mardi 21 décembre 2021

Toute seule

C’est au cœur du monde rural, dans l’une de ces petites villes que certains politiques appellent désormais "les territoires", que s’immerge Clotilde Escalle dans ce nouveau roman. Elle s’attache au parcours d’une femme mal en point, Françoise, qui, passée la quarantaine, n’a plus assez de force en elle pour bifurquer, s’engager dans une autre direction, repartir de zéro. Trop de souffrances, de tristesse, de désillusions l’ont usée avant l’heure. Elle n’a rien. Personne sur qui s’appuyer.

Elle vit en couple dans une ancienne boucherie avec un retraité du rail, devenu artiste-peintre, spécialisé en scènes idylliques, qui a vingt-sept ans de plus qu’elle. L’homme, au temps de sa splendeur, la battait ou la caressait, selon l’humeur, l’incitait à poser nue quand ça le titillait, jouait les types dans le vent avec sa queue de cheval et sa décapotable. Ces derniers mois, il a sérieusement perdu de sa superbe en devenant vieux et malade en même temps. Elle le surnomme le lézard. Se venge en lui assénant des coups et en l’humiliant mais cela ne fait qu’ajouter un peu plus à l’auto-détestation qui la ronge.

« Une odeur âcre infecte la tuyauterie. Le vieux a encore pissé dans le lavabo. Il n’a qu’à ouvrir sa braguette, pas la peine de se hisser, il pose le machin sur le rebord, jette son ammoniaque là-dedans, repart à petits pas de fouine. Ensuite, il fait exprès de lui demander, en la fixant longuement dans les yeux, s’il ne s’est pas dégradé. »

Elle le déteste mais s’accroche au bonhomme, à sa pension qui tombe chaque mois, à ses tableaux qu’elle tente de vendre au supermarché du coin ou à domicile, à un couple de touristes qui s’arrête périodiquement pour regarder la vitrine, derrière laquelle trois chiens énervés bavent en montrant les crocs. Elle ne s’échappe que par la marche, qu’elle pratique assidûment.

« Elle marche, marche, pour lâcher la violence qui lui file dans la tête, les avalanches de coups sur le vieux, œil au beurre noir, bleus éparpillés, mais le nez cassé cela a été une autre affaire, qui a presque viré au drame. Elle a eu peur qu’on les lui retire, lui et sa retraite de cheminot. »

La descente du "lézard" – qui va bientôt finir à l’hôpital – est inexorable et celle de Françoise, qui ne tardera pas à vendre ce qui lui reste (son corps) pour joindre les deux bouts, l’est tout autant.

« Elle reprend corps quelques jours plus tard, un peu plus loin, accrochée plus ou moins bien à un homme qui la pelote. Elle le laisse faire, en échange d’un peu d’argent et d’une promenade dans sa petite voiture rouge. »

C’est de misère sociale dont il est ici question. Avant l’irrémédiable décrochage, il y eut une enfance puis une adolescence fracassées. Auxquelles se sont ajoutées l’emprise des hommes et la difficulté à s’en extraire. Françoise, l’anti-héroïne dont Clotilde Escalle esquisse un portrait fouillé, vif, rude et réaliste, n’abdique pas. Elle se bat, se débat (la plupart du temps contre elle-même), avec les moyens du bord mais n’y arrive tout simplement pas.
Toute seule dit le cheminement écorché, âpre et douloureux d’une femme qui essaie de garder la tête hors de l’eau tout en se battant contre ses démons intérieurs, en un lieu presque désert, dans une société où il ne fait pas bon se retrouver aux abois, quasi invisible, hormis pour les voyeurs, dans la marge de la marge.

Clotilde Escalle : Toute seule, Quidam éditeur.

 

samedi 11 décembre 2021

Les chants de Kiepja

C’est à Kiepja, chamane selk’name, décédée en octobre 1966 en Terre de Feu, que Franck Doyen rend hommage, attirant, par là même, l’attention sur les peuples Kawesqar et Selk’nam, victimes de ce qu’il faut bien appeler un génocide, qui vivaient dans l’une des contrées les plus rudes au monde, à l’extrême sud du continent sud-américain, entre le golfe de Penas et le détroit de Magellan, dans un vaste territoire où se trouvent encore quelques uns de leurs descendants. C’est de cette région inhospitalière, habitée par des chasseurs nomades qui naviguaient en canot à proximité des côtes abruptes, battues par des vents froids et humides, que s’élevait la voix de Kiepja.

