vendredi 6 mars 2020

Les trois jours du chat

Depuis la mort de la mère, le père et le fils cohabitent. L’un vit en haut et l’autre, le plus âgé, occupe le bas de la maison. Ils partagent peu, à part leur solitude, les repas et un peu de programme télé le soir. La peur les paralyse.

« On a peur, peur d’être ensemble, peur d’être seuls, et cela nous perturbe. »

Un jour, et c’est ici que s’ouvre le récit, un bruit inhabituel se fait entendre au rez-de-chaussée. Le fils a entendu un choc, la chaise qui tombe, le corps qui suit. Et puis, plus rien. Juste le silence qui pèse. Il n’ose bouger. Reste couché sur son matelas posé à même le sol, sous la lucarne. Il sait que le père a chuté. Qu’il ne s’est pas relevé. Qu’il est sans doute mort. Le soir, il se décide enfin. Il entreprend une descente, marche après marche, lentement, à pas de velours, jusque dans la cuisine où il trouve en effet le père mort.

« Surtout ne toucher à rien. La chaise renversée ne sera pas relevée. Mademoiselle Félicie doit venir demain, pour le ménage et la toilette de Pap, et demain elle trouvera Pap refroidi, raide. Quant à moi, me voilà pour de bon orphelin, orphelin complet. »

Il réintègre son repère. Il y passera la nuit. Il laisse sa pensée vaquer. Se remémore quelques scènes du passé, avec le père, la mère. Revoit l’enterrement de celle-ci. Et finit par s’endormir. C’est lui le chat. Qui raconte son repli à l’étage. Qui sursaute au moindre bruit et qui, le matin suivant, perçoit tous ceux, inhabituels, qui se répercutent de la cuisine à la chambre du père. Il entend l’exclamation de la femme de ménage et l’arrivée, peu après, des hommes qui constatent le décès. Il lui suffit de bien tendre l’oreille pour savoir qu’ensuite on relève le corps, on le lave, on l’habille, on l’installe dans son lit. Il écoute mais ne bouge pas. Si on l’appelle, il fait le mort. Il ne sort de sa planque que le soir, quand il n’y a plus personne en vue. Il va procéder ainsi trois jours durant. C’est à peine s’il consent à se montrer, restant à mi-chemin entre le haut et le bas, agrippé à la rambarde, juste avant que le cercueil ne parte.

« Félicie s’est avancée jusqu’au pied de l’escalier, et je comprends qu’elle n’a pas renoncé à me serrer contre elle. Est-ce à ce moment que je prends conscience du silence, et par conséquent des bruits, des bruits de pas ? De celui, martelé, des porteurs, comme de celui, plus feutré, des femmes qu’ils laissent passer en s’écartant ? Pas de quoi sangloter suffisamment pour accepter de descendre d’une marche supplémentaire. »

L’histoire que déroule ici Raymond Penblanc, avec minutie, concision et efficacité, est à la fois prenante et troublante. Elle dit la peur, l’isolement, la réclusion d’un être qui n’a plus assez de force pour réagir comme il le faudrait. Elle dit également cet effarement et cet effacement permanent qui font que le seul lieu où il se sent à peu près à l’abri du monde extérieur reste ce perchoir transformé en poste d’observation.

« La tête me tourne. L’air est vif, le ciel parcouru de nuages, la route déserte. Tout cela me saoule et m’attire. Je sens que j’ai besoin de marcher, là, tout de suite, pas loin. »

C’est ainsi que l’on quitte le chat. Qui en a terminé avec ses trois jours de deuil vécus d’une façon un peu particulière. Trois jours retracés heure par peur par un écrivain qui excelle dans la forme courte et qui parvient à rendre présents des personnages que l’on ne voit pas, que l’on devine simplement, occupés près du père mort, au rez-de-chaussée de la maison. C’est un récit vif, implacable, millimétré.

Raymond Penblanc : Les trois jours du chat, éditions Le Réalgar.

samedi 29 février 2020

Caisse claire

Caisse claire a été publié une première fois en 2007. Le Seuil publie, un an après le décès d'Antoine Emaz, une nouvelle édition (collection Points). Avec une biobibliographie mise à jour.
L'anthologie, établie par François-Marie Deyrolles, réunit des poèmes parus entre 1990 et 1997, pour la plupart à tirages limités. 

