samedi 22 octobre 2022

Parler de films avec Jésus

L’épure, la poésie à l’os, la recherche de la substantifique moelle, ce n’est pas fait pour lui. David Kirby a besoin d’espace pour s’exprimer. Il lui faut dérouler sa pensée, vivre chaque séquence, chaque poème, en y mettant tout son être, sa mémoire, son humour, ses idées, ses rêves, ses goûts, ses réflexions, sa passion pour le rock, le blues, le cinéma.

À chaque fois, où qu’il se trouve, et ce peut être en discussion avec Little Richard (à qui il a consacré un livre), à une soirée littéraire à Washington, dans un salon du livre à Dublin avec le poète Gérald Stern, en Italie avec sa compagne Barbara ou au Jardin du Luxembourg à Paris (avec Jésus en personne ou presque), il y est pleinement, totalement présent, et il entend donner belle consistance à ces épisodes en notant ce qu’il vit, qui il rencontre, quelle est la teneur de ses échanges réels ou fictifs.

« Parfois des interviewers veulent savoir avec quels
morts j’aimerais me retrouver à table pour dîner,
mais ma réponse à cette question est : aucun.
Je veux dire, je ne verrais pas d’inconvénients à suivre Dante ici et là
pour voir à qui il parle et où il fait ses achats et quel est

son emploi du temps lorsqu’il écrit, mais peut-on envisager
d’avoir une conversation avec Dante ?
D’accord, il a écrit le plus beau poème du monde,
mais sa vision du monde serait totalement différente de la mienne,
et de plus on dit qu’il avait très mauvais caractère. »

Une situation particulière lui en évoque inévitablement une autre, ou un film, ou une lecture, qu’il s’empresse de mentionner et d’étayer. Sa pensée, volage et dynamique, l’oblige à sauter d’un sujet l’autre sans crier gare, la plupart du temps à cause d’une simple association d’idées. C’est ainsi qu’il avance, de fil en aiguille, sur le mode de la conversation, se retrouvant embarqué sur des chemins qu’il n’avait sans doute pas eu l’intention d’emprunter au départ et qu’il découvre en poursuivant l’écriture de son poème.

« "Cette blonde m’a embrassée", dit Barbara, et je dis "La coquine !"
mais je ne précise pas qu’elle m’a embrassé aussi, et m’a dit ensuite qu’elle et son amie
allaient ôter leurs vêtements et sauter
dans la piscine, est-ce que je voulais me joindre à elles, à quoi j’ai répondu Ouais, pour sûr,
mais Barbara est dans la pièce à côté, elle-même embrassée ou sur le point de l’être,

et j’ai déjà assez de problèmes : nous sommes à une fête organisée à la fin
du National Book Festival, et alors que personne ne m’a dit
de ne pas m’exprimer contre la guerre en Irak, il est difficile de faire comme
si rien ne se passait vu que les hélicoptères font vroum vroum
au-dessus de la tente des poètes »

Il n’est pas facile de rendre compte des circonvolutions que génèrent les poèmes narratifs de David Kirby. En extraire quelques fragments ne suffit pas. Il faut entrer dedans, les lire sur la longueur, les suivre (souvent sur trois ou quatre pages) pour les voir se déployer. Tous, mobiles et circonstanciés, bifurquent en changeant inopinément de cap sans que l’auteur ne perde le fil de son propos. Espiègle, pétillant de malice, curieux de tout, très érudit tout en sachant rester discret, cet adepte de la pirouette, de l’esprit d’escalier et de la digression parvient toujours à reprendre la main et à boucler la boucle en retombant impeccablement sur ses pieds.

Il ne se contente pas de parler de films avec ce Jésus qu’il s’invente lors d’une promenade au Luxembourg ("mon Jésus serait un poète, comme Joseph Brodsky qui s’asseyait dans ce même jardin"). Il multiplie les rencontres. Apprécie l’échange. Remet certains morts en scène. Revoit Otis Redding survolant pour la dernière fois les eaux glacées d’un lac dans le Wisconsin. Discute de l’immortalité avec Walt Whitman. Saute de train en train avec les vagabonds du rail. Fume un joint avec Gérald Stern dans la résidence de l’ambassadeur du Canada en Irlande. Ou s’imagine en train de prendre un improbable bain de minuit avec Pat Nixon.

« Maintenant j’ai l’âge qui est le vôtre sur le portrait, et je peux voir
combien cela a été dur pour vous, combien cela aurait été différent
si vous aviez fait un autre mariage, avec un homme bon. »

Né en 1944 à Baton Rouge, en Louisiane, David Kirby a publié une vingtaine de livres de poésie. Parler de films avec Jésus est son deuxième disponible en langue française, traduit, tout comme le précédent, Haha (Actes Sud, 2018) par Christian Garcin.

