mercredi 28 octobre 2020

La nuit féroce

Promenadia, village perdu des Asturies, novembre 1936. Homero, le maître d’école, n’est pas originaire du lieu, ce qui ne peut que susciter de l’hostilité au sein de cette communauté où l’on apprécie peu les étrangers. Il vit chichement et mange chaque jour dans une famille différente. Ceci explique le surnom, peu enviable, de « pique-au-pot » qui lui a été attribué. L’homme qui le reçoit à sa table ce soir-là est un paysan rustre, père d’un fils idiot, d’une grande fille enceinte et d’un autre fils plutôt rêveur. La fin du repas et le retour à l’école marquent le début d’une nuit qui ne ressemblera à nulle autre. Le meurtre d’une fillette, qui a été violée et dont le corps a ensuite été jeté dans un puits, est venu fracasser l’apparente tranquillité du village. La colère est palpable. Une chasse à l’homme a d’ores et déjà débuté. L’instituteur va rencontrer en quelques heures, sans le vouloir, et à tour de rôle, tous les protagonistes du drame qui est en train de se jouer.

« Quand il ouvre la porte, le vent se faufile jusqu’au dernier recoin de la maison. C’est un vent venu du cœur même de la montagne ; un vent si atroce qu’il est impossible de ne pas penser à la mort.
C’est alors qu’il les voit.
Accroupis près des balançoires, sous une couverture, il y a deux corps tremblants. »

Ce sont ceux de deux hommes apeurés qui tentent d’échapper à la battue en cours. Ils sont itinérants. Ils cherchent du travail et viennent de se faire traiter d’assassins par une vieille qui ne manquera pas de signaler leur présence aux chasseurs qui tirent sur tout ce qui bouge. Les aboiements des chiens et les coups de fusil résonnent alentour. La traque est menée par un curé fou furieux, le père Aguirre, qui jouit d’une grande influence et qui a embarqué avec lui deux sbires capables du pire.

« Le père Aguirre aspire avec force, crache un brin de tabac et s’enfonce son chapeau jusqu’aux oreilles. Il ne porte pas son habit. Il a une croix de Calatrava tatouée sur la main droite et une petite médaille d’argent avec la légende Tempus fugit sur la poitrine. Son nez fait penser à un bec d’aigle ; ses yeux à deux petits poignards. »

Le curé harangue la meute. Hommes et chiens obéissent à ses ordres. Et suivent, dans la neige qui commence à recouvrir la terre, les traces des deux fugitifs qui n’ont aucune chance de s’en sortir. Ce qui les attend dépasse l’entendement. Ils devront payer pour un crime qui ne peut rester impuni. Épuisés, ils se retrouvent bientôt cernés et livrés au féroce ecclésiastique. Qui dicte la sentence et décide de son exécution immédiate. Homero, qui a suivi les évènements à distance, se sachant aussi lâche que les autres, incapable de stopper cette folie meurtrière, n’arrive sur les lieux que plus tard.

« Les hommes pendent comme des draps noirs. Ils portent tous les deux des capuchons de pénitents. Le vent les balance de côté, comme s’ils leur mordait les genoux. Bleuis de sueur, les chiens se disputent leurs chaussures. »

C’est cette terrible histoire, ce conte cruel, qui a lieu sur fond de guerre civile, que déroule, en séquences brèves, Ricardo Menéndez Salmón. Il procède de manière implacable, en une écriture fulgurante. Il dresse le décor, souligne l’atmosphère ambiante et brosse le portrait de ces différents personnages en maintenant une tension communicative. Un mal qui semble venir de loin et traverser les époques en contaminant les hommes guide ces justiciers qui exécutent sans vergogne.

« L’homme lance des ponts, domestique des forêts ou résout des problèmes mathématiques posés voilà des centaines d’années, mais tout son génie, toute sa patience et toute sa ferveur pâlissent devant l’énigme de sa méchanceté. »

 

 Ricardo Menéndez Salmón : La nuit féroce, traduit de l’espagnol par Jean-Marie Saint-Lu, éditions Do.

 

samedi 17 octobre 2020

L'exercice de la disparition

Il est des livres dont on sort chamboulé. À ne pas savoir comment dire l’émotion ressentie en lecture. On sait d’emblée que l’auteur est descendu jusqu’au fond du puits qu’il avait lui-même creusé. Qu’il s’est agrippé à une corde invisible, qu’il est parvenu à remonter et à recoller les morceaux. Que les blessures sont toujours apparentes. Et qu’il a marché en aveugle sur le fil d’un équilibre devenu précaire à force d’addictions.

