samedi 28 août 2021

Distances

Distances est publié un an après la mort de Petr Král, survenue en juin 2020. On y retrouve tout ce qui caractérise sa poésie, à commencer par ces textes conçus lors des longues marches dans la ville de Prague. Les silhouettes furtives qui la traversent requièrent son attention. Il les mémorise en un éclair, non pas dans leur réalité brute mais en y instillant ce qu’en instantané son imagination lui dicte. Être étonné par les images fictives qui ne s’inventent sous ses yeux que parce qu’il est disponible pour les recevoir est pour lui un élément essentiel. Auquel s’ajoute le mouvement qui anime tous ses poèmes.

« Le mouvement qui consiste dans le fait que les choses changent constamment, qu’elles évoluent, que le poème lui-même évolue déjà par rapport à l’idée première que l’auteur s’en faisait. », notait-il, dans un entretien accordé à Czech Radio, en novembre 2019.

Et c’est peu dire que ça bouge chez Král, qui sait être spontané quand il le faut, qui s’avère souvent surpris de découvrir qu’un autre monde existe, hors les murs de notre habituelle perception, et que c’est celui-là qu’il doit explorer.

« Quelqu’un fait le tour des fortifications son verre de là-bas
vers ici envoie des signaux lumineux
son chien prend le pouls sautillant de la journée
et attrape par la queue sa propre fin

Que faire il n’est pas besoin d’automne
pour voir chaque lieu dévasté
par le même vent du monde
Il vaut pourtant toujours mieux

Parfois certes les deux se confondent comme lorsque les laveuses des rails
dans un crépusculaire tournant sans cesser de laver
enrobent pour la nuit de poussière des mômes en chiffon »

De brèves séquences s’emboîtent dans un même poème. Elles viennent du réel et du surréel, d’un besoin de fiction ou d’un retour de mémoire. Elles sont bien moins volages qu’il n’y paraît. L’auteur est vigilant. Il sait jusqu’où aller. Sait aussi, et c’est prégnant dans le long texte intitulé Dans la fourrure, qui est presque le noyau central du livre, que son corps répond désormais moins que ses pensées et que celles-ci, peut-être guidées par les remèdes destinés à combattre les effets de la maladie, se mettent à arpenter de nouveaux territoires.

« La détente introduite par l’été dans la vie des hôpitaux
varie à son tour Le jardin intérieur de l’Ospedale de Venise surveillée dans les coins par des chats au regard d’Hitler de fantômas
et de bouddhas respire plus large que la verdure de celui de l’hôpital de Prague-Vinohrady
bien que certains vieux dans leur robe de chambre flottante
règnent ici en médecins-chefs de remplacement »

Les promenades urbaines, les soirées jazz, les cafés, les gens qui passent et les lieux qui, à Prague ou ailleurs, lui sont familiers prennent discrètement place dans les derniers textes de Petr Král.
Poète et surréaliste depuis son plus jeune âge, il est de ceux qui ne désarment pas, continuant à créer jusqu’au bout, en parallèle à ces rencontres ordinaires, d’autres situations, plus étranges et tout aussi étonnantes. C’est ce que confirme sa compagne, Wanda Heinrichová, dans le récent et excellent numéro de la revue Secousse qui rend hommage au poète.

« Jusqu’à ses ultimes semaines, Petr parvenait à trouvait çà et là quelques heures, quelques minutes, où les douleurs ne l’empêchaient pas entièrement de travailler. Bien sûr, lui, n’aurait pas appeler cela travailler. La littérature était sa véritable existence. En dépit de son esprit enjoué, servir la littérature était pour lui une chose sérieuse, à laquelle il s’était voué plus qu’à tout autre chose. »

Petr Král : Distances, éditions Obsidiane.

Photo : Wanda Heinrichová

mercredi 18 août 2021

Grünewald, le temps déchiré

Françoise Ascal est depuis longtemps fascinée par le retable d’Issenheim à Colmar. Dans L’obstination du perce-neige (carnets 2012-2017), elle évoque à plusieurs reprises l’œuvre du peintre Matthias Grünewald et se demande comment mettre des mots, des poèmes, sur ce qu’elle ressent face à l’impressionnant retable. Comment dire l’intensité, la charge dramatique et l’incroyable modernité qui en émanent. On la voit tourner autour et, finalement, s’y atteler en 2016. Le livre mettra des années à venir. Le voici désormais publié.

Pour débuter, il faut remonter à l’An 1512, à ce qu’on appelait alors le "mal des ardents" ou "feu de Saint-Antoine", une terrifiante épidémie provoquée par une intoxication due à un champignon microscopique, l’ergot de seigle, qui se trouvait dans le pain noir, celui des paysans, et qui provoquait brûlures, souffrances, hallucinations et décès.

