vendredi 3 décembre 2021

Revue Café : n° 3

Voyages littéraires garantis tout au long du copieux n° 3 de la revue Café (Collecte Aléatoire de Fragments Étrangers). Les textes, rassemblés autour du thème "Naufrage", permettent de découvrir des auteurs souvent peu traduits. Le choix des rédacteurs est de grande qualité. Les poèmes et nouvelles proviennent de différents endroits du monde, beaucoup d’entre eux étant situés en bordure d’océan. Ainsi ces textes, issus de la « cantopop », la pop hongkongaise, écrits par Keith Chan, Wong Ka Kui et Albert Leung, interprétés par des groupes locaux et traduits du cantonnais par Yann Varc’h Thorel.

« Nous sillonnons les rues la nuit noire sans terminus

Mais la nuit oppressante que les étoiles déchirent
ni les feux de la ville ni les yeux ardents cristallins
ne la dissipent.
En quête de lumière nous sombrons
dans les bras de la nuit »

(Keith Chan)

« Le Ciel reste impassible, je crains que le peuple n’oublie.
La Terre reste insensible à toute vie tuée.
L’histoire va de l’avant, je me retourne sur ces trente ans :
l’ado blanchi ne demande plus rien au ciel.

Des parapluies pour faire mémoire de qui ?
Sur la place, tellement trop d’adieux.
Jugés sans preuve : qui a fait tant de martyrs ?
Que sur la place les voix ne s’éteignent ! »

(Albert Leung)

Ainsi ces poèmes, venus de l’île de Tumbatu, dans l’archipel de Zanzibar, que l’on doit à Haji Gora Haji (1933-2021), traduits du swahili par Aurélie Journo :

« L’ouragan sur la cité de Siyu un jour est arrivé
Et l’un et l’autre, tous par le cataclysme furent touchés
Il a arraché les baobabs, les palmiers a épargné
Les cœurs sont troublés.

La falaise a bondi et roulés, en éboulis de rochers
Les vaisseaux furent engloutis, les barques, toutes rescapées
Sous l’ouragan si furieux, la poussière n’a pas volé
Les cœurs se sont troublés. »

Si les éléments se déchaînent, il en va parfois de même des hommes, et c’est le cas dans la plupart des pays d’où émettent ces voix incisives qui, à chaque fois, font mouche, disant, sans détour, ce qu’elles cherchent à transmettre. Ici, c’est la rencontre familiale qui vole en éclats (l’oncle abusant de l’une de ses nièces) sous le regard perçant de Lena Kitsopoulou (née en 1971), dans une nouvelle traduite du grec par Clara Nizzoli, là ce sont les jours difficiles traversés par un couple expulsé de sa chambre à Alger racontés par le jeune écrivain algérien Salah Badis (né en 1994), traduit par Lola Maselbas.

Des escales en Catalogne, en Tchéquie, au Japon, en Iran, en Inde ou encore en Roumanie (en compagnie du poète Matéi Visniec) sont également proposées. Chaque texte est précédé d’une présentation de l’auteur par son traducteur ou sa traductrice, avec une attention particulière portée au contexte politique et social du pays évoqué. L’un des derniers poèmes de cette livraison, dû au poète soudanais Addelwahab Youssef, plus connu sous le nom de Latinos, est tragique et prémonitoire. L’auteur, traduit de l’arabe par Florian Targa, embarqué sur une embarcation partie de Zouara, en Libye, a en effet perdu la vie en Méditerranée en août 2020, à l’âge de 26 ans.

« Que tu meures en mer
là où les vagues claquent dans ta tête
et l’eau ballotte ton corps
comme un bateau percé
ou que tu meures sur une terre vide
là où un froid mordant ronge ton corps
qui fuit meurtri vers toi
Que tu meures seul
enlaçant ton ombre lavée
Demain ne sera qu’un spectre gélatineux
personne ne pourra en saisir l’essence
Tout cela ne fera aucune différence »

Bien d’autres pépites sont à découvrir dans ce numéro qui se termine par un "café allongé", lequel offre de nombreuses pistes de lecture où il est question de mer, de navigation, de naufrage mais aussi de luttes pour survivre dans des zones à haut risque où la littérature garde toujours, bon pied, bon œil, le bon cap.