« Ce livre fait de plusieurs livres est d'une cohérence indéniable, d'une unité de ton et d'horizons indiscutables et d'une formulation de paysages qui vient d'une même main et d'un même moment. » Jean-Patrice Courtois (postface).

Plaisir et émotion à lire et relire Antoine Emaz

« Il nous reste peu de temps avant la pluie, avant la peur qui vient, avant que les enfants soient rentrés de l'école, avant de lâcher le livre et d'aller boire un verre, avant de tomber et de dormir, blancs comme neige ». Antoine Emaz,

Antoine Emaz : Caisse claire, Points-Seuil, 2020

lundi 24 février 2020

Dans la nuit du 4 au 15

Le calendrier possède un nombre incalculable d’histoires. Toutes sont vraies. Chaque heure qui passe en apporte de nouvelles. Elles arrivent de partout et alimentent un fleuve en crue que Didier da Silva a décidé de longer à son rythme, jour après jour, en commençant par le 8 septembre, qui ouvre le calendrier pataphysique.

« Le 8 septembre est le jour de l’an, ou 1er Absolu, dans le calendrier pataphysique ; ce jour-là, en 1907, un astronome du Bade-Wurtemberg donnait le nom de Shéhérazade à un astéroïde. »

Il procède avec méthode, trois-cent-soixante-six fois de suite, pour extraire les éléments qui, cachés en chacun de ces jours, l’intéressent tout particulièrement. Ses choix sont bien sûr arbitraires. Ils touchent beaucoup à la littérature, au cinéma, aux hommes volants, aux chercheurs, aux inventeurs, aux philosophes et aux anonymes qui, soudain, ne le sont plus. Ce sont eux, et de nombreux autres personnages encore (la liste, impressionnante, figure en fin d’ouvrage) qui font vivre l’agenda perpétuel qu’il propose ici.

Chaque jour recèle son lot de surprises. Au fil des ans, il se nourrit de morts, de naissances, de faits divers, de rencontres inopinées, de coïncidences, de hasards judicieux ou malencontreux. Impossible pour l’érudit de tout retranscrire. Ce serait fastidieux et inutile. Ce qu’il cherche est tout autre. Il veut simplement mettre en relation certains événements pour bâtir une séquence (cela va de trois lignes à une page et demie) où va se construire, à partir de faits réels, une histoire qui n’aura rien à envier à la fiction. Ainsi le 18 octobre :

« Le 18 octobre, sans aucun doute, est le jour de la folie douce : entre 1926 et 1960 naissent Klaus Kinski, Sylvie Joly, Jacques Higelin et Jean-Claude Van Damme, une belle brochette de frappadingues ; en 73, en pleine guerre du Kippour, une pro-palestinienne un peu fragile psychologiquement (le cas n’est pas rare) détourne le vol Paris-Nice, armée d’une carabine 22 long rifle, pour finir abattue par le GIGN sur le tarmac de Marignane. Elle avait 35 ans. Pourquoi ce cinéma ? Elle exigeait l’annulation de la sortie des Aventures de Rabbi Jacob, le nouveau film de son mari, le producteur Georges Cravenne (papa trois ans après de La Nuit des César), inacceptable, selon elle, vu le contexte international. Les thérapies de couple balbutiaient à l’époque ; la folie douce n’est pas si douce que ça. »

Didier da Silva avance avec malice et humour, assénant quelques coups de bâton çà et là. Il traverse l’année en empruntant des chemins détournés. C’est dans les sous-bois de l’histoire qu’il se sent le plus à l’aise. Dans les angles morts, dans les interstices, là où nulle caméra ne peut aller. Il fouille dans les archives du temps. Y trouve une matière insoupçonnée. Qu’il met en forme à sa manière. En mêlant curiosité et inventivité.