« pain de paysan
pain noir du temps des famines
vénéneux
maudit
porteur de folie et de mort

brûle la peau
dévore les intestins
convulsions délires
pustules nécroses »

Face au désastre, les Antonins, reclus dans leur couvent à proximité de Colmar, offrent l’hospitalité aux contaminés et multiplient prières et remèdes pour tenter d’exorciser le mal. Ils doivent bien vite admettre que cela ne sert pas à grand chose. Seule la vue d’une œuvre forte pourrait peut-être venir à bout de l’épidémie. Reste à la créer. Et à dénicher l’oiseau rare, l’artiste capable de se muer en thérapeute. Ce sera Matthias Grünewald, connu pour ses crucifixions, appelé à l’aide par le précepteur de la communauté.

« Il lui commande une œuvre-choc
une œuvre dont la vue pourrait contrer le feu ravageur
embraser les corps et les consciences
calciner le mal
guérir »

C’est ainsi que voit le jour, en 1516, le retable d’Issenheim. Cinq siècles plus tard, exposé au musée d’Interlinden à Colmar, il déstabilise toujours autant et contraint ceux qui viennent y poser les yeux, à entrer dans l’univers habité de ce grand maître des pigments et à se remémorer, à son contact, des morceaux d’histoire lointaine où il est question de périodes liturgiques très connues qui vont au-delà du mysticisme et de l’art sacré.

« panneaux mobiles
plis et déplis selon le mois le jour la liturgie

théâtre narratif embrassant le cercle
de la naissance à la mort
des anges aux démons

Matthias Grünewald
étiez-vous déjà
entre tous
le grand malade
et le suprême savant

face à l’intraitable réel »

Françoise Ascal ne se contente pas d’exprimer ce que suscite en elle le face à face avec le chef-d’œuvre de Grünewald. Elle va plus loin et pénètre, en huit suites de poèmes, concis et concrets, à l’intérieur d’un monde rougeoyant et déchiré qui ressemble beaucoup au nôtre.

« la peau du monde est en sang »

Elle revient sur l’être ordinaire et solitaire que fut le peintre dont l’identité a longtemps été contestée. Elle évoque également les figures (celles de Saint-Antoine, du Christ et des autres) représentées sur le retable et la postérité de celui-ci. Nombreux sont ceux qui éprouvent le besoin de se ressourcer sur place. Après la première guerre mondiale, le peintre Otto Dix y a puisé son énergie. Et ces dernières années, Gérard Titus-Carmel a réalisé de nombreux dessins, qu’il a intitulé Suite Grünewald, dont certains, reproduits dans le livre, s’accordent parfaitement aux poèmes.

Françoise Ascal : Grünewald, le temps déchiré, dessins de Gérard Titus-Carmel, éditions L'herbe qui tremble.

jeudi 5 août 2021

Le Renvers

Avec ces onze nouvelles, ancrées dans des époques et des territoires différents, Robert Alexis s’attache à suivre les pérégrinations souvent houleuses de personnages qu’il saisit à bras le corps, à un moment crucial de leur existence, quand le besoin impérieux de renverser la table les pousse à changer de vie et à oser passer outre certains interdits. Tous ont en commun un présent qui ne leur convient plus. Ce sont des battants qui n’entendent pas économiser leur énergie, ou ménager leur monture en ayant, logée dans un coin de leur cerveau, l’idée saugrenue de faire des vieux os. Il leur faut aller de l’avant. Et se battre, y compris contre eux-mêmes, pour que s’allument des torches capables de les éclairer.

« Je n’ai pas de questions à adresser aux Dieux. Je me fiche de l’amour, de la famille, des sciences, du progrès et des lois de la cité... Je me fiche de tout ce que l’on m’a donné. Je suis sans principes, sans commandements, je ne crois rien de ce qui me semble futile ou trivial, ou essentiel, ou anodin ou principal. Chaque lettre m’est lettre à l’infini. Aucun de mes comptes ne se termine. Je n’ajoute pas les phrases aux phrases, les calculs aux calculs... Je me méfie de tout. »

Ainsi parle l’un des personnages, loup de mer au cuir tanné qui s’apprête à mener un bateau maudit, marqué par le signe, ayant déjà deux échouages à son passif, en pêche dans le fracas des eaux tempétueuses du Grand Nord. D’autres s’expriment plus posément, avec dextérité, l’un en sculptant un Christ (forcément invisible d’en bas) en haut d’une cathédrale, un autre en conduisant un camion tractant deux remorques chargées de Douglas et d’épicéas sur un pont en bois qui branle au-dessus du vide. Ces hommes sont en quête d’adrénaline et ne peuvent la trouver qu’en mettant leur corps à l’épreuve et en actionnant leur instinct de survie à l’instant T.