Le site de la revue Café est ici.

jeudi 25 novembre 2021

L'était une fois dans l'ouest

C’est l’hiver, la neige, le bois qui manque, le loup qui appelle dans la forêt où vivent, à l’écart, isolés dans leur logis précaire, un homme et une femme dont les enfants sont partis se perdre ailleurs, sans doute dans les dunes, aux confins de la « Cité soumise à trop de radiations », là où il vaut mieux ne pas mettre les pieds.
C’est l’histoire de ce couple vieillissant que raconte Thibault de Vivies. Il la décline en une langue particulière, envoûtante même tant elle est lancinante, évoluant en phrases longues et mouvantes où s’entremêlent – en neuf chapitres, neuf jours – les voix, murmurant sentiments et émotions, des deux personnages principaux ainsi que celle, précise et discrète, du narrateur.

« Ce n’est pas sans effort que je réussis à enfiler le pardessus en laine et à faire passer les bras l’un après l’autre et le corps mal foutu qui résiste à tant de sollicitations, je sors les souliers du dimanche-jour-du-Seigneur de leur étui et peux-tu m’aider mon homme à y placer bien confortablement mes pieds boursouflés par le froid et l’âge avançant oui y’a bien longtemps que je n’avais ôté mes chaussons, es-tu sûr que ça vaille la peine qu’on sorte pour la promenade si le danger était bien réel dehors de croiser le loup ou tout autre animal de son espèce tu sais bien comme les êtres se transforment en hiver... »

L’auteur fait tenir dans ses pages – avec ces vagues de mots bien ajustés qui roulent en produisant une sorte de ressac – le quotidien de deux fourmis besogneuses qui ont à peine assez de leur journée pour mener à bien, avec la lenteur qui les caractérise, leurs occupations habituelles. Il leur faut tenir la maison, aller chercher du combustible, entretenir le feu, réparer ce qui peut l’être, vivre le présent, se souvenir des jours heureux, respirer, penser, se demander où sont les enfants, rester bienveillants l’un envers l’autre, s’inquiéter de la visite inopinée d’un homme qui leur a, tout d’abord, paru providentiel, puisque apportant du bois le jour même où le leur venait d’être volé.

« C’est à nouveau l’inconnu qui entre oui le même que ce matin avec la même bonhomie mais cette fois-ci la panoplie du parfait bûcheron et il dépose une ou deux bûches devant le poêle et il ose me sourire en s’approchant de moi et il me prend dans ses bras et mon homme à deux pas ne réagit pas, laisse faire mon homme c’est une affaire qui ne prendra pas plus d’une minute... »

Peu à peu, l’inconnu multiplie les incursions, n’a plus besoin d’entrer par la porte, traverse carrément le mur, semble venir de l’au-delà, missionné sur terre pour extraire définitivement du logis celui ou celle qui a fait son temps.

Il se passe des choses étranges dans cette contrée hostile où les capacités de résistance des plus aguerris finissent par s’épuiser. Un jour vient où le corps lâche prise, où il faut s’en démettre et préparer son paquetage pour ailleurs. Auparavant, il y aura eu du bon, ici un « jour de rab », là un « jour de tranquillité active » ou encore un « jour de pénitence ». Ce sont ces moments de grande densité, vécus par ce couple que déroule et assemble minutieusement Thibault de Vivies, et ce jusqu’à l’implacable tombée de rideau.

Thibault de Vivies : L'était une fois dans l'ouest, Publie.net

mardi 16 novembre 2021

Le tabac est ouvert

Les tercets taillés au cordeau d’Olivier Hobé se situent quelque part entre le haïku et l’aphorisme. Ils naissent à l’improviste, se montrent tour à tour tendres, absurdes et ironiques et c’est leur diversité – en plus de leur pertinence – qui donne élan et légèreté à cet ensemble où la poésie a la part belle, même si l’auteur la fait volontiers descendre – de même que les poètes – d’un piédestal sur lequel elle n’a aucune raison de se percher.