Le titre fait référence à la faille temporelle qui marqua l’entrée en vigueur du calendrier grégorien qui, sur décision du pape Grégoire XIII, remplaça le calendrier julien.
« Le 15 octobre, souvenez-vous, en 1582, on reboote le calendrier : les dix jours qui ont précédé n’ont pas eu lieu. Or, « dans la nuit du 4 au 15 », comme on n’a pas su résister au pli de le dire, expirait Thérèse d’Avila, d’un carcinome de l’utérus (le même jour d’une même cause mourra Delphine Seyrig en 1990). »

Didier da Silva : Dans la nuit du 4 au 15, préface de Jean Echenoz, Quidam éditeur.

mardi 11 février 2020

Ficelle / Plis urgents

Chaque numéro de la revue Ficelle, créée et animée par Vincent Rougier, associe un poète et un artiste (peintre ou graveur) et se présente sous la forme d’un livret broché, format 10,5 X 15 cm, aux pages non coupées, inséré dans une enveloppe « Mail Art ». L’aventure a débuté en 1993 et le numéro 139 (Le rire et le vent, « poème en vingt-cinq prises » de Claude-Lucien Cauët, gravures de Vincent Rougier) vient tout juste de sortir. Comme à chaque fois, la surprise est au rendez-vous. Une voix se donne par fragments. Le lecteur ne met pas longtemps à se familiariser avec le ressac et la houle qui donnent force, gîte et souffle à l’ensemble. Cauët est un poète rare. On le lit peu. Raison de plus pour ne pas le rater.

« je tempête à la lampe des brisures océanes
échalas de soie et de sang sur un squelette de bois
ma course prend la mer de vitesse
elle qui brasse les paronymes allitère les brumes
sans jamais lever son nez de quartz
je la coiffe sur la ligne d’horizon d’un feutre de gangster
le marin voit la langue d’écume tirée par le père
Égée et devine derrière le drap noir la vengeance de ses frères
il n’est pour demeurer vivant que de s’abîmer en haute saison »

Ce qui caractérise Ficelle, outre le bel objet conçu par V. Rougier dans son atelier, c’est la diversité des voix qui s’y assemblent. De nombreux poètes contemporains figurent au catalogue. Ainsi Serge Pey, Christian Prigent, Werner Lambersy, Thomas Vinau, Joël Bastard, Albane Gellé, James Sacré, Amandine Marembert et tant d’autres, dont le regretté Patrick Le Divenah (1942-2019).

Parallèlement à la revue, l’éditeur publie également, avec la même régularité, la collection Plis Urgents. Le format est identique. La présentation légèrement différente. Chaque titre est un livre broché avec jaquette, tiré à 300 exemplaires numérotés. C’est dans cette collection que l’on trouve Les Moires et Slamlash, deux textes différents d’Alexis Pelletier qui ont, néanmoins, comme point commun d’être conçus pour passer aisément de l’écrit à l’oralité. C’est vrai pour Les Moires, bâti en deux parties (Strophe et Antistrophe) autour de ces trois sœurs issues de la mythologie grecque que les latins nomment Les Parques. Le texte est né d’une commande du compositeur Dominique Lemaître.

« Il y a deux voix qui me viennent souvent ensemble

Ou plus exactement
quand la première résonne en moi
immanquablement la seconde s’allume

Il faut absolument que je les nomme ici
entourés que nous sommes
d’images et d’ombres
de spectres
d’histoires et de formes du passé. »

C’est également vrai pour Slamlash, « rap engagé » qui se frotte au présent, ne s’en laisse pas compter en brossant un portrait incisif de l’inquiétant « Jupiter aux p’tits pieds » et de la ribambelle d’intrigants et d’intrigantes qui lui ont promptement emboîté le pas.

« Je sais que ta pensée
Unique et sans appel
Est le contraire exact
De ce qu’il nous faudrait
Je sais bien qu’elle vit
Sur cette simple idée
Que le peuple est un con
Ça vient de Machiavel
Et de la Boétie
Tous deux tout détournés
De ce qu’ils signifiaient »

Le récent Plis Urgents, Les délices des insectes exquis, est constitué de textes de Gilbert Lascault et de peintures de Pierre Zanzucchi. C’est l’occasion rêvée pour s’attarder sur ces êtres minuscules que l’on voit à peine mais qui sont chargés d’histoires et qui nourrissent bien des légendes. Ainsi la cigale :

« Selon Angelo de Gubernatis (Mythologies zoologiques ou les Légendes animales, 1874), « la cigale renaît au printemps de la salive du coucou et le matin de la rosée de l’aurore ».