David Kirby : Parler de films avec Jésus, traduit de l’anglais (États-Unis) par Christian Garcin, éditions Le Réalgar.

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Cet ouvrage est l’un des trois premiers titres de la collection Amériques des éditions Le Réalgar.
Les deux autres sont dus à Robert Bly (La nuit où Abraham appela les étoiles, traduit par Christian Garcin) et à Gary Snyder (L’Arrière-pays, traduit par Brice Matthieussent).

mercredi 12 octobre 2022

Second jardin (drugi vrt)

Ces dernières années, la poésie de Lou Raoul s’est déplacée vers l’Est, et plus particulièrement vers la Croatie, pays qu’elle a découvert lors d’une résidence d’écriture en fin 2013. Ce séjour lui a permis de s’imprégner de certains lieux, de se frotter à une autre culture, à une autre langue, d’appréhender une histoire tourmentée et de se saisir des divers éléments de ce collectage particulier pour les rassembler dans Otok, (ïle en Croate), journal fragmenté, rédigé à la troisième personne du singulier, publié en 2017 aux éditions Isabelle Sauvage.

Second jardin s’inscrit dans la même veine. Apparaît ici aussi un personnage central. Qui ne s’appelle plus Kim (comme dans le livre précédent) mais Beris. Celle-ci n’est d’abord qu’une présence fragile dont l’enfance, dévoilée par bribes, passée derrière le rideau de fer, est marquée par le deuil, la mort du frère aîné, et par l’irruption, en pleine grisaille, de figures emblématiques : Khrouchtchev (coiffé d’une toque fourrée) ou Nadia Comaneci, vue en noir et blanc à la télé. C’est dans ce monde rude et cadenassé que Beris a vécu ses premières années.

Quand on la rencontre, alors que le rideau de fer est tombé et que la guerre dans les Balkans a fini par s’arrêter, elle est en mouvement, elle marche sur les petites routes qui serpentent jusqu’aux hameaux ou bien elle se laisse portée, en regardant défiler le paysage, assise dans le compartiment d’un train. Ses déplacements s’inscrivent dans un conditionnel qu’accentue l’emploi de la conjonction « si ». On la sent cependant sûre de ses repères, arpentant une contrée qu’elle connaît, se rappelant ici telle maison aux volets jaunes, là tel jardin potager, là-bas telle femme vêtue de noir.

Là où Beris va, la joie de vivre, si elle a un jour existé, n’est vraiment pas de mise. Les habitants subsistent chichement. Ils ne sont guère loquaces. La guerre est restée gravée dans les corps, les têtes, les mémoires. Les noms de ses chefs ornent quelques bâtiments publics quand ceux des victimes anonymes ne sont présents que dans l’intimité des familles.

« dans l’eau de la Drave, des personnes déjà mortes
leurs corps précipités un jour de 1991 dans les eaux
si au même moment
une femme est debout sur un pont
si c’est l’épouse d’une de ces personnes disparues
assassinées, précipitées
elle est debout sur le pont d’Osijek surplombant la rivière
et vers l’eau de la Drave pose des roses rouges dans l’air
si elle n’a aucun autre endroit pour se recueillir c’est ici
à chaque date anniversaire »

Il y a chez Lou Raoul, dans ce livre comme dans les précédents, un fil narratif qui repose sur des scènes ordinaires, qui vont à l’essentiel et qui se déroulent avec lenteur dans des paysages de campagne. L’ellipse et la suggestion y jouent leur rôle. Elle sait qu’il n’est pas besoin de tout dire. Le personnage féminin qu’elle a choisi possède un corps, une histoire, une mémoire, une identité. C’est elle qu’il convient de suivre, de page en page, en respectant les étapes d’un cheminement non linéaire, effectué la plupart du temps en extérieur, porté par une écriture dense, travaillée, en perpétuel mouvement. Dans la dernière partie du recueil, Beris prend la parole. Elle s’exprime au présent, en une série de poèmes brefs et incisifs, et dit qui elle est.