« Je faisais de ma vie une vie ! plus rien d’indifférent ! de quoi mordre aux chairs d’oiseaux, d’orages, de flaques à enjamber, la multitude de simples auxquels un seul regard, disposé sous l’angle du désir féroce, permet de ces trouvailles où l’esprit s’égare tout en se retrouvant. »

Robert Alexis suit les êtres qu’il met en scène sur une distance assez longue pour que le lecteur puisse pénétrer dans leur intimité, leur passé, leur personnalité et leur quotidien. Lancés sur des chemins sinueux, ils avancent, sautent ou contournent les obstacles qui se dressent devant eux sans savoir s’il iront au bout de leur quête. Ils ont choisi leur route et n’ont pas de but précis à atteindre. Mordre à la vie leur suffit. Et cela, R. Alexis, avec son écriture souple et envoûtante, passant d’une atmosphère à l’autre en affûtant son vocabulaire et en brossant des décors adéquats, le transmet parfaitement, lui qui sait quitter les protagonistes de ses nouvelles au bon moment, sans avoir recours à la fatidique chute finale, les laissant simplement poursuivre (ou pas) leurs aventures au bord de l’inconnu.

 Robert Alexis : Le Renvers, Quidam éditeur.

 

lundi 26 juillet 2021

Demain s'annonce plus calme

Il se passe des choses étranges dans ce pays imaginaire qu’Eduardo Berti se propose de nous présenter à travers « une série de dix éditions différentes d’un même quotidien ». Les nouvelles, plutôt tranchantes, ne sont jamais figées et chaque édition permet de suivre leur évolution, comme on le ferait d’un feuilleton en cours.

« Un homme qui courait nu jeudi dernier dans les rues du centre de notre capitale a déclaré aux policiers qui l’ont arrêté qu’il fait cela parce qu’il est un homme invisible et que, par conséquent, il n’a commis aucune offense. Le détenu, un récidiviste, devra subir une expertise psychiatrique. »

La littérature occupe une place de choix dans les différents articles mis en valeur dans ce journal. Le Parlement et les groupes de lecteurs qui s’organisent dans la cité n’y sont pas pour rien. Le premier vient de présenter un projet de loi au sujet « des droits et des devoirs des écrivains et des lecteurs » tandis que les seconds ruent dans les brancards en menant plusieurs actions subversives. Certains se battent pour que les lieux décrits dans les textes de leur auteur fétiche restent identiques à ce qu’ils étaient au moment où l’écrivain les a immortalisés tandis que d’autres, organisés en gang, modifient le titre des livres qu’ils empruntent dès qu’ils y découvrent un chiffre. Ils procèdent alors à une soustraction. Ainsi, un exemplaire de Blanche-neige et le nain a récemment été rapporté en bibliothèque.

« Une bombe a explosé hier matin, pulvérisant une des plus anciennes statues du grand jardin publique de notre ville. L’attaque a été revendiquée, quelques heures plus tard, par un cercle de lecteurs qui, depuis plus d’un mois, tient en haleine une grande partie de la population, après avoir décrété que notre capitale doit ressembler à la façon dont elle est peinte dans les romans de son idole. »

Plus grave encore s’avère l’épidémie qui progresse dans le pays et qui touche les personnes qui ont lu la nouvelle traduction d’un célèbre texte de Franz Kafka. Tous, après une nuit agitée, se réveillent transformés en insecte. Les autorités, perplexes, se demandent s’il n’y a pas, en l’occurrence, risque d’épidémie mondiale.

D’autres faits inquiétants se manifestent ici et là. On note qu’un supporter, qui pressentait l’imminence d’un but contre son équipe, n’a pas hésité à tirer au pistolet sur le ballon qui s’est dégonflé en pleine surface de réparation et qu’un champion de boxe a tué par inadvertance l’arbitre du match en lui assénant un coup violent à la fin du sixième round. Ce petit monde, décrit par Eduardo Berti, paraît sens dessus-dessous. Les habitants regorgent d’imagination et n’entendent pas s’en laisser compter. Pour l’instant, leur principale satisfaction se trouve dans la rubrique météo du journal. Généralement, le temps du jour est exécrable mais les prévisions pour le lendemain sont au beau fixe.