Et la mante religieuse :

« La Mante femelle puissante et le mâle, fluet amoureux, s’accouplent. Dans la journée, le lendemain, elle ronge la nuque du pauvret et le dévore à petites bouchées, ne laissant que les ailes. Dans bien des cas, la Mante n’est jamais assouvie d’embrassements et de festins conjugaux. Une même Mante use successivement sept mâles qui sont croqués dans l’ivresse nuptiale. »

Gilbert Lascault va voir du côté de chez Michelet ou  chez Jean-Henri Fabre, il se renseigne, lit Dali, Desnos, Baudelaire, Apollinaire ou la Bible et concocte un ensemble dédié aux fourmis, aux guêpes, aux abeilles zélées, aux papillons, aux sauterelles, aux frelons, aux mouches, aux scarabées sacrés, etc. Tous ont des secrets à murmurer à qui sait écouter attentivement ceux qui les ont étudiés.

« Au XVIIe siècle, on couvrait les ruches d’un drap noir lors du décès de leur propriétaire. Mais pour un mariage, on entoure les ruches d’une étoffe rouge ».

Plis Urgents en est à son cinquante-cinquième titre. La série complète est propice à de belles rencontres. On y croise notamment Jacques Demarcq, Claude Beausoleil, Pascal Commère, Antoine Emaz, Henri Chopin, Yves Jouan, Claudine Bertrand, Christian Cavaillé, Patricia Castex Menier ...

Pour plus d’infos, ne pas hésiter à se rendre sur le site de l’éditeur : c’est ici

Logo : Détail d’une gravure de Vincent Rougier reproduite en couverture du livre d’Alexis Pelletier.

dimanche 2 février 2020

In/Fractus

Entre ce matin, 6h30, où elle découvre, par un texto, que son frère a été victime d’un infarctus, et le lendemain, à la même heure, où, enfin rassurée, elle s’apprête à débuter une journée plus calme, la mémoire d’Angela Lugrin s’emballe.

« Mon téléphone indique plusieurs appels en absence. Je n’ai rien entendu. »

Ce ne sont pas simplement vingt-quatre heures de sa vie qui s’écoulent. Ce sont plusieurs moments de son existence qui refont surface, la ramenant toujours vers ce frère couché dans une chambre de réanimation cardiaque de l’hôpital Lariboisière. Des scènes liées à l’enfance, à l’adolescence et à leur vie d’adulte, au bord du lac Léman, à Bénarès, sur l’île de Houat ou ailleurs reviennent, qui expriment les liens et les complicités qui les unissent.

« Mon frère est là, son grand corps allongé dans une petite chambre qui clignote de partout. Mes yeux se portent sur la fenêtre, une fraction de seconde je crois deviner un parc inquiétant de saules pleureurs. »

Circulant dans le passé, l’entremêlant, au fil des heures, à son présent inquiet, ce sont également les êtres qui l’attirent qui surgissent. Tous ont des parcours assez cabossés mais ce sont eux, et pas les autres, qui lui transmettent un peu de leur colère et de leur énergie. Il y a là Stick , le punk des rues, « défoncé et rigolard », qui assiste aux concerts du groupe de punk-rock qu’elle a formé avec son frère. Ou Bahiya, la jeune noire, toute en révolte, qui a donné du fil à retordre à l’enseignante qu’elle est. Ou encore, sur l’île, le chauffeur de l’estafette blanche aux bras piquetés de trous noirs à cause des seringues qui s’y sont enfoncées. D’autres se joignent à eux pour taper à la porte de ses souvenirs. Son père, sa mère, ses grands-parents, son mari, tous se donnent rendez-vous en ce jour où l’infarctus a frappé.

« Ce matin, le mot "infractus", ce mot des pauvres, des illettrés, des apeurés, je veux qu’il soit un mot puissant et vigoureux comme un chevalier, désignant en toute logique le sentiment d’être brisé du dedans, d’être vaporeux et en lambeaux, sans base distincte. »

Pour réparer ce dedans qui se lézarde passagèrement, Angela Lugrin convoque, en plus de ses souvenirs, ses livres et ses auteurs de prédilection. Ils sont divers et nombreux. Elle parle d’eux avec enthousiasme et émotion et explique avec clarté, en une écriture souple et assurée, ce qui, dans leurs textes, à travers les personnages mis en scène, la touche en l’aidant à recoudre certaines plaies et à bien saisir, mieux comprendre, la complexité des êtres et de leurs vies fragiles.

Angela Lugrin : In/Fractus, éditions Isabelle Sauvage.