occasion réunis en un même et copieux ouvrage. L'occasion rêvée de retrouver l'auteur des Radis bleus (réédités aux Carnets des desserts de lune l'an dernier) qui nous a fait faux bond le samedi 12 avril 2014.

« Mais la vie est ainsi qu'en tout on ne décide de rien, bonheur ou infortune vous tombent sur le paletot comme d'eux-mêmes, l'usure et l'âge font le reste. »

Pierre Autin-Grenier : Friterie-Bar Brunetti (La petite vermillon n° 469), Je ne suis pas un héros (La petite vermillon n° 470).

mardi 1 octobre 2019

Un palais pour deux langues

Les deux langues évoquées en titre par Mohammed El Amraoui sont le marocain et le français. Né à Fès (en 1964) il a dû, dès sa prime enfance, se familiariser avec les langues que l’on parlait dans son entourage, y compris au sein de sa propre famille où son père, instituteur puis imam d’une petite mosquée et grand lecteur du Coran, connaissait l’arabe classique à la perfection ainsi que l’arabe marocain et le tamazigh (la langue berbère) alors que sa mère, qui n’avait pas été à l’école, n’utilisait que le marocain. À ces deux langues, va rapidement s’en ajouter une autre, le français, qu’il découvre dès ses neuf ans.
« Elle était là par la force de l’Histoire. La langue des anciens occupants. »
C’est son expérience linguistique particulière qu’il livre dans ce récit. Il le fait sous forme autobiographique, en suivant chronologiquement les différentes étapes qui jalonnent son itinéraire. Cela va de l’apprentissage de la langue maternelle à la découverte de l’arabe classique qui lui permet d’assouvir sa soif de lecture et de lire quelques grands poètes arabes.

" Le poète marocain Abdellatif Laâbi était condamné à dix ans de prison, depuis 1972. Son nom faisait peur. Le poète irakien Muzaffar Al Nawab, après des années de torture, fut condamné à la prison à vie, mais put s’en échapper en creusant un tunnel, et put écrire et enregistrer des cassettes où on l’entendait attaquer avec une verve intarrissable tous les gouvernements arabes. (…) Mais de toutes ces voix, celle de Mamoud Darwich était celle qui m’ébranlait le plus. Sa résonance est encore intacte."

Quittant le Maroc avec une (maigre) bourse d’études supérieures en poche, Mohammed El Amraoui, qui écrit depuis l’adolescence, arrive en France en 1988. Il va, dès lors, devoir manier la langue du pays qui l’accueille et en découvrir les subtilités et les potentialités. Ce sera un long cheminement. Passer d’une langue à l’autre, garder son accent d’origine, ne pas parvenir à prononcer telle consonne (le « p », par exemple, qui n’existe pas en arabe) ou voyelles associées parce que le palais n’a pas été formé pour, changer d’alphabet, de graphie, écrire de gauche à droite et non plus de droite à gauche, restent des obstacles difficiles à surmonter.

Les choses sont complexes. D’autant que cette langue, dont il déforme certains mots en les prononçant, il lui faudra, quelques années plus tard, la transmettre à ses enfants. Qui, ayant un palais mieux adapté que le sien, le reprendront quand une mauvaise diction viendra transformer le sens de sa phrase. Son apprentissage est constant. L’oral lui donne plus de fil à retordre que l’écrit mais peu à peu les deux langues s’interpénètrent, ouvrant de nouvelles fenêtres.

" La langue étrangère commence à façonner le quotidien et le rêve, c’est à dire à prendre place dans l’inconscient : dans le rêve, ma mère qui ne comprend pas le français parle avec ma femme qui ne parle pas l’arabe.
Comme si une langue traversait l’autre à son insu."

Ce qu’il note et développe par fragments successifs, en rendant compte de son expérience (qui se poursuit puisque le poète qu’il est traduit également les autres) aide à mieux comprendre ce qu’il en est du délicat parcours de ceux qui vivent en équilibre / déséquilibre entre deux langues.

Mohammed El Amraoui : Un palais pour deux langues, éditions La Passe du vent.

samedi 21 septembre 2019

Chartres et environs

Nul besoin de connaître Chartres et ses environs pour se repérer dans les textes (poèmes et proses) de Jean-Paul Bota. Sa façon de se promener en posant son regard là où il sait trouver de quoi nourrir sa curiosité permet à qui souhaite le suivre de se familiariser aisément avec les lieux. Il les as longuement fréquentés, s’en est imprégné, a découvert leur histoire, les a vus se transformer et les redécouvre à chaque visite sous un angle différent. Ceux qui (célèbres ou anonymes) sont passés là avant lui et qui y ont laissé leur empreinte restent ses meilleurs guides. Raymond Isidore, qui fit de la mosaïque avec des débris de porcelaine et de la vaisselle cassée, que l’on moquait, que l’on surnommait « pique assiette », qui fit œuvre chez lui, décorant avec ses bouts de verre l’intérieur et l’extérieur de sa maison (la maison Picassiette, désormais classée Monument Historique) est évidemment l’un d’entre eux.

« À converser Dubuffet l’art brut, le quartier du cimetière de Saint-Chéron, la maison de Picassiette où lui Raymond Isidore dit et 1930, proche l’actuelle rue du Repos où il débute de construire sa maison, à dire durant près d’un quart de siècle celle-là même qu’il recouvre, parois intérieures et extérieures et pareillement les dallages de la cour, de bris de vaisselle multicolores issus de décharges publiques ou des salles de ventes, »

Les peintres sont, comme toujours chez J.P. Bota, très présents. Beaucoup se sont attaqués à la célèbre Cathédrale (« Surgie en mémoire Cathédrale d’Utrillo. Pierre illuminée des reflets du soleil au déclin du jour ») pendant que d’autres se frottaient à la plaine, à l’immensité de la Beauce. Vlaminck, le « colosse d’Eure-et-Loir » fut l’un d’entre eux. Chaïm Soutine également, qui séjourna régulièrement à Lèves, chez Madeleine et Marcellin Castaing. Il y réalisa de nombreux tableaux dont La Cathédrale, Les Escaliers, La Route des Grands-Prés.

« L’hiver, il faisait très froid. On faisait des feux magnifiques dans la cheminée de ma chambre. Moi je me couchais, Marcellin et Soutine se mettaient de chaque côté de la cheminée et on restait à parler peinture jusqu’à deux heures du matin » (Madeleine Castaing).

Jean-Paul Bota fouille dans les interstices. Il va de rues en ruelles, de portes en cours, de places en venelles en quête d’un chapiteau Renaissance, d’une rosace particulière, d’une sculpture étonnante ou d’une maison romane à découvrir. Il chemine le stylo à la main, se remet volontiers en tête tel ou tel musicien qui l’accompagne, note ce que son regard happe et le relie à sa connaissance des lieux. Une autre main, celle de David Hébert, prend le relais pour dessiner, avec justesse et simplicité, nombre des façades, figures, détails, ponts, statues, édifices, poutres, gargouilles, échauguettes, vitrines, toits et moulins qui apparaissent au fil de ce périple en ville et alentour.

Jean-Paul Bota & David Hébert : Chartres et environs, carnets nomades, éditions des Vanneaux.