lundi 3 octobre 2022

De plus grands déserts

La poésie de Sébastien Hoët se faufile dans les méandres du monde d’après, celui qui perdure après la catastrophe, l’explosion, l’atomisation des paysages et des lieux familiers. C’est avec ce monde-là que les survivants doivent composer. L’homme que l’on suit est l’un d’entre eux. La tâche qui lui incombe – vivre, malgré tout – est ardue. Il n’a plus ni père ni mère pour toucher le tronc du vieil arbre généalogique. Il lui faut inventer d’autres repères, errer entre les ruines, devenir aussi invisible que l’ennemi qui guette et se trouver des plages de repos afin de reconstruire cet être en lambeaux qu’il est devenu. Il sait qu’il peut, pour cela, s’en remettre à la nuit.

« La nuit je me redeviens je me reforme. Je reforme l’animal tombé avec moi dans le puits. Je le reforme passé à travers la vitre du château. Je le reforme moi quand il est passé à travers moi. Je le reforme dans le feuillage des meubles la cheminée debout l’argent des tables, je le reforme dans notre parfait couinement. »

Son cheminement est parsemé de stations. Elles sont nombreuses et il doit, pour se rendre de l’une à l’autre, mettre son corps, sa pensée, ses réflexions et ses sens sous tension. Chaque étape constitue une séquence du livre dans lequel le lecteur prend aisément place, aidé par l’écriture prenante, posée, attirante, alternant vers et prose, semblant souvent s’adapter à l’oralité, d’un poète qui l’incite à s’approcher de territoires âpres et hostiles.

« Le jour je travaille mon invisibilité. Je cours dans des jardins. Je détruis des caves à coups de pied. Mes poings enfoncent des murs. Je ne mange plus. Je ne bois plus. Des enfants ont cru me voir. Dieu a cru m’entendre. On me désire. »

Après avoir jeté, en première partie de son recueil, les bases d’un manuel de survie plutôt efficace, Sébastien Hoët poursuit sa déambulation en partant à la rencontre de nouvelles terres. Il donne à lire des lieux dévastés. On peut le suivre presque visuellement. Il emprunte La Route précédemment ouverte par Cormac Mc Carthy dans son grand livre (au titre éponyme), avec enfant et caddie avançant dans des paysages inconnus.

« Nous préparions
la suite
la Route
nous délivrait
Nous remontions des pentes les redescendions
minions des animaux gueulant au noir »

S’immerger en poésie dans un monde post-apocalyptique n’est pas fréquent C’est pourtant ce que réalise ici Sébastien Hoët, en usant d’un phrasé dynamique et percutant, en se dédoublant, en se plaçant du côté de ceux qui luttent, esseulés, dans des contrées bien moins fictives qu’il n’y paraît, contre les éléments contraires, sans jamais songer à renoncer.

Sébastien Hoët : De plus grands déserts, éditions Les Hauts-Fonds.

mardi 20 septembre 2022

Poèmes lus par la mer

Dans les poèmes de Luis Mizón, né à Valparaiso en 1942, et fils de marin, la mer n’est jamais loin. Elle est régulièrement à portée de mémoire. Le lien est solide et l’exil à Paris, en 1974, à la suite du coup d’état militaire au Chili, n’a pu que le renforcer. Quand elle n’est pas visible, sa respiration reste perceptible. Le vent l’ébouriffe, lui soutire de l’écume et du sel, propage ses humeurs jusque dans les villes et les terres.

« il y a un chemin creusé dans la brousse marine
et les vagues
participent à leur propre sacrifice

vagues isolées
danseuses
vagabondes assoiffées
léchant le vent avec joie »

Les 26 poèmes ici réunis, « lus par la mer / et relus / par les calamars et les méduses », sont dédiés à Frédéric Jacques Temple. Luis Mizón évoque, en avant-propos, leur amitié née à Collioure en 1981, sur la tombe d’Antonio Machado, qui ne prit fin qu’avec la mort, en 2020, de celui qui, presque centenaire (il était né en 1921), avait eu le temps, avant de s’éclipser, de lire ces textes, ces fragments d’escales, ces instantanés de vie traversés par un imaginaire en verve, écrits en son honneur, et « dans lesquels se mélangeaient les lieux et les horizons qu’il avait fréquentés ou rêvés ».

« je voudrais me nourrir de toutes les choses qui s’en vont
et que je touche avant qu’elles ne soient
pièges et simulations »

Suivre Luis Mizón, c’est découvrir, à ses côtés, au gré de ses voyages ouverts et habités, des morceaux de territoires où les sons, les images, les apparitions, les ombres mouvantes, les scènes brèves, les métaphores se mêlent pour décrire et percevoir les dessous du réel, les à-côtés du monde. Ce peut être sur un marché d’Amérique du Sud ou sur une plage déserte, dans de grands espaces céréaliers ou sur le pont d’un bateau, ou encore sur une colline où s’est installé un cirque et où des chiens aboient « au passage d’un camion chargé de clowns ».