« Feulements sans fin des bêtes et des esprits autour de votre couche, rôdent leurs rancunes, les pluies et les neiges. De vos lèvres striées, en mal d’os à rogner ni de racines à mâcher, s’échappent des phrases pleines, mais à la voix plus rauque, plus animale, au chant fracturé du froid qui se perd au-delà, entre les chenaux et les glaciers. »

Franck Doyen, avant d’en venir aux chants, d’en écrire plusieurs pour évoquer tout ce qui est essentiel pour ces peuples ( le chien, le vent, la nuit, le canot, la langue, la brume, la femme, le bâton, la hutte, la guérison), décrit la rudesse des paysages, la violence des éléments, la quête de nourriture, les longues chasses ou pêches, la lutte quotidienne pour survivre en milieu hostile.

« Vous poussez sur l’eau votre canot de planches et d’écorces cousues. Vous emportez avec vous des amarres en racines de copihué, une écope en peau de loutre et deux rames de cyprès. Avec vous le guanaco, le renard roux et le lapin mara, le huemul et la bernache grise, le naudou à tête noire, la loutre lisse, la baleine et le curoro, le phoque, la foulque, les mouettes et les pétrels, le chien fou. »

La langue est précise, travaillée, ciselée. Le lexique n’est pas en reste et des mots, issus du kawesqar, s’inscrivent dans les marges du texte. C’est un passage, un chemin étroit, que le poète invente au fur et à mesure de son avancée, pour aller à la rencontre de ceux dont les lointains ancêtres ont débarqué dans la zone australe du Chili il y a plus de six mille ans. C’est dire si ces chants ont des racines solides. Ils s’élèvent, traversent les paysages tourmentés, se frottent aux vents mauvais, passent de mémoire en mémoire et accompagnent longuement ceux qui les écoutent, captant les sonorités d’une langue en péril.

« je parle mal
et ma langue s’égare
dans les arbres dans les brumes
je suis l’enfant du chien
et le vent parle par ma bouche
personne ne m’écoute plus
les collines, les montagnes
ne m’écoutent plus
les arbres
le guanaco et la baleine
ne m’écoutent plus
ma langue est décousue
de ma bouche
ses morceaux s’envolent avec le condor
vers l’infini
personne n’a plus d’oreille
de nez ni de bouche
je suis seule »

Avec ses chants, offerts à celle qu’il célèbre en lui donnant la parole, Franck Doyen ne perpétue pas seulement la présence d’une voix qui portait haut l’histoire et l’imaginaire des siens. Il adresse, « par-delà l’océan », un « salut fraternel aux peuples Kawesqar et Selk’nam, toujours débout malgré l’adversité »

 Franck Doyen : Les chants de Kiepja, éditions Faï fioc

Logo : visage de Kiepja, au dos d’un vêtement créé par Thelema Serigrafia & Obrage à Tierra del Fuego


vendredi 3 décembre 2021

Revue Café : n° 3

Voyages littéraires garantis tout au long du copieux n° 3 de la revue Café (Collecte Aléatoire de Fragments Étrangers). Les textes, rassemblés autour du thème "Naufrage", permettent de découvrir des auteurs souvent peu traduits. Le choix des rédacteurs est de grande qualité. Les poèmes et nouvelles proviennent de différents endroits du monde, beaucoup d’entre eux étant situés en bordure d’océan. Ainsi ces textes, issus de la « cantopop », la pop hongkongaise, écrits par Keith Chan, Wong Ka Kui et Albert Leung, interprétés par des groupes locaux et traduits du cantonnais par Yann Varc’h Thorel.

« Nous sillonnons les rues la nuit noire sans terminus

Mais la nuit oppressante que les étoiles déchirent
ni les feux de la ville ni les yeux ardents cristallins
ne la dissipent.
En quête de lumière nous sombrons
dans les bras de la nuit »

(Keith Chan)

« Le Ciel reste impassible, je crains que le peuple n’oublie.
La Terre reste insensible à toute vie tuée.
L’histoire va de l’avant, je me retourne sur ces trente ans :
l’ado blanchi ne demande plus rien au ciel.