« Le service météorologique national prévoit pour aujourd’hui une pluie assez drue, des vents cycloniques en rafales assez capricieuses et une chaleur de plomb vers la fin de la journée. Demain s’annonce plus calme mais encore humide, avec un vent d’ouest à sud-ouest assez fort et des températures comprises entre 12 et 23 degrés. »

Il en est ainsi de tous les lendemains annoncés dans ce livre inventif et malicieux où Eduardo Berti, en oulipien qui adore s’imposer des contraintes pour ensuite jouer avec, nous transmet sa bonne humeur et son humour pince-sans-rire.

Eduardo Berti : Demain s’annonce plus calme, illustrations de Dorothée Billard, éditions Do

.En début d’année, Eduardo Berti a publié Un père étranger, un roman ample et dynamique, superbement construit, traduit par Jean-Marie Saint-Lu, où l’on retrouve la verve, l’humour, l’effervescence créatrice, la fibre voyageuse et l’agilité littéraire de l’écrivain argentin. À découvrir à .La Contre Allée.

samedi 17 juillet 2021

La tendre indifférence

Si une part de son être vit toujours à Alger, là où il est né, et où il retourne souvent par la pensée, Albert Bensoussan s’est inventé, très jeune, d’autres points d’ancrage pour y nouer des relations qui durent. Au début des années soixante, après avoir dû traverser la Méditerranée, il découvre Marseille, ville où le narrateur de La tendre indifférence, qui lui ressemble beaucoup, vient justement de se poser. Il y fait escale afin de se rendre au cimetière Saint-Pierre.

« Là, au-delà des palmiers qui font de l’ombre au tarmac, toute affaire cessante, un taxi me convoie au cimetière. Immensité de morts, cité cyclopéenne, océan tumulaire de cent soixante-dix-sept mille sépultures. La nécropole Saint-Pierre est une mégalopole du dernier repos. Sitôt franchie la croix qui surmonte le portail, l’ivresse me saisit, comme toujours quand je me transplante, vertige de l’ailleurs. »

Antonin Artaud est ici. Edmond Rostand aussi. Louis Noilly et Claudius Prat, les rois du vermouth, également. Mais ce ne sont pas eux qui motivent sa visite. Sa halte est intime. Il a des questions à poser, des liens à dénouer, et deux des personnes qui peuvent l’aider reposent en ces lieux. Il y a Dionys, l’ami qui fut son presque frère, volubile, enjoué, amoureux et jaloux, Dionys, mort du sida en 1989. Sur sa tombe, il se remémore leurs voyages, leurs escapades, leurs joutes verbales et se souvient que le colosse, qui avoisinait le quintal, était présent à chaque fois qu’il rencontrait une femme qui allait bouleverser sa vie. C’est le chemin (plus ou moins long) qu’il a parcouru en compagnie de ces femmes qu’il souhaite retracer, en une longue adresse à l’ami disparu.

« Trois femmes ont compté dans ma vie et malgré toi m’ont fait homme. Si je fus comblé ce fut toujours envers et contre toi. »

Il y a Mariska, la mère de Dionys, qui gît, après avoir vécue centenaire, dans la terre de l’immense cimetière où il continue de remonter le temps, faisant revivre – et réapparaître – celle qu’il a désirée, aimée et côtoyée pendant des années. Il procède de même, poursuivant son errance entre les lits de marbre, pour re-susciter la présence d’Amarie, jeune femme dont il s’éprit à Alger mais qui plus tard préféra en épouser un autre. À sa mort, ses cendres ont été jetées au vent, contrairement à celles de Gemma, sa première épouse, d’origine catalane, conservées dans une urne qu’il a pris soin de déposer au cimetière de Les Corts à Barcelone. Il l’évoque avec tendresse et pudeur sans occulter leurs douloureuses dernières heures passées ensemble.

« Lorsque tu la présentas à ta mère, Mariska sut reconnaître en elle une sœur et une complice, et elle s’en amusait. L’une et l’autre, tu le sais, aimaient séduire. Et à l’une et à l’autre, si semblables de stature, si pareilles d’âge, j’ai succombé. »

Ces trois femmes, qui ne sont plus de ce monde, habitent avec bonheur celui d’Albert Bensoussan. Le récit qu’il leur consacre n’a rien d’un livre de deuil. Pétillant de vie, il déborde de clins d’œil malicieux, se déplace d’Alger à Marseille, de Rome à Biarritz ou de Santander à La Baule et prolonge avec grâce ces moments fragiles qui adviennent quand les corps, débordant de désir, se frôlent et finissent par se toucher, par s’épouser. Ces moments restent gravés dans la mémoire d’un homme qui a su garder en lui assez de fraîcheur pour en être, quelques décennies plus tard, toujours aussi étonné.

 Albert Bensoussan : La tendre indifférence, éditions Le Réalgar.