« je cherche ma place dans le silence
comme le ciel a trouvé la sienne
dans un puits »

Ces Poèmes lus par la mer, écrits en espagnol, ont été traduits par l’auteur. Ils sont présentés en version bilingue, accompagnés par les gouaches en mouvement d’Alain Clément qui fut, lui aussi, un ami de Frédéric Jacques Temple.

Luis Mizón : Poèmes lus par la mer, gouaches de Alain Clément, éditions Aencrages & Co.

 

samedi 10 septembre 2022

Vol en V

En dix suites de poèmes, Étienne Faure invite le lecteur à bouger avec lui, à l’accompagner dans ses flâneries, à ne rien perdre de ce qui retient son attention. Le regard, constamment sollicité, ne se contente pas d’effleurer les choses, les détails, les anomalies ou les lumières changeantes du jour ou de la nuit, il active également la sensibilité du poète qui fait en sorte que l’instant présent n’occulte pas l’histoire des lieux qu’il traverse, dont beaucoup lui sont familiers.

« Je dors dans un quartier raflé en Quarante-deux,
les voix dans les cours intérieures n’ont cessé
de retentir d’appels aux dieux ou à rien
du tout, rien que néant tragique, laïc,
aucun sens, nul trajet renouvelé dans la cage
d’escalier, c’est par les toits que la rumeur enfla »

Le passé le tire fréquemment par la manche, notamment lors de ses promenades dans le nord-est parisien, en lui conseillant de délaisser, un temps, gouttières, chats, boutiques et vitrines pour s’accorder un pas de côté afin d’aller dire bonjour à ceux qui passent d’interminables jours de repos dans les cimetières.

« Un jour de ventôse et de grêle on alla
au cimetière Picpus saluer les charniers
endormis sous l’herbe où rêvaient sans têtes
les Auguste, les Charlotte, les Adrien domestiques,
aubergistes, dentellières, ex-nobles, crieurs guillotinés
amenés dans de fructueuses charrettes tout droit du Trône
renversé
pour séjourner en vrac au fond d’une fosse »

Les rues qu’il arpente, et qui gardent en elles les silhouettes de Léon-Paul Fargue et d’Yves Martin, et où s’imprime peut-être toujours, passagèrement, celle de Jacques Réda, ces rues qu’il sillonne par tous les temps, il lui arrive de les abandonner temporairement pour s’octroyer de plus lointaines pérégrinations. On peut alors le retrouver en randonnée dans les alpages ou à l’ombre dans l’hémisphère Sud, ou près d’une fontaine en Espagne, ou installé à bord d’un avion qui relève son nez juste avant l’atterrissage. Où qu’il se trouve, sa vigilance reste de mise et sa sensibilité en émoi. Partout les mots s’assemblent pour prendre la mesure de l’endroit et pour le rendre visuellement vivant en s’attachant à ceux qui y séjournent.

« Avec un sac à dos de pénitent,
un philosophe allemand dans la poche,
ils partaient tôt le matin en silence
gravir les monts, tutoyer les edelweiss,
pour redescendre au soir éblouis, pleins
de condescendance à l’endroit des plaines,
parfois s’arrêtant pour se rafraîchir
dans la pénombre d’un lieu de culte »

On le voit qui avance à son rythme. Il n’aime pas les accélérations brutales. Préfère rester calme, posé, attentif. De l’oiseau, auquel il adresse un clin d’œil dès le titre, il apprécie le vol, la légèreté, le chant. Migrateurs ou sédentaires, ou présents dans l’un de ces musées qu’il aime visiter, beaucoup d’entre eux apparaissent dans ces pages.

« Dès que les jours décroissent les oies bernaches
sorties d’un tableau de Johannes Larsen
quittent le sol vers leurs quartiers d’hiver, plein sud,
est-ce que c’est gris, est-ce qu’il fait nuit, sous huitaine
leur cœur aura délaissé l’hémisphère blanc,
survolant les lacs vite, c’est du sang, le temps
s’écoule, durcit à l’air libre, aucune issue
hors l’envol pour contrer le froid, imiter la fuite
par mille coups d’ailes »

Chez Étienne Faure, le titre du poème, souvent écrit d’un seul tenant, en une respiration souple, jamais haletante, n’apparaît, en italiques, qu’à la fin de celui-ci. Ses invitations à flâner (il y en a ici plus de cent) font mouche. Impossible de le laisser partir à l’aventure, le nez au vent et la pensée en alerte, sans l’accompagner.

Étienne  Faure : Vol en V, éditions Gallimard.

jeudi 1 septembre 2022

Traité d'onanirisme à usage de celles qui ont perdu la mémoire

Arpenteur de chemins non balisés, Jehan Van Langhenhoven a pris l'habitude de s'aventurer, de livre en livre, dans des périples revigorants où se promènent les ombres flottantes de la poésie, du surréalisme, de la révolution, de l'érotisme (et de bien d'autres choses encore) en s'octroyant de temps en temps une halte au rendez-vous des amis, dont la plupart ne sont plus. Il y avait là, il n'y a pas si longtemps, les éditeurs Eric Losfeld et Guy Chambelland, le poète Yves Martin, le cinéaste Jean Rollin, le revuiste et poète Jimmy Gladiator, avec lequel il créa Le Melog (1975-1978) puis La Crécelle noire (1979-1981).