« Pour pondre un poème
il faut être
une poule. »

Il flâne, prend l’air des rues de Quimper, respire amplement, donne des vitamines à ses pensées et agite ces mots qu’il apprécie tant et avec lesquels il aime jouer en s’appropriant un peu de leur pouvoir subversif. Il convoque de grands animaux (lions, crocodiles et rhinocéros), croise Hugo Chavez en sortant d’un bar (« matin midi et soir / viva la libertad dit-il »), se demande ce que fait la voix de Britney Spears à Cuba (« A Guantanano Britney Spears / poussée à 120 décibels torture / les gardiens eux-mêmes déchantent »), s’étonne du perroquet de Flaubert, apprend à la radio que l’on vend maintenant « des Rafales de vent », s’interroge sur le mode d’emploi de la vie, se sent parfois désabusé, continue néanmoins à égrener ses textes brefs.

« Je suis l’acteur
d’une mise en scène
qui n’aura pas lieu . »

« Le tourneur de pizzas
est noir
sa Carla est succulente. »

« Un lion en cage
a plus d’un tour
dans son sac. »

« Plus on galope dans l’âge
plus les ânes courent
dans les rues. »

« Je me détache de moi-même
et ne m’attarde pas
plus longtemps. »

Olivier Hobé met à profit cet art du raccourci qu’il maîtrise parfaitement en lançant ses tercets sur la page comme il le ferait, en bordure d’océan, de galets lisses capables de se coiffer d’écume en ricochant d’une vague à l’autre.

 Olivier Hobé : Le tabac est ouvert suivi de Je n’ai pas fermé l’œil de ta nuit, éditions Pierre Mainard.

.

 

lundi 8 novembre 2021

Juste après la pluie

"Une taupe n'a jamais vu d'étoiles", Thomas Vinau

Juste après la pluie ressort en édition de poche dans la collection Points Poésie, dirigée par Alain Mabanckou. 

Pas question de changer quoique ce soit à la note de lecture que j'avais consacrée à cet ensemble lors de sa publication initiale en 2014 (Alma, éditeur) et que je republie ci-dessous pour souligner, une fois de plus, combien ces poèmes ont le don de nous revigorer.

Le quotidien est souvent morne, morose, répétitif mais ce n’est pas une raison pour se traîner de l’aube jusqu’au soir, avançant courbé, le nez plus bas que terre, en tirant derrière soi une carriole chargée de tous les aléas et inconvénients d’être né. À quoi bon se morfondre (et se juger si mal) en regardant, d’un œil torve et critique, son image déformée au fond des flaques alors qu’il suffit de lever les yeux pour deviner, à proximité, le battement d’ailes puis le chant du bruant à tête rousse, du grimpereau des bois , de la citelle torchepot ou du pipit spioncelle ? Voilà l’un des conseils (entre beaucoup d’autres) suggéré par Thomas Vinau dans ce « roman-poésie » qui tient du manuel de survie en territoire oppressant et du petit précis d’humilité désinvolte.

« Depuis longtemps je bricole. Des pièces bancales. De l’inutile indispensable. Des mots de peu. Ma poésie n’est pas grand-chose. Elle est militante du minuscule. »

On retrouve, comme toujours chez lui, de fréquentes références aux miettes, aux brindilles, à la poussière. Tout ce qui est susceptible d’être balayé d’un revers de main l’attire. Il y perçoit une analogie avec ces milliers d’instants fluides qui s’additionnent chaque jour, le plus souvent en pure perte, et dont il faudrait, tout de même, songer à capturer un ou deux spécimens de temps à autre, ne serait-ce que pour approcher (puis allumer) un peu de réalité heureuse en soi.