« Je me souviens l’avoir risqué tant de fois cette vie, à brutaliser mon corps, à organiser sa destruction, à lutter contre la douleur, à aimer fièrement l’insensibilité physique et morale. »

C’est en partie de cela qu’il est question dans L’exercice de la disparition. Mais pas seulement, puisque ce livre, construit en deux volets, l’un en prose (écriture blanche sur fond noir) et l’autre, constitué d’une suite de poèmes (imprimés en noir sur blanc), est la preuve indubitable d’une présence au monde. Celle d’un homme qui revient de loin mais qui ne peut occulter les épreuves qu’il a vécues.

« Pour la gueule d’homme que j’étais, c’était la faiblesse sensible de ma glotte idiomatique que je voulais offenser, traverser à l’aide de l’acier chaud du poison alcoolique. Pour en arriver à l’épave glauque du corps, considéré absurde par son vide constitué, absurde pour sa forme et ses fonctions tant arbitraires, et si peu imaginatives dans leur évolution. »

Pas de plaintes en ces pages. Pas de faux-fuyants, pas d’auto-flagellations excessives. Mais une sincérité sans failles pour tenter de cerner les contours d’une période douloureuse. Ce retour sur soi, sur ses tourments, sur ses peurs, sur ses culpabilités est exigeant et pointilleux. Il montre ce qu’il advient de celui qui, à un moment donné, se fissure au point d’en perdre sa langue, son élocution et la maîtrise de son corps.

« Tu marches
Tu regardes
Partout regarde
Des choses vues
Obstruent tu marches
Tu regardes
Lianes
Étreignant
Étouffent
Choses s’organisent pas
Pas possible de décrire
Faut dire que dans la
Vie tout dégringole dans tous les sens »

Le mot « disparition » est à prendre avec précaution. On peut simplement ne plus paraître. C’est cette possibilité, discrète et sous-jacente, qui semble prévaloir au fil des poèmes qui se succèdent dans la seconde partie du livre. L’environnement immédiat (l’appartement, la ville, la banlieue) et la remémoration de lieux plus lointains (sentiers, littoral, canal, espace minéral) peuvent aspirer l’être et le rendre invisible tout en le gardant en vie.

« C’est aux frontières et aux jointures qu’apparaissent toujours de nouveaux mondes, déroutés. »

L’exercice de la disparition pose des questions essentielles, qui ont à voir avec la complexité de la psyché humaine et l’insoupçonnée capacité de résistance qui parvient (pas toujours, hélas) à s’enclencher quand il y a risque imminent de grand basculement.

  Mathieu Brosseau : L’exercice de la disparition, dessins de Ena Lindenbaur, Le Castor Astral.

lundi 5 octobre 2020

Trencadis

Bien plus qu’une incursion dans la vie d’une artiste célèbre, Trencadis est un roman éclaté et judicieusement architecturé qui évoque la vie et l’œuvre de Niki de Saint Phalle. Parcours atypique s’il en est. On le sait surprenant, inventif, unique mais ce que l’on connaît moins ce sont les années d’avant la création. Cette lente maturation qui travaille en dedans, qui se nourrit parfois de sales coups du sort. Et ici, le jeteur de sort s’appelle André de Saint Phalle.

« On n’aime pas quand on est une fille voir son père sauter tout le monde ».

Un jour, la déflagration est brutale, son corps en lambeaux, sa tête fendillée. Elle a onze ans et son père vient de la violer. Elle mettra des années avant d’en parler tant le traumatisme est profond. Elle se mariera à dix-huit ans avec le futur écrivain Harry Matthews. Aura deux enfants. Deviendra mannequin. Mais le choc mémoriel est toujours là. Elle tentera de l’effacer en s’effaçant elle-même. Suivront dépressions, tentative de suicide, hospitalisation, séances d’électrochocs.

« Quand Harry dit Mon diplôme de Harvard en musicologie je me le mets au cul, je veux devenir écrivain, Niki applaudit des deux mains. Et quand Niki dit Rien à foutre du mannequinat ou de ce rôle au cinéma qu’on me propose, je voulais devenir actrice, je ne veux plus, Harry acquiesce. Mais quoi alors ? Eh bien ça lui dévoilant ici ce qui l’a aidée à tenir pendant ces premières semaines d’internement, (…), lui montrant, timide un peu, ces assemblages conçus dans un état second qui, elle le pressent, ne doit rien aux médicaments, ces collages dont elle a l’impression qu’ils sont devenus son unique raccord à la vie : sa cure, son salut. »

« De cela Niki ne s’en cachera jamais : J’ai commencé à peindre chez les fous. »

C’est le déclic. La sortie désordonnée et impérieuse de tout ce qui est enfoui. Une façon énergique de recoller les morceaux, de passer de la dislocation à la reconstruction. Elle part. Laisse sa famille. Abandonne ses enfants. Ne se pardonnera jamais. Tentera souvent (et peut-être même toujours) de compenser cet abandon « de la chair de sa chair » en multipliant les cadeaux, les visites inopinées, les clins d’œil affectifs, y compris dans ses réalisations artistiques à venir.