« je suis Beris Timber dans un corps de femme à peu près
avec des griffures aux bras et aux jambes
je ne dors pas sur le matelas taché et poussiéreux
dans la chambre qui est mienne et verte
quelqu’un me prépare ailleurs un lit clair
avec le soleil les murs deviennent jaune chaud à midi
quand un coq chante un autre lui répond
aucun coq agressif ne me saute sur la nuque
aucune chauve-souris ne s’agrippe à mes cheveux »

 Lou Raoul : Second jardin (drugi vrt), Éditions Isabelle Sauvage.

lundi 3 octobre 2022

De plus grands déserts

La poésie de Sébastien Hoët se faufile dans les méandres du monde d’après, celui qui perdure après la catastrophe, l’explosion, l’atomisation des paysages et des lieux familiers. C’est avec ce monde-là que les survivants doivent composer. L’homme que l’on suit est l’un d’entre eux. La tâche qui lui incombe – vivre, malgré tout – est ardue. Il n’a plus ni père ni mère pour toucher le tronc du vieil arbre généalogique. Il lui faut inventer d’autres repères, errer entre les ruines, devenir aussi invisible que l’ennemi qui guette et se trouver des plages de repos afin de reconstruire cet être en lambeaux qu’il est devenu. Il sait qu’il peut, pour cela, s’en remettre à la nuit.

« La nuit je me redeviens je me reforme. Je reforme l’animal tombé avec moi dans le puits. Je le reforme passé à travers la vitre du château. Je le reforme moi quand il est passé à travers moi. Je le reforme dans le feuillage des meubles la cheminée debout l’argent des tables, je le reforme dans notre parfait couinement. »

Son cheminement est parsemé de stations. Elles sont nombreuses et il doit, pour se rendre de l’une à l’autre, mettre son corps, sa pensée, ses réflexions et ses sens sous tension. Chaque étape constitue une séquence du livre dans lequel le lecteur prend aisément place, aidé par l’écriture prenante, posée, attirante, alternant vers et prose, semblant souvent s’adapter à l’oralité, d’un poète qui l’incite à s’approcher de territoires âpres et hostiles.

« Le jour je travaille mon invisibilité. Je cours dans des jardins. Je détruis des caves à coups de pied. Mes poings enfoncent des murs. Je ne mange plus. Je ne bois plus. Des enfants ont cru me voir. Dieu a cru m’entendre. On me désire. »

Après avoir jeté, en première partie de son recueil, les bases d’un manuel de survie plutôt efficace, Sébastien Hoët poursuit sa déambulation en partant à la rencontre de nouvelles terres. Il donne à lire des lieux dévastés. On peut le suivre presque visuellement. Il emprunte La Route précédemment ouverte par Cormac Mc Carthy dans son grand livre (au titre éponyme), avec enfant et caddie avançant dans des paysages inconnus.

« Nous préparions
la suite
la Route
nous délivrait
Nous remontions des pentes les redescendions
minions des animaux gueulant au noir »

S’immerger en poésie dans un monde post-apocalyptique n’est pas fréquent C’est pourtant ce que réalise ici Sébastien Hoët, en usant d’un phrasé dynamique et percutant, en se dédoublant, en se plaçant du côté de ceux qui luttent, esseulés, dans des contrées bien moins fictives qu’il n’y paraît, contre les éléments contraires, sans jamais songer à renoncer.

Sébastien Hoët : De plus grands déserts, éditions Les Hauts-Fonds.

mardi 20 septembre 2022

Poèmes lus par la mer

Dans les poèmes de Luis Mizón, né à Valparaiso en 1942, et fils de marin, la mer n’est jamais loin. Elle est régulièrement à portée de mémoire. Le lien est solide et l’exil à Paris, en 1974, à la suite du coup d’état militaire au Chili, n’a pu que le renforcer. Quand elle n’est pas visible, sa respiration reste perceptible. Le vent l’ébouriffe, lui soutire de l’écume et du sel, propage ses humeurs jusque dans les villes et les terres.

« il y a un chemin creusé dans la brousse marine
et les vagues
participent à leur propre sacrifice

vagues isolées
danseuses
vagabondes assoiffées
léchant le vent avec joie »

Les 26 poèmes ici réunis, « lus par la mer / et relus / par les calamars et les méduses », sont dédiés à Frédéric Jacques Temple. Luis Mizón évoque, en avant-propos, leur amitié née à Collioure en 1981, sur la tombe d’Antonio Machado, qui ne prit fin qu’avec la mort, en 2020, de celui qui, presque centenaire (il était né en 1921), avait eu le temps, avant de s’éclipser, de lire ces textes, ces fragments d’escales, ces instantanés de vie traversés par un imaginaire en verve, écrits en son honneur, et « dans lesquels se mélangeaient les lieux et les horizons qu’il avait fréquentés ou rêvés ».

« je voudrais me nourrir de toutes les choses qui s’en vont
et que je touche avant qu’elles ne soient
pièges et simulations »

Suivre Luis Mizón, c’est découvrir, à ses côtés, au gré de ses voyages ouverts et habités, des morceaux de territoires où les sons, les images, les apparitions, les ombres mouvantes, les scènes brèves, les métaphores se mêlent pour décrire et percevoir les dessous du réel, les à-côtés du monde. Ce peut être sur un marché d’Amérique du Sud ou sur une plage déserte, dans de grands espaces céréaliers ou sur le pont d’un bateau, ou encore sur une colline où s’est installé un cirque et où des chiens aboient « au passage d’un camion chargé de clowns ».