« D’abord apprendre
à faire ce qu’on peut
avec ce qu’on a
ensuite apprendre
à faire ce qu’on peut
avec ce qui nous manque »

Il s’agit de détecter, au jour le jour, ces frottements infimes où se croisent parfois l’ordinaire et l’essentiel. Cela éclaire l’instant. Le noter, l’écrire et donner au poème toute la simplicité requise pour espérer toucher l’autre lui est nécessaire. C’est ainsi qu’il conçoit son écriture, « entre l’instinct et le besoin » dans une sorte d’usage des jours, qu’il traverse en recherchant l’instant T., celui qui fera tilt et qu’il fera vivre de façon autonome, en y conviant, à l’occasion, l’un des animaux familiers de son bestiaire fétiche et portatif. L’éléphant ivre y trône en bonne place. Il peut même venir manger des fleurs à l’intérieur de son cœur. Parfois, c’est l’ours qui lui colle des beignes en pleine nuit. Ou le kangourou qui apparaît, franchissant des murailles, accroché à un hélicoptère.

Lucide et spontané, il cherche inlassablement à repérer puis à dire ces parcelles de vie habitées et animées qui aident à ne pas sombrer. Il le fait en douceur, avec une étonnante non-violence verbale, loin de toute béatitude.

« On ne se refait pas
c’est bête
vu tout le temps
passé
à se défaire »

Thomas Vinau : Juste après la pluie, Points Poésie.

jeudi 28 octobre 2021

Jusqu'où la ville

Lyon, ville où elle ne voulait pas habiter, est peu à peu devenu le lieu de résidence de Fabienne Swiatly. Elle a vécu un temps dans un appartement situé sur les pentes de la Croix-Rousse avant de s’installer, pendant un quart de siècle, sur une péniche amarrée sur les quais du Rhône. Elle l’a quittée pour vivre non plus sur l’eau mais à proximité, au bord de la Saône.

Elle marche dans la ville depuis longtemps tout en la redécouvrant constamment. Elle la voit bouger, changer et s’adapter, pour le meilleur ou pour le pire, et note, à chaque promenade, ce qui attire son attention. Ce sont les fragments de ses récentes déambulations qu’elle assemble dans ce livre fait de courtes proses, débutant toutes par le terme « jusque ». Chaque texte, ancré dans un décor précis, est ramassé avec en son centre des personnages en mouvement qui ne sont autres que les habitants des lieux, certains d’entre eux, les plus précaires, n’étant manifestement pas les bienvenus.

« L’on voudrait de l’international mais pas celui du tiers-monde ou des sans-papiers ».

Le regard de Fabienne Swiatly se pose souvent sur des êtres que beaucoup font semblant de ne pas voir, tels ces hommes « courbés sur leur vélo, sacs à dos chargés de victuailles », devenus porteurs de repas à domicile qui en croisent d’autres en quête d’un banc où s’allonger, un lit de fortune non séparé en deux par une barre ou, un peu plus loin, d’autres encore, glaneurs, glaneuses qui, en fin de marché, récupèrent fruits et légumes destinés au camion-benne.

« Jusque sur le parvis de la cathédrale où la lumière se libère enfin des rues étroites. Les voitures cherchent à se faire une place sur l’esplanade malgré l’interdit. Au pied de l’immense porche, des jeunes aux chiens sans laisse boivent à même la bouteille d’alcool acheté dans un hard discount. Ils rejouent la scène ancestrale des misérables attendant la générosité des fidèles attirés par la croix. »

Elle n’écrit pas pour décrire le paysage mais pour détecter ce qui bouge dedans, ce qu’il dissimule parfois, ce qu’il subit aussi quand des architectes peu inspirés le balafrent dans les grandes largeurs. La ville qu’elle donne à voir est celle d’aujourd’hui, celle de l’air enfumé, des cubes de béton qui s’empilent, des valises à roulettes qui cliquettent sur les trottoirs, des hélicoptères survolant les manifs, des joggeurs contrôlant leur rythme cardiaque, des agents de sécurité en alerte, des visages cachés sous les capuches, des caméras qui observent, des trottinettes qui filent à toute allure avec à bord un passager droit comme un i porté par l’électricité ambiante. Autant de cartes postales toniques et singulières qui montrent comment le cœur d’une ville ne peut battre sans la présence, l’apport, les vibrations de tous ses habitants, aussi différents soient-ils.

 Fabienne Swiatly : Jusqu'où la ville, éditions le clos jouve.