Des parapluies pour faire mémoire de qui ?
Sur la place, tellement trop d’adieux.
Jugés sans preuve : qui a fait tant de martyrs ?
Que sur la place les voix ne s’éteignent ! »

(Albert Leung)

Ainsi ces poèmes, venus de l’île de Tumbatu, dans l’archipel de Zanzibar, que l’on doit à Haji Gora Haji (1933-2021), traduits du swahili par Aurélie Journo :

« L’ouragan sur la cité de Siyu un jour est arrivé
Et l’un et l’autre, tous par le cataclysme furent touchés
Il a arraché les baobabs, les palmiers a épargné
Les cœurs sont troublés.

La falaise a bondi et roulés, en éboulis de rochers
Les vaisseaux furent engloutis, les barques, toutes rescapées
Sous l’ouragan si furieux, la poussière n’a pas volé
Les cœurs se sont troublés. »

Si les éléments se déchaînent, il en va parfois de même des hommes, et c’est le cas dans la plupart des pays d’où émettent ces voix incisives qui, à chaque fois, font mouche, disant, sans détour, ce qu’elles cherchent à transmettre. Ici, c’est la rencontre familiale qui vole en éclats (l’oncle abusant de l’une de ses nièces) sous le regard perçant de Lena Kitsopoulou (née en 1971), dans une nouvelle traduite du grec par Clara Nizzoli, là ce sont les jours difficiles traversés par un couple expulsé de sa chambre à Alger racontés par le jeune écrivain algérien Salah Badis (né en 1994), traduit par Lola Maselbas.

Des escales en Catalogne, en Tchéquie, au Japon, en Iran, en Inde ou encore en Roumanie (en compagnie du poète Matéi Visniec) sont également proposées. Chaque texte est précédé d’une présentation de l’auteur par son traducteur ou sa traductrice, avec une attention particulière portée au contexte politique et social du pays évoqué. L’un des derniers poèmes de cette livraison, dû au poète soudanais Addelwahab Youssef, plus connu sous le nom de Latinos, est tragique et prémonitoire. L’auteur, traduit de l’arabe par Florian Targa, embarqué sur une embarcation partie de Zouara, en Libye, a en effet perdu la vie en Méditerranée en août 2020, à l’âge de 26 ans.

« Que tu meures en mer
là où les vagues claquent dans ta tête
et l’eau ballotte ton corps
comme un bateau percé
ou que tu meures sur une terre vide
là où un froid mordant ronge ton corps
qui fuit meurtri vers toi
Que tu meures seul
enlaçant ton ombre lavée
Demain ne sera qu’un spectre gélatineux
personne ne pourra en saisir l’essence
Tout cela ne fera aucune différence »

Bien d’autres pépites sont à découvrir dans ce numéro qui se termine par un "café allongé", lequel offre de nombreuses pistes de lecture où il est question de mer, de navigation, de naufrage mais aussi de luttes pour survivre dans des zones à haut risque où la littérature garde toujours, bon pied, bon œil, le bon cap.

Le site de la revue Café est ici.

jeudi 25 novembre 2021

L'était une fois dans l'ouest

C’est l’hiver, la neige, le bois qui manque, le loup qui appelle dans la forêt où vivent, à l’écart, isolés dans leur logis précaire, un homme et une femme dont les enfants sont partis se perdre ailleurs, sans doute dans les dunes, aux confins de la « Cité soumise à trop de radiations », là où il vaut mieux ne pas mettre les pieds.
C’est l’histoire de ce couple vieillissant que raconte Thibault de Vivies. Il la décline en une langue particulière, envoûtante même tant elle est lancinante, évoluant en phrases longues et mouvantes où s’entremêlent – en neuf chapitres, neuf jours – les voix, murmurant sentiments et émotions, des deux personnages principaux ainsi que celle, précise et discrète, du narrateur.