« Elle s’est installée à Paris, rue Alfred-Durant Claye, seule. Elle s’est arrachée un bras. Crevé l’œil. Coupé le nez. Harry, Laura, Philip. Elle les a laissés derrière elle : automutilation. Mais c’est son choix. L’art a pris la consistance d’une divinité à laquelle il faut faire ses offrandes, ce sont les siennes.
Depuis son arrivée dans la capitale, chaque matin la ramène à l’impasse Ronsin située à quelques pas de son appartement. »

C’est impasse Ronsin qu’elle rencontre ceux et celles qui lui ressemblent. À commencer par Jean Tinguely. Qu’elle ne quittera plus. Et qui deviendra, en 1971, son second mari. C’est là qu’elle commence à s’exprimer totalement. À expulser la violence qui l’agite et à en adoucir les angles. Il est bon que ça ondule, qu’il y ait des courbes, des rondeurs. Mais il faut d’abord que ça explose. Elle tire à la carabine sur des poches de peinture installées sur ses tableaux. Ceux-ci se mettent à saigner et à pleurer en couleurs. Elle répète ces performances. elles ont lieu en présence d’autres artistes très proches, tels Jasper Johns, Robert Rauschenberg, Martial Raysse, Daniel Spoeri, Jean Tinguely. Ces Tirs marquent le début de sa célébrité.

« Aux médias qui lui demandent de s’expliquer, elle répond : Impasse Ronsin, 26 février 1961, sept tirs : J’ai tiré sur papa, sur tous les hommes, les petits, les grands, les importants, gros, les hommes ».

La suite est plus connue. Ce seront Les Nanas, Le Golem, Le Jardin des Tarots et l’étroite collaboration avec Jean Tinguely qui aboutira à des œuvres communes. Toutes ces étapes, tous ces moments essentiels sont retracés avec précision par Caroline Deyns. Elle avance de façon chronologique en mêlant passages romanesques et entretiens fictifs avec de nombreuses personnes qui ont connu Niki de Saint Phalle. Ce peut être le forain rencontré sur un stand de tirs aux ballons, à qui elle demande de venir impasse Ronsin avec sa carabine et qui se retrouvera aux premières loges lors du tir inaugural. Ou le psychiatre qui la soigna à l’hôpital de Nice. Ou encore l’artiste plasticienne Eva Aeppli, l’ex-femme de Tinguely. Ou la boulangère de Soisy-sur-École où le couple vécut et se maria. Ces différents témoignages forment une mosaïque criante de vérité. Plusieurs voix se succèdent pour dire la femme et l’artiste. S’y ajoutent archives de l’INA et citations.

Trencadis, un mot catalan qui désigne une matière fragile, aisément cassable, mais aussi un style particulier de mosaïque réalisée à base d’éclats de céramique, est un roman d’une grande ampleur. Si Niki de Saint Phalle y circule avec tant de constance, d’agilité et de légèreté, elle le doit à Caroline Deyns, à ses recherches savamment agencées, à son empathie qui emporte, à son écriture rythmée et soutenue et à la palette d’émotions qu’elle parvient à transmettre avec fougue..

Caroline Deyns : TrencadisQuidam éditeur

 

lundi 28 septembre 2020

Pages

« 52 pages tentent d’articuler la perception immédiate d’une image avec celle d’une musique ». La démarche est ambitieuse. Philippe Jaffeux s’y attelle en s’ouvrant à de nombreuses musiques, anciennes, traditionnelles ou modernes, s’arrêtant momentanément sur un instrument, un groupe, un interprète, un compositeur. Chaque écoute suggère une partition originale où l’aspect visuel et textuel de la page revêt une importance primordiale. C’est la porte d’entrée. Celle que l’œil découvre avant lecture, juste avant de la pousser pour s’imprégner du texte. Celui-ci est tendu, mené tambour battant, en un rythme qui varie selon la musique évoquée.
 

Ainsi la Surf music :

« Une page amplifiée se noie dans des vagues de mots qui réverbèrent une dimension de la Surf music Une mer rêvée découvre l’espace d’un son intensifié par la sauvagerie d’une rythmique basique La surface d’une page s’adapte à celle d’une plage pour supporter l’adjonction musicale d’une lettre écumante »

ou James Brown :

« L’histoire de l’esclavage s’inscrit dans la mémoire d’une forme libérée par une musique noire Le premier temps d’une rythmique incandescente joue avec la politique d’un corps qui exacerbe une révolte syncopée »

ou encore le flamenco :