« je cherche ma place dans le silence
comme le ciel a trouvé la sienne
dans un puits »

Ces Poèmes lus par la mer, écrits en espagnol, ont été traduits par l’auteur. Ils sont présentés en version bilingue, accompagnés par les gouaches en mouvement d’Alain Clément qui fut, lui aussi, un ami de Frédéric Jacques Temple.

Luis Mizón : Poèmes lus par la mer, gouaches de Alain Clément, éditions Aencrages & Co.

 

samedi 10 septembre 2022

Vol en V

En dix suites de poèmes, Étienne Faure invite le lecteur à bouger avec lui, à l’accompagner dans ses flâneries, à ne rien perdre de ce qui retient son attention. Le regard, constamment sollicité, ne se contente pas d’effleurer les choses, les détails, les anomalies ou les lumières changeantes du jour ou de la nuit, il active également la sensibilité du poète qui fait en sorte que l’instant présent n’occulte pas l’histoire des lieux qu’il traverse, dont beaucoup lui sont familiers.

« Je dors dans un quartier raflé en Quarante-deux,
les voix dans les cours intérieures n’ont cessé
de retentir d’appels aux dieux ou à rien
du tout, rien que néant tragique, laïc,
aucun sens, nul trajet renouvelé dans la cage
d’escalier, c’est par les toits que la rumeur enfla »

Le passé le tire fréquemment par la manche, notamment lors de ses promenades dans le nord-est parisien, en lui conseillant de délaisser, un temps, gouttières, chats, boutiques et vitrines pour s’accorder un pas de côté afin d’aller dire bonjour à ceux qui passent d’interminables jours de repos dans les cimetières.

« Un jour de ventôse et de grêle on alla
au cimetière Picpus saluer les charniers
endormis sous l’herbe où rêvaient sans têtes
les Auguste, les Charlotte, les Adrien domestiques,
aubergistes, dentellières, ex-nobles, crieurs guillotinés
amenés dans de fructueuses charrettes tout droit du Trône
renversé
pour séjourner en vrac au fond d’une fosse »

Les rues qu’il arpente, et qui gardent en elles les silhouettes de Léon-Paul Fargue et d’Yves Martin, et où s’imprime peut-être toujours, passagèrement, celle de Jacques Réda, ces rues qu’il sillonne par tous les temps, il lui arrive de les abandonner temporairement pour s’octroyer de plus lointaines pérégrinations. On peut alors le retrouver en randonnée dans les alpages ou à l’ombre dans l’hémisphère Sud, ou près d’une fontaine en Espagne, ou installé à bord d’un avion qui relève son nez juste avant l’atterrissage. Où qu’il se trouve, sa vigilance reste de mise et sa sensibilité en émoi. Partout les mots s’assemblent pour prendre la mesure de l’endroit et pour le rendre visuellement vivant en s’attachant à ceux qui y séjournent.

« Avec un sac à dos de pénitent,
un philosophe allemand dans la poche,
ils partaient tôt le matin en silence
gravir les monts, tutoyer les edelweiss,
pour redescendre au soir éblouis, pleins
de condescendance à l’endroit des plaines,
parfois s’arrêtant pour se rafraîchir
dans la pénombre d’un lieu de culte »

On le voit qui avance à son rythme. Il n’aime pas les accélérations brutales. Préfère rester calme, posé, attentif. De l’oiseau, auquel il adresse un clin d’œil dès le titre, il apprécie le vol, la légèreté, le chant. Migrateurs ou sédentaires, ou présents dans l’un de ces musées qu’il aime visiter, beaucoup d’entre eux apparaissent dans ces pages.

« Dès que les jours décroissent les oies bernaches
sorties d’un tableau de Johannes Larsen
quittent le sol vers leurs quartiers d’hiver, plein sud,
est-ce que c’est gris, est-ce qu’il fait nuit, sous huitaine
leur cœur aura délaissé l’hémisphère blanc,
survolant les lacs vite, c’est du sang, le temps
s’écoule, durcit à l’air libre, aucune issue
hors l’envol pour contrer le froid, imiter la fuite
par mille coups d’ailes »

Chez Étienne Faure, le titre du poème, souvent écrit d’un seul tenant, en une respiration souple, jamais haletante, n’apparaît, en italiques, qu’à la fin de celui-ci. Ses invitations à flâner (il y en a ici plus de cent) font mouche. Impossible de le laisser partir à l’aventure, le nez au vent et la pensée en alerte, sans l’accompagner.

Étienne  Faure : Vol en V, éditions Gallimard.