« Ce n’est pas sans effort que je réussis à enfiler le pardessus en laine et à faire passer les bras l’un après l’autre et le corps mal foutu qui résiste à tant de sollicitations, je sors les souliers du dimanche-jour-du-Seigneur de leur étui et peux-tu m’aider mon homme à y placer bien confortablement mes pieds boursouflés par le froid et l’âge avançant oui y’a bien longtemps que je n’avais ôté mes chaussons, es-tu sûr que ça vaille la peine qu’on sorte pour la promenade si le danger était bien réel dehors de croiser le loup ou tout autre animal de son espèce tu sais bien comme les êtres se transforment en hiver... »

L’auteur fait tenir dans ses pages – avec ces vagues de mots bien ajustés qui roulent en produisant une sorte de ressac – le quotidien de deux fourmis besogneuses qui ont à peine assez de leur journée pour mener à bien, avec la lenteur qui les caractérise, leurs occupations habituelles. Il leur faut tenir la maison, aller chercher du combustible, entretenir le feu, réparer ce qui peut l’être, vivre le présent, se souvenir des jours heureux, respirer, penser, se demander où sont les enfants, rester bienveillants l’un envers l’autre, s’inquiéter de la visite inopinée d’un homme qui leur a, tout d’abord, paru providentiel, puisque apportant du bois le jour même où le leur venait d’être volé.

« C’est à nouveau l’inconnu qui entre oui le même que ce matin avec la même bonhomie mais cette fois-ci la panoplie du parfait bûcheron et il dépose une ou deux bûches devant le poêle et il ose me sourire en s’approchant de moi et il me prend dans ses bras et mon homme à deux pas ne réagit pas, laisse faire mon homme c’est une affaire qui ne prendra pas plus d’une minute... »

Peu à peu, l’inconnu multiplie les incursions, n’a plus besoin d’entrer par la porte, traverse carrément le mur, semble venir de l’au-delà, missionné sur terre pour extraire définitivement du logis celui ou celle qui a fait son temps.

Il se passe des choses étranges dans cette contrée hostile où les capacités de résistance des plus aguerris finissent par s’épuiser. Un jour vient où le corps lâche prise, où il faut s’en démettre et préparer son paquetage pour ailleurs. Auparavant, il y aura eu du bon, ici un « jour de rab », là un « jour de tranquillité active » ou encore un « jour de pénitence ». Ce sont ces moments de grande densité, vécus par ce couple que déroule et assemble minutieusement Thibault de Vivies, et ce jusqu’à l’implacable tombée de rideau.

Thibault de Vivies : L'était une fois dans l'ouest, Publie.net

mardi 16 novembre 2021

Le tabac est ouvert

Les tercets taillés au cordeau d’Olivier Hobé se situent quelque part entre le haïku et l’aphorisme. Ils naissent à l’improviste, se montrent tour à tour tendres, absurdes et ironiques et c’est leur diversité – en plus de leur pertinence – qui donne élan et légèreté à cet ensemble où la poésie a la part belle, même si l’auteur la fait volontiers descendre – de même que les poètes – d’un piédestal sur lequel elle n’a aucune raison de se percher.

« Pour pondre un poème
il faut être
une poule. »

Il flâne, prend l’air des rues de Quimper, respire amplement, donne des vitamines à ses pensées et agite ces mots qu’il apprécie tant et avec lesquels il aime jouer en s’appropriant un peu de leur pouvoir subversif. Il convoque de grands animaux (lions, crocodiles et rhinocéros), croise Hugo Chavez en sortant d’un bar (« matin midi et soir / viva la libertad dit-il »), se demande ce que fait la voix de Britney Spears à Cuba (« A Guantanano Britney Spears / poussée à 120 décibels torture / les gardiens eux-mêmes déchantent »), s’étonne du perroquet de Flaubert, apprend à la radio que l’on vend maintenant « des Rafales de vent », s’interroge sur le mode d’emploi de la vie, se sent parfois désabusé, continue néanmoins à égrener ses textes brefs.

« Je suis l’acteur
d’une mise en scène
qui n’aura pas lieu . »

« Le tourneur de pizzas
est noir
sa Carla est succulente. »

« Un lion en cage
a plus d’un tour
dans son sac. »

« Plus on galope dans l’âge
plus les ânes courent
dans les rues. »

« Je me détache de moi-même
et ne m’attarde pas
plus longtemps. »

Olivier Hobé met à profit cet art du raccourci qu’il maîtrise parfaitement en lançant ses tercets sur la page comme il le ferait, en bordure d’océan, de galets lisses capables de se coiffer d’écume en ricochant d’une vague à l’autre.

 Olivier Hobé : Le tabac est ouvert suivi de Je n’ai pas fermé l’œil de ta nuit, éditions Pierre Mainard.

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