Van Langhenhoven a commencé à publier en 1974. On lui doit de nombreux titres, jamais très épais mais toujours percutants, ainsi : Milan, minuit d'amour (Bordas, 1985), Le Bar du dernier glamour (Bordas, 1992), Du chant de l'équipage (Raphaël de Surtis, 2001), Histoire naturelle de l'ennui (Raphaël de Surtis, 2017) et, plus récemment, Rivolvita ! (L'Harmattan, 2021).

Son Traité d'onanirisme à usage de celles qui ont perdu la mémoire vient de paraître et l'occasion de le retrouver (plein d'énergie, comme toujours) est trop belle pour ne pas la saisir. Il suffit de prendre le train à destination de Milan et de se promener dans les voitures pour le repérer. Il est assis en face d'une jeune femme qu'il regarde discrètement et pour laquelle il tresse, bercé par le roulis des rails, une histoire passée et présente. Elle fut amoureuse au dortoir, sensible, sensuelle au milieu de ses compagnes d'internat et en elle les désirs couvent et doivent être assouvis, ce qui ne peut qu'émouvoir le voyageur solitaire qui n'est présent à bord que pour écrire ce livre dans lequel l'onanirisme opérera « une parfaite connexion de la main et du songe ».

« Paris s'éloigne, le train accélère ouaté, silencieux avant que de brusquement se mettre à hurler, m'inviter alors à vite pénétrer le vif du sujet... Une ample crinière blonde disposée en chignon, un regard distant offert à la fenêtre, des mains longues aux ongles vernis d'un fort beau carmin négligemment posées sur les accoudoirs et, ponctuées de hauts escarpins de velours noir, des jambes en passe de se croiser... »

Les voyageurs se laissent porter par le tempo ambiant. Certains regardent aux fenêtres. D'autres rêvent d'attouchements en huis-clos. Parmi eux, « incurable voyeur », un homme aux aguets, « œil rivé à la serrure du verbe », écrit, sur un cahier d'écolier, d'une main légère et habile, un récit dense, habité et voluptueux qui ne se dénouera qu'à Milan. Où celle qui ne pouvait que se prénommer Emma fera bientôt une mauvaise rencontre, Thanatos, ombre noire, sortant comme souvent des ténèbres avec ses outils bien affûtés.

Jehan Van Langhenhoven : Traité d'onanirisme à usage de celles qui ont perdu la mémoire, éditions Douro.

jeudi 25 août 2022

La bouée

La bouée est un ensemble de nouvelles reliées entre elles grâce à un fil rouge tenu par la narratrice qui introduit chaque histoire par un texte liminaire où sont brièvement présentés les personnages auxquels elle va s’attacher. À eux ensuite d’entrer en action, de vivre leur vie, ou tout au moins un moment de celle-ci. Il y a là un déménageur qui s’est mis à courir et qui ne peut plus s’arrêter, une adolescente qui voit son père sombrer dans l’alcool lors d’un repas en tête-à-tête perturbé par l’arrivée d’un intrus mal intentionné, une mère qui déstabilise sa fille en feignant d’être devenue amnésique, un fils mal à l’aise devant un père à la réputation sulfureuse, une jeune couturière rejetée parce qu’elle ne sait pas dire si elle est blanche ou noire... Tous ces êtres font face à un événement particulier qui les révèlent à eux-mêmes. Certains passent l’obstacle sans problème, d’autres le contournent, d’autres encore se prennent la réalité en pleine figure et n’optent que pour la pire des options. Le hasard est capricieux et peut parfois décontenancer les moins aguerris.

« J’aime le hasard. Il ne me pose pas de questions. Il n’a pas de certitude, il ne se perd pas en logorrhée pour m’expliquer la vie. Je l’aime, parce que je peux faire appel à lui à toute heure de la journée. Le hasard est toujours disponible. »

Ces rendez-vous impromptus dont Natacha Andriamirado se fait ici l’écho, en une écriture souple et dynamique, s’attachent à la réaction des êtres face à l’imprévu et à la façon dont ils appréhendent des situations anodines ou extraordinaires. Voir des chardonnerets de la taille d’un homme se jeter du haut d’un réverbère sur la voie ferrée n’est pas fréquent. Ne pas s’en formaliser demande un certain aplomb. Quelques uns des protagonistes de La bouée n’en manquent pas quand d’autres, dépassés par les événements, perdent pied.

Les personnages en situation présents dans cette étrange galerie (où l’onirisme côtoie parfois le fantastique) ont quelques points communs : tous s’exposent au regard, au parti-pris et aux certitudes des autres. Se cachent çà et là des pièges psychologiques qui peuvent s’avérer redoutables.

Natacha Andriamirado : La bouée, Quidam éditeur.