« Des lettres sonorisent une approche du flamenco à l’aide d’une page martelée par des coups de talons Des battements de pieds arment une vibration analphabète pour marquer le tempo d’une image convulsive Le cri d’une forme festive exprime le réveil d’une terre qui traduit la profondeur d’un bruit »

Ces extraits ne peuvent, à eux seuls, rendre compte de la teneur du livre. La mise en page de chaque texte, sa typo, ses variations de couleurs (noire et blanche), sa géométrie, son graphisme, et d’autres détails encore, s’avèrent essentiels. Des barrières tombent. La poésie devient œuvre plastique et création sonore. Ce n’est pas par hasard que ces 52 textes ont été exposés, à raison d’une page par semaine, en format affiche, durant un an dans une galerie (Les Frangines à Toulon). Toutes les pages se retrouvent, par ailleurs, réunies en couverture.

Le livre de Philippe Jaffeux vibre intensément. On le manipule fréquemment. On le tourne, le retourne. Il s’ouvre aux vents d’ailleurs et sait garder la note. Son souffle est ample. Son écriture, intuitive et d’une belle densité, fait bruisser les sons. Elle est portée par une fougue régénérante.

 Philippe Jaffeux : Pages, éditions Plaine page.

samedi 19 septembre 2020

Sophie ou la vie élastique

Un personnage littéraire peut tout à fait s’échapper d’un livre, garder sa fraîcheur initiale, voire même se régénérer, et trouver place dans un nouvel ouvrage, sous une autre plume, en s’y sentant comme chez lui. Il faut pour cela que celle ou celui qui le reçoit à sa table d’écriture respecte sa personnalité, son tempérament, sa façon d’être et de réagir. C’est ainsi que réapparaît aujourd’hui Sophie, la fillette vive créée par la Comtesse de Ségur en 1858. Quatre ans après s’être rappelée à nous grâce à Christophe Honoré et à son film Les Malheurs de Sophie, la voici qui s’offre une grande et belle incursion en poésie grâce à Ariane Dreyfus.

« Parfois un personnage vient se heurter à nous,
qui sommes déjà en morceaux.

Où poser le pied quand de grands blocs se détachent ? »

À cette question, comme à beaucoup d’autres, Sophie répond en acceptant l’obstacle, en le contournant et en poursuivant sa route. Elle entre délicatement dans le livre et se met à bouger, à rêver, à penser, à inventer. Dès lors, la narratrice n’a d’autre choix que de la suivre. Dans le parc, au bord de l’eau, dans sa chambre ou dans ses jeux et découvertes champêtres, là où les animaux tiennent autant de place que les fruits rouges (cerises, groseilles) qui l’attirent particulièrement.

« La cerise qui est là
Elle voit des fibres comme des veines
Roses dans le rouge clair

Sophie met ses ongles
Pour desserrer ce qui tient au noyau
Pendant que ça coule sur ses doigts
Doucement lui vient une idée
Qu’elle ne savait pas

Ça peut faire des yeux »

Et les yeux, justement, Sophie a l’habitude de les sonder pour y détecter tendresse, bienveillance, colère, frayeur ou stupeur. Elle consulte ceux du chien pour savoir s’il « veut bien dans ses yeux », ceux de sa poupée, qui a fondu au soleil où elle l’avait mise à bronzer, ou encore ceux, inexpressifs, du lion en pierre et ceux de l’écureuil sans vie qui ne peut plus les fermer. Tout l’intéresse tandis que tout autour la mort fait bien plus que rôder. Elle emporte ceux qui lui chers. La poupée, le cheval, l’écureuil, les bébés hérissons et, bientôt, sa mère, Madame de Réan, qui chavire dans la mer.

« Dans une vieille cape couleur de terre perdue
Sophie se laisse transporter à travers l’hiver

Plus de berceuse pour se poser sur elle
Maman est un mot qui a trop voyagé

Maintenant elle est obligée
De dire Maman à Madame Fichini »

Ces disparitions n’entament pas son goût de vivre. Sophie s’ouvre un chemin de traverse. Elle réfléchit, touche, découvre. Elle s’initie aux aléas plus ou moins cruels de l’existence et surmonte les épreuves. Elle s’invente un autre monde qui, jouxtant celui des adultes, est plus apaisant, plus volage, plus espiègle, plus sauvage. C’est lui qui nourrit sa sensibilité, ses émotions et son imagination.

« Je sais ce que j’ai vécu
et que je vivrai encore »

Ariane Dreyfus insuffle une douceur emplie d’une revigorante fraîcheur à ce portrait en mouvement. Elle reconstitue avec sensibilité et délicatesse la personnalité d’une Sophie intemporelle dont la présence attachante se glisse avec bonheur dans une écriture poétique avec laquelle elle ne peut que se sentir en harmonie.

 Ariane Dreyfus : Sophie ou la vie élastique, Le Castor Astral.